Qu’est-ce qui explique l’hostilité vis-à-vis des chrétiens en Turquie ? Plutôt que de se cantonner à une interprétation basée sur les faits récents – comme les discussions byzantines sur les clauses d’entrée du pays dans l’Union européenne – ne faut-il pas en revenir aux principes fondateurs de cette jeune nation ? Pour cela, nous allons nous mettre dans les pas de Mustapha Kemal à travers le travail universitaire de Romain Tursi, son zélé biographe : « S'il existe des hommes pour endosser le destin de leur nation, les relever, et les accompagner dans leurs plus profondes mutations, Mustapha Kemal Atatürk est de ces Hommes. » Par cette première phrase, l’auteur donne le ton. Dans le reste de l’introduction, il use de qualificatifs sans ambiguïtés : colossal, victorieux, génie militaire, l'héroïsme de sa résistance, extraordinaire habileté, pugnacité politique. L’intérêt de cette monographie se dissimule évidemment derrière ces quelques obstacles hagiographiques ; il est posé par la question du devenir actuel de la Turquie : « L'oeuvre de Mustapha Kemal résisterait-elle aux forces d'un repli vers la civilisation islamique, conséquence prévisible d'un rejet définitif par l'Europe ? »
Le génie militaire naît en 1881 dans la ville de Thessalonique, qui s’appelait encore Salonique, dans la partie balkanique de l’empire Ottoman. Romain Tursi précise ensuite les étapes d’une carrière militaire rapide, qui font accéder le grand homme au grade de général, et l’amènent à commander une partie de l’armée ottomane dans la péninsule de Gallipoli en 1915. Mustapha Kemal cumule par conséquent les contradictions, ce qu’omet de souligner l’auteur : sa région originelle européenne et non asiatique (Napoléon venait bien de Corse), et sa carrière militaire ottomane, alors qu’il enterre ensuite l’empire mourant. Au cours de la guerre qui seule lui donne l’opportunité personnelle de forger un destin national – sans cette guerre, l’empire Ottoman n’aurait-il pas survécu ? – l’ennemi est occidental : l’occidentalisation sert pourtant de fil directeur pour fonder la Turquie moderne…
Mustapha Kemal le résistant combat ensuite les armées grecques à Smyrne, les acculant bientôt à la mer Egée. Se considérant comme le sauveur de la nation, il cherche au même moment à exploiter politiquement ses succès militaires, et fustige la mollesse du gouvernement d’Istanbul. Refusant le compromis, il se fait élire à Ankara par une Grande Assemblée Nationale Turque, en avril 1920, loin d’Istanbul qui le boude : son ressentiment préfigure-t-il le changement postérieur de capitale ? Mustapha Kemal n’accepte pas les conclusions du traité de Sèvres (août 1920), mais les Franco – Anglais responsables de l’effondrement de l’empire se montrent aussi prompts à le laisser agir à sa guise qu’ils s’étaient empressés de combattre l’ennemi ottoman quelques années plus tôt. C’est un blanc-seing redoutable. Dans ces conditions, le général trace lui-même les frontières de la Turquie, rejette la Grèce hors d’Asie mineure, et raye de la carte l’Arménie.
« Le 29 octobre 1923, Mustapha Kemal proclame la République Turque, en est élu Président par l'Assemblée Nationale, et entreprend de réformer en profondeur une société encore marquée par des siècles de domination Ottomane. » [Romain Tursi] La thèse se précise. Avant s’étendait l’ombre de l’archaïsme, et après s’ouvre la modernité. Recensons les mesures, pour prendre la mesure de ce que l’auteur appelle occidentalisation, le rattrapage des nations civilisées : suppression du califat, expulsion des Osmanli, abrogation du droit religieux (le Mecelle) au profit du Code Civil suisse, unification de l’enseignement (fermetures des écoles coraniques), adoption de l’alphabet latin et réforme linguistique, création de l’Institut National d’Histoire (« Il fallait scientifiquement réécrire l'Histoire du peuple turc pour forger le sentiment de fierté nationale et rompre définitivement avec l'absence de mémoire collective turque, conséquence de la domination ottomane. »)
Finalement, la révolution kémaliste prend l’allure d’un combat contre l’Islam, sans variable positive (pour quelque chose / à l'exception notable du droit des femmes), l’homme nouveau recherché coupant radicalement avec son passé. La laïcisation ressemble fort à une construction doublement schizophrène : outre la rupture avec la tradition musulmane, qu’est-ce qu’une occidentalisation sans reconnaissance, même implicite, du christianisme ? Qu’est-ce que la Turquie sans son passé chrétien oriental ? Romain Tursi confirme bien que le kémalisme relève plus du nivellement révolutionnaire que du réformisme transformateur : « Le matérialisme sera désormais de mise conformément aux valeurs de l'occident. » Des points de comparaison apparaissent ici avec Lénine, son contemporain (Atatürk décède le 10 novembre 1938).
En conclusion, il me semble que la situation des chrétiens turcs ramène au moins autant à l’histoire du pays de Mustapha Kemal qu’à la question de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Dans l’article du Monde daté du 20 avril, Sophie Shihab détaille l’obsession du complot chez certains Turcs, la peur des conversions forcées, et finalement l’idée que le christianisme constitue un dangereux produit d’importation, qui fissurerait l’unité nationale. A tort, bien sûr.
Mais si l’on critique la Turquie au nom de la défense des chrétiens, garde-t-on à l’esprit que leur situation s’est surtout dégradée non récemment, mais après l’effondrement de l’empire Ottoman (celle-là même recherchée en 1914 par les Franco – Anglais) [voir ici le statuts des chrétiens en communautés appelées millets] ? En critiquant l’héritage kémaliste – par exemple le poids jugé excessif de l’armée dans les institutions – ne doit-on pas en même temps mettre en lumière ce qu’a de profondément occidentale la laïcisation, et son corollaire actuel, l’angoisse face à un retour du religieux ? Et ne fait-on pas le lit de l'islamisme en sapant l'édifice idéologique kémaliste ? Lutter contre l’islamisme en même temps que contre le christianisme ne semble finalement incompatible qu’en dehors de Turquie, pour un Occidental : illogisme incohérent (en Europe) contre cohérence schizophrène (en Turquie).
PS. : Dernier papier sur la Turquie : Le barbare avait de l'humour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire