lundi 28 juin 2010

Au pays déraciné. (De la Turquie chez Yves Lacoste - 'Géopolitique de la Méditerranée')

Pour parler de la Turquie, si l’on s’en tient à la lecture de Lacoste, mieux vaut commencer par ce qu’elle n’est pas, ou plus. Concernant Istanbul, dont il dit que le nom proviendrait d’une dérivation d’Islam-bul (la ville de l’Islam ?), il s’étonne qu’elle synthétise plusieurs incohérences : première agglomération turque (12 millions pour un total de 73 millions d’habitants), elle n’est pas capitale. Comme il le rappelle, Ankara l’a remplacée il y a quatre-vingts ans. Mais Istanbul - Constantinople - Byzance cumule seize siècles en tant que capitale d’empire. La période ottomane aurait-elle échoué à effacer l’héritage chrétien d’Istanbul [Voir Une Poignée de Noix Fraîches (ici et )] ? En lui préférant Ankara l’anatolienne, le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal a envoyé un signe, le rejet d’une ville trop méditerranéenne, trop proche de l’autre littoral de la mer Egée. Ainsi, la plus grande ville de l’un des plus grands pays musulmans du monde ne répond pas à sa définition de ville de l’islam.
Dans cette Turquie fondée par Mustapha Kemal sur des bases strictement laïques, alors que la population est à une écrasante majorité musulmane, le pouvoir central se méfie d’Istanbul. Contrairement aux sultans qui ont conservé Sainte Sophie en la transformant - elle a servi de modèle pour de nombreuses mosquées de l’époque ottomane - Atatürk décide d’y interdire tout culte. Officiellement, la Turquie offre la Mosquée bleue à l’humanité. Mais quel sens revêt cette expression ? Dans les faits, la mosquée n’accueille plus la prière du vendredi. Mustapha Kemal désaffecte les lieux en 1934 parce qu’il estime que les musulmans d’Istanbul appartiennent au passé, voire qu’ils encombrent la mosquée : quel autre sens pourrait avoir cette décision à une époque où le tourisme de masse est encore balbutiant ? Le kémalisme se définit comme un modernisme intransigeant, qui s’attaque à la langue, aux coutumes, aux modes vestimentaires, etc. Encore aujourd’hui, le bâtiment représente un excellent paradigme de la Turquie. Fragilisée par les secousses sismiques, attaquée par le temps, la pollution urbaine et les intempéries, usée par les visiteurs, la Mosquée bleue (Sainte Sophie) pose des problèmes ardus de restauration : faut-il privilégier l’architecture générale ou les décorations de détails, le fond chrétien ou des formes musulmanes, l’esprit des premiers siècles ou les aménagements ottomans (source) ?
Si l’on suit Yves Lacoste, en Turquie, rien n’est vraiment turc ni vraiment grec. Les Turcs seldjoukides venus d’Asie subissant au XIIIème siècle les assauts mongols se sont scindés en émirats indépendants. L’un d’entre eux fondé par Osman [1] s’installe d’abord sur le littoral oriental de la mer de Marmara, puis - grâce à des alliances militaires ou matrimoniales avec les Byzantins - opte pour Andrinople comme capitale (en 1361). Byzance lui succède un peu moins d’un siècle plus tard (1453). Preuve que les transitions s’effectuent sans grande rupture, « un certain nombre de Grecs, seulement s’enfuient, mais la majorité d’entre eux ne quittent pas la ville et resteront nombreux dans le célèbre quartier du Phanar. » (Sur la question des Phanariotes, voir aussi Une Poignée de Noix Fraîches). Sans tourner autour du pot, Yves Lacoste explique que « [l’]étroitesse des relations entre Grecs et Ottomans explique dans une grande mesure la solidité du nouvel empire que l’organisation tribale n’aurait pas pu assurer durablement, comme le prouve le cas des empires maghrébins et arabes. » [Géopolitique de la Méditerranée / P.272]
Les Ottomans ne mettent pas par terre la structure byzantine ; ils la restaurent. L’armée même symbolise cet opportunisme, avec le corps des Janissaires [2] composés d’esclaves entraînés militairement, à l’imitation des Mamelouks. Les recrues proviennent d’achats et de rapts d’enfants chrétiens convertis à l’islam. Bien qu’ils soient théoriquement maintenus à l’écart du pouvoir, les Janissaires participent triomphalement aux guerres menées par les sultans dans les Balkans (jusqu’à Vienne en 1683), au Proche et au Moyen - Orient, dans la péninsule arabique, et au sud de la mer Méditerranée. Le sultan obtient ainsi le titre de calife : le chef suprême des musulmans doit sa gloire à une armée en partie constituée de soldats (ex-)chrétiens. Yves Lacoste associe le déclin de l’empire Ottoman avec l’embourgeoisement de Janissaires qui ont progressivement perdu leurs valeurs guerrières et ignoré les apports de l’artillerie et des armes à feux…
Par la suite, Yves Lacoste succombe à son pêché mignon : la digression. Il suffit de garder en mémoire la montée des nationalités en Europe centrale et orientale au XIXème siècle et le recul de l’Empire ottoman pour comprendre la Turquie actuelle. L’histoire des Balkans ou du GAP sortent du sujet. En revanche, il expédie celle des Grecs, pourtant essentielle. L’auteur en convient d’une certaine façon. « Plus grave pour l’Empire ottoman fut la révolte des Grecs et l’appuie que leur apportèrent les puissances européennes. Les intellectuels d’Europe occidentale viennent de redécouvrir à propos de la Révolution française l’importance du modèle que constituait l’antique démocratie athénienne. Les Grecs découvrent qu’ils ont le soutien des Anglais, des Français et de leurs flottes, mais aussi celui des Russes qui viennent par le nord des Balkans. » [Op. déjà cité / P.276] De la suite, il ressort que les Grecs se soulèvent contre Istanbul, que la répression est terrible (massacres de Chios) ; les Européens rétorquent par une coalition navale qui disperse la flotte turco-égyptienne (bataille de Navarin). Mais qu’est-ce qu’être Grec en 1827 ? Le géopoliticien prend soin d’énumérer quelques régions séditieuses. Il n’y a pas grand enseignement à en tirer : le Péloponnèse fut dans l’Antiquité en guerre avec Athènes. Quant aux ports de la mer Noire, ils se répartissent aujourd’hui entre l’Ukraine (Odessa), la Russie (Sébastopol) et la Turquie (Trébizonde). Le prochain ‘papier’ de Geographedumonde traitera justement de la Grèce.
Sans les chrétiens (Yves Lacoste rappelle à juste titre les massacres d’Arméniens en 1894 et 1896, vingt ans avant le / L'Arménie, sur les ruines de l'empire Ottoman), l’Empire s’affaisse. Comment passe-t-on en revanche de l’Empire ottoman à la Turquie moderne ? L’Allemagne pourvoit au basculement. « En 1898 l’empereur du Reich, Guillaume II, vint à Istanbul où il se proclama l’ami des musulmans des Balkans. » [P.278] Le chantier de construction de la ligne Berlin - Vienne - Istanbul - Bagdad s’étend sur une décennie, entre 1902 et 1912 (Bagdad Bahn). Des officiers du Reich participent de leur côté à la modernisation de l’armée ottomane. Plus généralement, les Allemands vivant à Istanbul tissent des liens étroits avec les Jeunes Turcs qui imposent une Constitution en 1908. Ainsi, la Turquie contemporaine naît de la Première guerre mondiale (voir La Négligence du facteur 'terrain'), et des massacres qui en résultent : l’armée turque n’est pas seule en cause, comme l’illustre en mai 1919, l’armée grecque dans la région de Smyrne. La première épuration ethnique du XXème siècle s’effectue de part et d’autre de la mer Egée : 500.000 musulmans partent des Balkans et 1.500.000 chrétiens quittent l’Asie mineure. Le 29 octobre 1923 est proclamée la République de Turquie. Mustapha Kemal devient président.
La République de Turquie, ni grecque, ni purement turque, est portée sur les fonts baptismaux par un homme qui rejette aussi les Arabes déclarés vendus aux Occidentaux pendant la Première guerre mondiale, et les Kurdes accusés de sédition. Laïc, il signe une alliance avec le pays incarnation de l’athéisme, l’URSS [3]. Mustapha Kemal raye d’un trait de plume le califat, supprime les tribunaux religieux et l’alphabet arabe, efface de la Constitution le passage selon lequel l’Islam est religion d’Etat [Illogisme incohérent contre cohérence schizophrène]. Les héritiers d’Atatürk choisissent il est vrai de faire rentrer la Turquie dans l’OTAN. A partir de 1991 et plus encore après 2001 (offensives américaines en Afghanistan et en Irak), ils associent leur pays à un Occident considéré en terre d’Islam comme ennemi des musulmans.
De la conclusion d’Yves Lacoste (L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : avantages et risques géopolitiques), je ne retiens pas grand chose. Il s’agit d’abord d’une fausse question puisque la balle est dans le camp des Européens. Or ceux-ci se prononceraient en majorité contre l’entrée de la Turquie, si l’on s’en tient aux sondages. Des questions épineuses surnagent évidemment : le poids diplomatique d’Athènes, la diaspora arménienne et la question du génocide, le non - règlement de la question chypriote. Plutôt que de mettre en lumière les failles originelles de la République turque, le pays déraciné et voir dans les élections récentes, le souhait de la population de les dépasser [4], Yves Lacoste se rallie à la thèse dominante, à la ligne géopoliticienne conforme, celle du cancer islamiste qui sape de l’intérieur la Turquie. Une autre question me vient par conséquent, en remplacement de celle d’Yves Lacoste : les citoyens turcs auront-ils l’occasion de se réconcilier avec leur passé méditerranéen et chrétien ? On comprendra qu’elle me semble plus déterminante dans l’avenir.


