lundi 28 juin 2010

80 millions d’Egyptiens. (De l’Egypte, d’après Yves Lacoste dans ‘Géopolitique de la Méditerranée’)

On estime que la population de l'Egypte s'élevait à 4 millions d'habitants à la fin du XVIIIème siècle, au moment de l'expédition de Bonaparte. En 2008, ce chiffre est passé à 80 millions. En deux siècles, avec le même coefficient démultiplicateur (x 20), il y aurait environ 600 millions de Français : il y avait entre 28 et 30 millions d'habitants en France à l'époque du Directoire. Dans son chapitre consacré à l'Egypte (Géopolitique de la Méditerranée), Yves Lacoste accorde une importance secondaire à ce trait démographique marquant. Il se contente de l'approche classique, qui met en relation les 80 millions d'Egyptiens avec l'exiguïté du territoire utile, moins de 5 % de la superficie totale [carte]. La population se concentre en effet dans la moyenne et la basse vallée du Nil. Parmi les quelques régions du monde concernées par cette question, l'Egypte rentre à ce titre dans la catégorie rare des pays souffrant d'une surpopulation que rien ne semble contrecarrer. Il apparaît que la maîtrise de la vallée au plan agricole a toujours correspondu avec un embrigadement des habitants.
L'expression de carrefour entre Maghreb et Proche – Orient vient à l'esprit lorsque l'on parcourt la Géopolitique au chapitre de l'Egypte. Il faut prendre ce terme au sens de lieu de rencontre des envahisseurs. La ville de Misr est fondée (641) en avant du delta par les Arabes musulmans, qui ne se méfient sans doute d'Alexandrie trop exposée aux raids byzantins. Les tribus berbères venant de l'ouest bâtissent à cinq kilomètres un camp retranché d'Al-Qahira (le Dominateur) en 969. S'ensuivent deux siècles de prospérité – le Caire dépasse probablement 100.000 habitants – grâce au commerce avec le Maghreb. Les dynasties fatimides connaissent toutefois une phase de déclin précipitée par l'arrivée des Croisés en Terre Sainte. Saladin fossoyeur des royaumes chrétiens s'impose peu avant en Egypte, à la fin du XIIème siècle (1171). Il donne le pouvoir aux esclaves d'origine turque ou caucasienne enrôlés dans son armée : les Mamelouks. Cette caste monopolise plusieurs siècles durant l'administration civile et militaire tout en épargnant à l'Egypte les invasions mongoles. Le Caire profite de l'affaissement économique du Maroc et de la destruction de Bagdad. La grande peste de 1348 amène cependant un deuxième déclin qui se manifeste par la défaite des Mamelouks devant les Janissaires de l'armée ottomane en 1517. Le Caire – 250.000 habitants – perd son statut de capitale, et se transforme en ville provinciale.
Yves Lacoste ne résiste pas, ensuite, à la tentation de donner un sens élargi à l'expédition Bonaparte en 1798. Les motifs de cette dernière sont connus, mais je ne cache pas que la volonté des Directeurs, à la fois imprégnés d'idéologie révolutionnaire et soulagés d'éloigner un général encombrant, me semblent écraser les autres. A l'inverse, la prospective géostratégique ne me convainc guère. Paris aurait préparé cette expédition par rapport à l'affaiblissement de l'Empire ottoman, à l'expansion russe et enfin à la route terrestre des Indes, ralliant Koweit et le golfe Persique à partir d'Haïfa. A peu près à la même période, les Français ne parviennent pas à soulever les Irlandais et échouent dramatiquement lors de l'expédition de Saint-Domingue. Une chose ne soulève pas la discussion, en revanche : la présence française en Egypte initie une militarisation (1798 – 1802) quasi ininterrompue de la vie politique égyptienne jusqu'à nos jours. Mehemet Ali à la tête d'Albanais débarque parmi les troupes dépêchées par Londres en Egypte, qui précipitent la reddition française. Il exécute les chefs Mamelouks et devient wali en 1805 pour quatre décennies (l'un de ses fils lui succède quelques mois avant sa mort en 1849).
On regrette de ne pas trouver dans la Géopolitique de comparaison plus poussée entre l'Egyptien d'origine albanaise et le Français d'origine corse : il y a des ressemblances dans leur rapport avec leur époque (cynisme religieux), dans leur volonté d'imposer un pouvoir sans partage, d'aller chercher vers la Syrie une expansion pour les habitants de la vallée du Nil. Je trouve encore plus troublante cette façon chez Bonaparte comme chez Méhémet Ali de mettre au pas la société civile, en rationalisant l'activité économique au profit d'un Etat fort, d'une armée puissante... Le fellah devient soldat à vie, soumis à une discipline de fer. Pour aménager les canaux et construire des barrages, on recourt au travail forcé : jusqu'à 400.000 travailleurs, selon Lacoste (?).
Plusieurs Français arpentent les allées du pouvoir, en particulier un officier (Joseph Sève – Soliman Pacha), et un ingénieur (Jumel) initiateur de la culture du coton dans la basse – vallée. L'Egypte dispose dès lors des leviers pour rentrer de plein pied dans la Révolution industrielle ; bien avant d'autres pays européens, elle dispose des moyens pour rattraper l'Europe. Or, il n'en a rien été. Méhémet Ali veut conquérir le monde : expédition dans le Hedjaz (1812 – 1819) ou en haute – Egypte, guerre en Grèce (la Crète échoit à l'Egypte malgré la défaite ottomane), ou en Syrie envahie puis abandonnée (1831 – 1840). Ces rêves de puissance se heurtent à l'hostilité des puissances européennes. Elles ne débouchent sur rien. L'économie de guerre spolie les producteurs et ne renforce qu'en apparence l'Etat. La fécondité explosive constitue également une réponse à un Etat qui confisque aux parents leurs enfants.
L'ouverture du canal de Suez en 1869, au départ combattu par Londres bénéficie bientôt... aux Britanniques. L'Egypte s'est endettée pendant la guerre de Sécession. Le khédive n'a finalement pas d'autre choix que de vendre en 1875 ses actions de la Compagnie universelle du canal de Suez. A Paris, on discute querelle dynastique. Le Royaume Uni en profite pour contrôler étroitement le pays. Malgré la grande révolte de 1882 menée par Arabi Pacha, officier nationaliste, musulman radical, hostile aux Coptes et aux Juifs, un consul général dirige de fait l'Egypte dans l'ombre du khédive : Lord Cromer occupe ce poste de 1883 à 1907, artisan du premier barrage d'Assouan (1902). Plus l'Egypte se modernise et plus les élites s'ouvrent à l'Occident, plus le reste de la population paraît en décalage, souffrant de pauvreté. Le parti nationaliste Wafd réclamant l'application des principes wilsoniens, avec à sa tête l'avocat Saad Zaghloul obtient l'indépendance en 1922. Londres qui veut garder la main monte alors le mouvement naissant des Frères musulmans contre le Wafd ; diviser pour régner : voilà en place les deux clans qui se déchirent depuis pour le contrôle du pays, l'un laïc et militaire l'autre réclamant le retour aux sources de l'Islam et la défense des plus faibles.
La suite est connue : les émeutes de janvier 1952 précédent le renversement de la monarchie par les Officiers libres le 23 juillet. Nasser écarte ses rivaux (1954 – 1970), lance la construction du grand barrage d'Assouan [voir Une Poignée de Noix Fraîches], nationalise le Canal et pousse encore davantage dans la radicalité les Frères musulmans désormais soutenus par Riyad. La guerre des Six Jours signe son retrait politique. Sadate qui lui succède rompt avec l'Est. Après la guerre du Kippour, ce dernier se rapproche d'Israël (accords de Camp David en septembre 1978) tout en refusant d'accueillir les réfugiés palestiniens. L'Egypte au ban des nations arabes survit grâce à l'aide américaine. Les Frères musulmans parviennent à assassiner Sadate en septembre 1981.
Son successeur Moubarak n'a rien modifié des équilibres fragiles précédents : pouvoir militaire brutal et corrompu au bilan économique médiocre, nationalisme obtus qui désespère les élites occidentalisées (voir l'Immeuble Yacoubian porté depuis à l'écran) et met en porte-à-faux les minorités coptes, problème récurrent d'un islamisme qui séduit les millions de déclassés qui ne profitent guère du tourisme. L'assistanat financé par l'Occident n'a résolu ni les problèmes géopolitiques (Israël et les Palestiniens), ni les problèmes intérieurs (en particulier démographiques). L'image de l'Occident n'en ressort même pas améliorée. La fin prochaine de l'octogénaire Moubarak et la possible remise en cause de l'aide financière américaine assombrissent encore l'horizon... Yves Lacoste se borne à constater la popularité tenace des Frères musulmans. Pour les pays de la région, et en tête pour Israël, l'Egypte et ses 80 millions d'habitants représentent une menace tangible.




PS./ Geographedumonde sur le bassin méditerranéen vu par Yves Lacoste : Israël, tourne-toi.

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