PS./ Geographedumonde sur la Turquie : Illogisme incohérent contre cohérence schizophrène ;
Sur le bassin méditerranéen vu par Yves Lacoste : 80 millions d'Egyptiens.

[1] Osman donne son nom par translation à l’Empire Ottoman.
[2] yeni çeri signifie nouvelle troupe. L’histoire des Janissaires commence dans le premier tiers du XIVème siècle (1334). Ils donnent à l’armée Ottomane une supériorité tactique pendant plusieurs décennies.
[3] « En 1921 il [Mustapha Kemal] avait passé un accord avec l’Union Soviétique, qui lui fournit de l’or et des armes, car celle-ci ne voulait pas que les Anglais et les Français gardent le contrôle des Détroits, ce qui leur permettait d’aller porter secours aux Russes blancs du général Wrangel qui, en Crimée, résistaient aux bolcheviks . » [P.281 / Op. déjà cité].
[4] « Le leader de l’AKP, Erdogan, ancien footballeur professionnel, devenu maire très populaire d’Istanbul dans les années 1990, a gagné les élections législatives de 2002 avec 35 % des suffrages, ce qui lui a donné la majorité absolue au Parlement. Il est devenu Premier ministre en 2003. » [P.294 / Op. déjà cité].


Incrustation / Carte de la Turquie - Lexilogos

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