mercredi 30 juin 2010

Laitier une fois… (De la crise laitière de l’automne 2009)

Commençons l'histoire par son commencement. Une vache produit du lait après avoir mis bas son veau. La lactation, période durant laquelle elle le nourrit - ou peut théoriquement le faire - dure environ trois cents jours. Cette période fluctue en fonction de la race bovine. Le succès de la Frisonne Française Pie Noire (FFPN) baptisée Holstein ou Prim'Holstein, tient aux performances reconnues de cette race.
Les ingénieurs agronomes ont depuis longtemps sélectionné les individus les plus prolifiques, quitte à appauvrir le patrimoine génétique des cheptels concernés [source]. Un éleveur laitier – spécialisation relativement récente à l’échelle de l’histoire humaine – a choisi de ne produire que du lait, rien que du lait. Aussi se débarrasse-t-il des veaux, généralement dans les quelques jours qui suivent leur mise au monde. Un autre éleveur spécialisé les achète, qui se charge de son côté d’engraisser les jeunes animaux avant de les envoyer à l’abattoir dans l'année qui suit leur naissance.
Dans la majorité des cas, les veaux séparés de leur génitrice et nourris au lait en poudre sur-crémé restent cinq à six mois en stabulation. Si le veau ne quitte pas l’exploitation, il passe à une alimentation qui combine le lait et l'herbe. Le broutard (Salers élevé en Belgique) abattu à l'âge d'un an donne une viande au rose plus soutenu, destinée à une clientèle amatrice, en Italie par exemple. Pour répondre en revanche aux critères « élevé sous la mère », l’éleveur doit laisser à la mère son veau. La viande du jeune animal reste blanche tant qu’il ne va pas brouter dans le pré. Seule une minorité d’éleveurs optent pour cette solution, soit parce qu’elle entraîne une prise de poids plus lente (argument économique), soit parce que les races bovines concernées sont réputées moins dociles.
Le secteur industriel, qui pérennise (pasteurisation) ou transforme le lait cru acquiert le lait à un prix jugé en 2009 trop bas. Les éleveurs ayant choisi de vendre leur lait tel quel évitent des désagréments touchant au stockage, à l’hygiène ou au conditionnement. C’est une tranquillité toute relative, car dans le cas d'individus profilés comme la Holstein, une vache ne peut rester une journée sans qu’on la traie. Le paysan libre retombe littéralement en esclavage, éternellement privé de week-ends et de vacances. Un cliché de pies gonflées un jour de concours agricole renseigne le néophyte [cliché]. Evidemment, il ne faut pas non plus surestimer la notion de choix. L’éleveur laitier ayant investi dans une salle de traite ne peut se reconvertir sans frais dans la viande, si tant est qu’il en ait les compétences. En voilà une qui peut fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre... [Une Poignée de Noix Fraîches].
La crise du lait illustre en réalité les limites de la spécialisation économique. Les manifestations les plus spectaculaires d’éleveurs laitiers au cours de ce mois de septembre 2009 donnent la fâcheuse impression que les problèmes sont simples, et qu’en pendant haut et court un directeur d’hypermarché une fois de temps en temps, les éleveurs vivraient mieux. Devant les caméras, des tracteurs répandent des centaines de litres de lait sur des près salés situés à quelques centaines de mètres du Mont-Saint-Michel [Le Monde]. Il y a là un soin méticuleux à choisir un décor propre à toucher au cœur le téléspectateur. Avec une mise en scène équivalente, d’autres éleveurs remplissent une sorte de piscine à Bruxelles, le noir des bâches en plastique contrastant avec la blancheur lactée.
Il n’y a cependant rien de nouveau. Dans le domaine du lait, la spécialisation associée à la division du travail aboutit à une maximisation des gains les bonnes années, et à une maximisation des pertes le reste du temps. Pour un économiste, les prix très élevés du lait en 2007 et 2008 ont à ce titre envoyé un signal aux éleveurs. Les syndicalistes agricoles les plus bornés n'ont pas hésité à marteler le message, répétant à qui voulait entendre que nous risquions une pénurie de lait. Quelques mois plus tard survient une surproduction. En fait l’éleveur laitier intensif devrait ne rien ignorer de ce à quoi il échappe, positivement ou négativement : la transformation d’une matière première brute.
Il faut certes rendre justice aux agriculteurs sur deux points. A Paris puis à Bruxelles, les aides publiques ont continûment poussé à ne prendre en compte que le nombre d’hectolitres envoyés chaque semaine à la laiterie. Dans un premier temps, les subsides ont récompensé les éleveurs capables de pousser le plus loin l’intensivité, d'abord en remplaçant l’herbe par des produits de substitution. Au temps de la surproduction, les quotas laitiers ont visé au contraire à réduire la production. Les sommes dépensées dans des politiques de régulation n’ont produit qu’un effet mitigé. Qu’on en juge par les sommets atteints en 2007 – 2008 et les abysses de l’automne 2009. Dans un contexte géo – économique concurrentiel, les primes et les quotas n’ont pu empêcher une réorganisation de la filière agro-industrielle, les éleveurs les plus modestes ne pouvant remporter la course aux armements.
Mais les raisons d’excuser les producteurs de lait ne se limitent pas à cela. L’exigence grandissante en terme de sécurité alimentaire a rendu complexe la vente directe de lait, de l’éleveur au consommateur. L'hygiénisme ne présente pas seulement des inconvénients. Dans le cas de la viande, il serait psychologiquement difficile pour un gros éleveur de tuer lui-même ou de faire tuer dans sa ferme des dizaines de vaches laitières réformées, c'est-à-dire trop vieilles pour continuer à produire du lait en quantités suffisantes. Certains citadins amateurs de lait disent regretter la vente à la ferme. Ils ne savent même pas à quoi ressemble l’odeur de lait tourné, tellement ils sont habitués au lait longue conservation.
En règle générale, on recommande à celui qui juge insuffisant le prix de vente de sa matière première non transformée – quel agriculteur ne se plaint-il pas des prix ? –, de valoriser son produit. Comment un éleveur laitier peut-il valoriser, en dehors de l’exemple des veaux déjà brièvement présenté ? Pour simplifier, il faut qu’il stocke son lait, soit sous la forme de fromages, soit sous la forme de produits laitiers. De fait, la récupération du petit-lait (autrement appelé lactosérum), la cuisson et / ou la réfrigération nécessitent des compétences et du matériel. Mais une simple recherche sur Internet ouvre des portes virtuelles.
En Brie (77), la ferme du Petit-Rémy fabrique des yaourts artisanaux, à la crème de marron – vanille, commercialisés sur place. Le site donne toutefois l’adresse de quatre points extérieurs à la ferme. Dans une autre ferme, en Alsace, on fabrique des glaces artisanales, avec des parfums locaux comme la quetsche : mais le prix du litre de glace est le triple de celui d’une glace de grande surface. Il parait en outre difficile de passer commande en Bretagne. Ailleurs, en Auvergne, un Gaec présente une gamme de fromages et de beurre (2,5 € pour 250 grammes) fermiers.
Les exemples ne manquent donc pas d’agriculteurs qui font preuve d’imagination. Cela étant, ils prennent des risques, car ils immobilisent un capital et se rendent directement dépendants du bon vouloir de leurs clients. Ils privilégient la qualité sur la quantité. J’ignore si cette situation est plus confortable que celle de l’éleveur laitier attendant son camion-citerne pour vider sa cuve. Mais je sais qui fait le plus de bruit, dans le plus grand respect - du haut de mon clavier - du travail harassant fournis par les uns et les autres...
Les journaux préfèrent raconter une autre histoire, celle du petit poucet et de l’ogre : Laitier une fois… Les élus de l'ouest reprennent bruyamment les principaux passages de l'histoire, les manigances de la grande distribution, les industriels manipulateurs. Tous répercutent l'ode à la nécessaire - et vertueuse - régulation publique des marchés.

PS / Geographedumonde sur les questions agricoles : Cochon qui rit !

Tartuffe d’Agen. (D’une création de ‘zone 30 km/heure’, et de ses implications)

Après des mois de réflexion, la mairie d'Agen a instauré une zone dite 30 km/h dans le centre de la ville. Les deux mois d'été ont été nécessaires pour fixer les limites extérieures, repeindre les affichages au sol, installer les nouveaux panneaux et dos d'âne... « Compte tenu de ce qu'est la ville d'Agen, un centre-ville très dense et des rues très étroites, etc. Pour qu'on s'y sente bien, il faut que les voitures roulent doucement. Et donc on s'est raccroché à une réglementation nationale qui est celle de la zone 30. » Par une extraordinaire coïncidence le maire d'Agen, Jean Dionis du Séjour, appartient au Nouveau Centre, parti des anciens de l'UDF ralliés à Nicolas Sarkozy.
Son adjointe Laurence Maïoroff précise que la zone 30 correspond à une nouvelle approche de la circulation. Celle-ci dépasse la seule question de la vitesse des voitures : « çà veut dire que les piétons ont la possibilité de traverser à n'importe quel endroit, et pas forcément dans les passages matérialisés pour piétons, et çà veut dire que les cyclistes ont la possibilité de s'insérer dans la circulation et ont la possibilité de rouler à double sens dans toutes les voies de circulation... » Même si le maire vante tous les bénéfices à attendre de son projet, il reconnaît que la police ne tardera pas à faire appliquer l'arrêté municipal.
« Notre plan, c'est un mois de dialogue entre la police et les contrevenants, et un très gros effort de communication, et après un dispositif permanent. Alors bien sûr, le dispositif permanent inclut des sanctions. C'est normal. [...] Mon rêve pour l'hyper-centre d'Agen, c'est que ce soit un cœur qui batte fort, et qui retrouve un dynamisme commercial, où je vois des belles enseignes, des commerçants qui nous amènent de beaux produits et qui en même temps gagnent leur vie, gagnent de l'argent ; et je sais, en ayant voyagé un petit peu en particulier en Allemagne, que pour qu'un cœur vive bien, il faut que les voitures restent à leur place. Donc nous avons maintenant toute une nouvelle communication à faire pour rentrer dans la modernité et apprendre à partager de façon un petit peu différente. » [Jean Dionis du Séjour / Site officiel de la mairie]
Sans les désigner formellement, la zone 30 vise les actifs résidant à l'extérieur d'Agen. Les professions libérales, les enseignants ou encore les personnels administratifs viennent travailler chaque jour dans le centre. Or, dans l'extrait vidéo mis en ligne, tout le monde s'exprime sauf eux. Le premier édile manifeste surtout son attention aux commerçants, qui contribuent au budget de la commune. Les policiers interrogés rappellent qu'ils ont le mois de septembre pour dialoguer avec les contrevenants. Les amendes tomberont ensuite.
Pour La Croix du 16 septembre 2009, Nicolas César a obtenu une interview de Jean Dionis du Séjour. « Les gens sont exaspérés par les excès de vitesse. A tel point que certaines personnes âgées et jeunes mères de famille sortent moins en centre-ville. » En cinq ans, on a recensé 39 accidents de la route dans Agen. « En cas d'accident avec un piéton ou un cycliste en zone 30, juridiquement l'automobiliste est en tort, quelles que soient les circonstances de l'accident. » Passons le non-sens cocasse : il risque d'y avoir plus d'excès de vitesse dans la zone 30 qu'avec une limite habituelle à 50 km/heure. Une contradiction me gêne davantage.
Si la mairie s'inquiète du nombre d'accidents sur la voie publique, pourquoi autorise-t-elle les piétons à sortir des clous et les cyclistes à remonter les rues en sens interdit ? Les usagers les plus à même de tomber ou de percuter un obstacle ne vont-ils par prendre plus de risque dans la zone 30 ? Dans La Croix, le maire d'Agen laisse percer le caractère insidieux de sa mesure. Il veut faire payer les automobilistes en cas d'accidents avec un piéton et / ou un cycliste. Les Agenais vivant dans le centre ou à proximité peuvent se passer de voiture. Le périmètre urbain forme une sorte de carré de deux kilomètres de côté situé sur la rive droite de la Garonne : le premier pont sur le fleuve date de la Restauration [source]. La zone 30 contraria les visiteurs - pourquoi pas ? - mais également les actifs résidant hors d'Agen.
Le Tartuffe de Molière circonvient Orgon pour épouser sa fille. Il contrefait le dévot, mais ne peut cacher sa vraie nature lorsqu'il se retrouve en tête à tête avec l'épouse du précédent. « Ah ! Pour être dévot, je n'en suis pas moins homme. » Ses prières sont bruyantes et ses bonnes œuvres annoncées à la cantonade. Lui qui n'oublie pas de lutiner dans l'ombre la première venue, demande bien fort à une servante de dissimuler sa poitrine. « Par de pareils objets, les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensées. » Plus il disserte sur les trésors du Ciel, plus il agit dans le sens de ses intérêts terrestres. Molière incite celui qui écoute Tartuffe à penser le contraire pour saisir ses véritables intentions. Il dessine un personnage retors, habile à ne dire que l'essentiel. L'imposteur dit en effet ce que ses interlocuteurs veulent bien entendre. Il faut finalement à Orgon plusieurs signes convergents pour découvrir la duplicité du dévot.
Jean Dionis du Séjour ne se reconnaîtra sans doute pas dans cette comparaison. Il protestera de ses bonnes intentions à l'égard de tous ses administrés. « Il veut aussi inciter ses administrés à privilégier les transports en commun. Des parkings relais ont été installés à 1,5 km du centre-ville. Là, chacun peut laisser gratuitement sa voiture pour prendre une navette qui l'emmènera dans le centre. Par ailleurs, les tarifs du stationnement en plein centre devraient augmenter d'ici à quelques mois. » [Nicolas César / La Croix] Les projets de transformation de rues importantes - le boulevard Carnot ? - en rues piétonnes conduiront pourtant à raréfier le nombre de places de parking dans le centre.
Il en résultera un renchérissement du logement, et un renforcement de l'homogénéisation sociale (gentryfication). Geographedumonde (Des b.o.f.s aux bobos) a déjà décrit les mécanismes en jeu. Mon propos n'est pas de remettre en cause la réhabilitation du cœur de la ville d'Agen, mais d'en montrer les conséquences en terme de ségrégation sociale. Car la voiture règne en maître ailleurs. Toute politique tarifaire ne prenant pas en compte la globalité du territoire et la majorité de la population se heurte à un mur. La politique des transports menée à Agen ou ailleurs renforcera les zones commerciales périphériques, c'est-à-dire l'inverse des promesses du moment.
On peut contempler celles-ci sur les images satellitales. Deux appartiennent à la commune d'Agen : à l'est sur la route de Cahors, et au sud (ZAC Agen - sud). A cinq kilomètres vers le sud-est, le parc commercial de Siailles s'étend sur la commune périurbaine de Bon-Encontre : 2.600 habitants en 1962, 4.460 en 1982 et 6.000 en 2009 (Source). Sur l'autre rive du fleuve, en plaine zone inondable, le Passage d'Agen s'étire jusqu'à l'autoroute A62, dite des deux mers. La population résidentielle a là aussi nettement augmenté dans les dernières décennies : 5.700 habitants en 1962 pour 9.000 habitants en 2005 (Source). L'un des deux sites d'activités de l'agglomération - avec celui plus excentré encore de Pont-du-Casse à l'est - s'étire entre la quatre-voies et l'aéroport d'Agen la Garenne, à cinq kilomètres du centre.
Les personnes vivant dans le département du Lot-et-Garonne, plus ou moins dans l'orbite de l'agglomération, se contentent déjà des hypermarchés entourés de parkings. Clairement découragés d'y entrer, se rendront-ils à nouveau dans le centre ? Je crains qu'ils n'y viennent plus que pour des sorties nocturnes, ou des courses un peu exceptionnelles. Encore faut-il garder à l'esprit la concurrence en la matière de Bordeaux et de Toulouse, toutes deux à moins de cent-cinquante kilomètres d'Agen.
La muséification du cœur d'Agen s'avèrera peut-être payante à court terme, auprès d'une population retraitée. La tartufferie de l'équipe municipale ne va pas plus loin, je pense. Dans l'immédiat, la zone 30 colle à l'air du temps. Peut-être ne changera-t-elle pas grand chose. Elle ne grève en tout cas pas le budget municipal, et assure donc à bon compte la popularité de la municipalité. Mais outre la fuite des activités à l'extérieur, le centre-ville se videra parce que trop cher et trop bruyant la nuit. A l'heure où les Tartuffes - qu'ils soient à Agen ou non m'importe peu - se gargarisent de développement durable et d'économie d'énergie, à cinq, dix ou vingt kilomètres, les pavillons à piscine poussent comme des champignons. L'Agenais bénéficie il est vrai d'un ensoleillement moyen (1.984 heure/an) supérieur de deux-cents heures à celui de la région parisienne.

PS./ Geographedumonde sur les problèmes de circulation automobile en ville : Genevois pas de solutions miracles.

Le cru bourgeois gentilhomme. (De la taxe carbone ‘version Bordeaux’)

Monsieur Jourdain est à l'origine de cette tirade fameuse : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour », mais aussi « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit. » Ce bourgeois de Molière appartient à la confrérie des génies qui s'ignorent : « Il y a quarante ans que je dis de la prose, sans que je n'en susse rien... » Non content de se piquer de choses intellectuelles, il étend ses prétentions à la musique, à la danse et à l'escrime. Monsieur Jourdain conjugue donc le corps et l'esprit... Il existe apparemment dans le Bordelais des viticulteurs qui se réclament de lui. Leurs représentants du comité interprofessionnel (CIVB) se targuent en effet de science environnementale. Ils veulent « réduire l'empreinte carbone à petits pas ». C'est en tout cas le titre accrocheur choisi par Claudia Courtois pour son article dans le Monde du 4 septembre 2009. Mais quel est le contexte géographique ?
Le Bordeaux, est un vignoble d'estuaire (comme le Porto ou le Xérès) qui ne se limite pas à des qualités de sols et de climat, bien que celles-ci jouent beaucoup dans l'alchimie d'un grand vin. Longtemps sous suzeraineté anglaise, les vignerons bordelais ont surpassé leurs concurrents du sud-ouest (ceux de Bergerac, d'Agen ou de Cahors pour ne citer que ceux-là) parce qu'ils bénéficiaient d'une proximité avec le (ou les) port(s) d'exportation. Le vieillissement en fûts de chêne a du reste résulté d'une recherche de profit régulier. Il fallait lisser les pertes liées aux mauvaises récoltes, et améliorer l'aptitude du vin à voyager sans se détériorer. Auparavant, le claret médiéval supportait d'être bu à la fin de la fermentation, et dans l'année qui suivait. Des commerçants ont ensuite fait fortune en achetant du vin aux viticulteurs locaux pour le revendre ensuite à l'extérieur.
Le négoce a ouvert la ville et sa région sur l'étranger, attirant au passage des immigrants venus des quatre coins de l'Europe ; Juifs séfarades assimilés aux Portugais ou partis d'Espagne, Irlandais grands investisseurs dans le vignoble - Kirwan, Barton, Boyd, Mitchell, etc. - puis fondateurs de dynasties de notables bordelais. Jean-Baptiste Lynch, maire de Bordeaux sous le Premier empire, descendait par exemple d'Irlandais jacobites [source]. En moins grand nombre s'installent des Allemands, des Hollandais (Becker), ou des Anglais etc. Il y a par conséquent un rapport originel entre le vignoble et des amateurs de Bordeaux parfois lointains : en Amérique du Nord, au Japon, et plus récemment en Chine. Depuis au moins un demi-siècle, la marine marchande n'assure plus toutefois qu'une petite part des exportations de vins de Bordeaux, concurrencé par l'avion, le train, et surtout par les camions.
Claudia Courtois annonce que le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) a découvert une évidence, comme Jourdain la prose. Les 10.000 viticulteurs de l'Appellation (120.000 hectares) brûlent du carburant et les bouteilles de Bordeaux filent vite hors des frontières girondines. « Sur une année, le total des émissions de gaz à effet de serre s'élève (GES) à 203 000 tonnes équivalent carbone (equC), soit la production d'une ville de 85 000 habitants. Par ordre d'importance, les matériaux entrants - verre, carton, produits phytosanitaires et autres - représentent 43 % des émissions totales. Le transport du vin, routier essentiellement, constitue le second poste émetteur (37 000 tonnes equC). Enfin, le déplacement des personnes - les visiteurs, les voyages commerciaux et ceux des saisonniers - couvre 12 % des émissions totales. »
Le CIVB préconise logiquement de diminuer les émissions de gaz à effet de serre, d'économiser l'eau et d'utiliser plus d'énergies renouvelables. Personne ne se formalisera de ces promesses. Beaucoup s'en réjouissent sans doute. Claudia Courtois parle en outre de négociants qui utilisent la mer plutôt que la route pour le transport du vin. Je m'interroge, car le port autonome de Bordeaux - qui comprend Blaye et Le Verdon - ne dispose que d'installations modestes en matière de porte-containers. Au pied des quais XVIIIème n'apponte plus un bateau. Et l'avant-port de Bordeaux, situé sur la rive méridionale de l'embouchure se trouve distant d'une centaine de kilomètres de la ville. Comment les négociants se débrouillent-ils pour acheminer leur vin à Blaye ou au Verdon sans camions ?
Toujours selon la journaliste du Monde, un cinquième cru classé de Pauillac (Pontet-Canet) a depuis peu remisé ses tracteurs au profit de chevaux. Que n'y avait-on pensé plus tôt ? Il faudrait cependant préciser qu'à 75 euros la bouteille de 2006 (45 € pour une bouteille de 2004, une année moins exceptionnelle / Vinatis), un grand domaine peut se permettre des fantaisies inaccessibles au commun des mortels. La majorité des viticulteurs bordelais s'estiment heureux lorsqu'ils vendent leurs bouteilles dix fois moins cher. Ils continueront à rouler en tracteur pour passer leurs produits phyto-sanitaires, effeuiller et même vendanger. En effet, si quelques propriétés emploient toujours des saisonniers, l'immense majorité ont recours aux machines à vendanger. Celles-ci leur permettent de faire de notables économies.
Claudia Courtois prédit en outre la généralisation de bouteilles en verre plus légères. Suggèrera t-on au nom de la taxe carbone, de la remise en cause de la mondialisation et de la primauté du local sur l'étranger, de ne plus transporter le vin de Bordeaux, et de le boire sur place ? Le trait d'esprit trouve son application puisque - selon les mêmes sources - certains tracteurs brûlent du biocarburant. Ainsi, la boucle est bouclée. Le raisin donne du vin qui, une fois distillé, donne de l'alcool pour moteurs. Merveille, les tracteurs peuvent arpenter les vignes en complète (?) autonomie, sans utilisation d'énergies fossiles ! Les imitateurs de monsieur Jourdain ne s'arrêtent pas en si bon chemin. Dans le sud-ouest, les sarments de vigne servent depuis toujours de combustible d'appoint pour les feux domestiques (à Bordeaux ou ailleurs). Certaines grandes surfaces les vendent même par bottes entières pour les barbecues. Claudia Courtois a cependant trouvé des exploitants qui auraient mis au point un système révolutionnaire : ils « utilisent les sarments de vigne comme biomasse pour chauffer leurs chais ». Marquise, vos sarments d'amour, me font mourir de rire. Sans Jourdain , on parlerait d'un bête chauffage au bois...
« Des actions encore trop ponctuelles, note Brice Amouroux, secrétaire général du cru bourgeois du Médoc Larose-Trintaudon, filiale d'Allianz, engagé depuis dix ans dans une politique globale de développement durable. » Il me semble qu'un prix spécial « cru bourgeois gentilhomme » pourrait récompenser cette combinaison de marketing commercial et de jourdiniade. Mais au diable l'ironie facile ! Dans son article principal, Claudia Courtois informe les lecteurs du Monde d'une menace pesant sur Bordeaux. La taxe carbone suffira t-elle ? Le réchauffement climatique perturbe les vignes, lit-on. Les vendanges commencent de plus en plus tôt. Pour expliquer cette donnée objective - présentée comme négative alors qu'elle est rapportée aux vins de Bourgogne, un comble - ni la journaliste ni ses interlocuteurs n'évoquent une amélioration générale des vins (reconnue par les Appellations d'Origine Contrôlée) ou l'évolution du goût des consommateurs (taux d'alcool, vieillissement en fûts, contenance en tanins, etc.).
Non, le mal provient du réchauffement climatique. Pour preuve, les uns et les autres évaluent à 1,5 °C l'augmentation des températures moyennes à Bordeaux sur un siècle. Mais le vignoble a complètement changé ! Sur une carte Michelin [fond perso] de 1962, la rive gauche de la Garonne se distingue nettement au-delà de Bordeaux. Les banlieues occidentales commencent tout juste à se développer ; Mérignac ou Pessac forment des petits noyaux urbains bien séparés. N'importe quel site d'image satellitaire renseignera les plus curieux sur l'étalement urbain actuel de l'agglomération. Haut-Brion, ou plus encore Pape Clément étendaient hier leurs rangs de vigne en bordures de campagne. En 2009, les parcelles de Pessac-Léognan constituent des tâches noires sur un peau de léopard. L'urbanisation a tout noyé (Les villes boulimiques se nourrissent de campagnes anorexiques).
Les conditions géoclimatiques ont transformé le vignoble ? Je suis plutôt d'avis que le réchauffement climatique influe moins que l'anthropisation des anciennes périphéries bordelaises. Au lieu que d'inciter à la fabrication d'un cru bourgeois gentilhomme, le CIVB œuvrerait plus utilement en dénonçant la périurbanisation et le grignotage du vignoble. Il lui faudrait regretter publiquement ces parcelles agricoles vendues au prix du terrain constructible... Par des viticulteurs.

PS./ Geographedumonde sur Bordeaux [Toulouse, si j'ose...] et sur les questions climatiques : Klaus a tempêté.

Obama n’est pas Géronte (Des échos d’un nouveau plan américain en Afghanistan)

« Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Se lamente Géronte à qui Scapin annonce que son fils a été enlevé par des marins turcs. Le valet prétend qu'en l'absence de rançon, le prisonnier sera envoyé en Alger. Scapin tente en réalité d'arracher de l'or à son maître avare. Il espère qu'un chantage à l'enfant décidera Géronte à desserrer les fils de sa bourse. Le comique naît bien sûr de la répétition de la question par le maître de Scapin. Géronte a perdu soudain contact avec le monde supposé réel. Comme un enfant en pleurs il reste interdit, incapable de surpasser cette difficulté inattendue, et ressasse. « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? ». Evidemment, on rit aussi d'une vérité crûe. La vraie nature du père ressort. Sa pingrerie tourne à l'obsession. Le ravisseur de son fils somme Géronte de payer cinq cents écus. Il ne s'y résout que contraint et forcé.
Cette scène des Fourberies de Scapin me permet d'introduire un sujet plus grave : la stratégie de l'administration américaine en Afghanistan, un semestre après l'investiture de Barack Obama. Mercredi 2 septembre 2009, la Croix annonce en page 11 que « Les militaires et les experts américains poussent à envoyer plus de troupes en Afghanistan ». Dès l'entame, Gilles Biassette décrit comme acquise la décision d'augmenter le contingent de soldats américains sur place. Introduction rime avec conclusion. Mais il faut moins blâmer le journaliste que les experts sévissant à la Maison Blanche. Dans la deuxième colonne de l'article, on peut lire en effet qu' « A la fin du printemps, Barack Obama avait déjà ordonné l'envoi de 21.000 soldats en renfort, portant le contingent américain à 62.000 hommes. » [Gilles Biassette] Les effectifs du corps expéditionnaire ont gonflé d'un tiers, sans améliorations notables sur le terrain. Les nouvelles d'Afghanistan restent peu encourageantes, la rébellion parvenant même à organiser des attentats en plein Kaboul, la capitale jusque là relativement préservée.
« Pour les experts et pour les militaires, cette approche ne réussira que si les moyens humains et financiers suivent. » Face à un problème rigoureusement inchangé, il convient donc de ne rien changer ! A l'époque de Georges Bush, l'armée américaine montait des opérations visant à affaiblir ponctuellement la rébellion sans occupation des lieux. Cette époque est désormais révolue. Depuis plusieurs mois, les troupes quadrillent le terrain et rentrent en contact avec la population. La nécessité d'identifier clairement un ennemi - accessoire à l'origine - est donc devenue primordiale pour elles. Or les forces hostiles ne portent pas d'uniformes. Elles vont et viennent, se dissimulant dans les villages. Un berger le jour se fait taliban la nuit. Outre la difficulté de cerner les forces hostiles, l'armée américaine doit assumer publiquement ses alliés. On peut les répartir en deux familles : les pro - Occidentaux, laïcs et défenseurs d'un idéal démocratique d'une part, et ceux qui trouvent un intérêt matériel à la présence des forces de l'Otan d'autre part. Je doute que le premier groupe soit majoritaire...
Le général McChrystal a rendu un rapport au président Obama, rapporte Gilles Biassette, dont les grandes lignes ont été reprises par la presse américaine. Il dresse un bilan sombre, mettant en avant la mauvaise image des élites dirigeantes auprès de la population civile, celles justement sur lesquelles les Américains s'appuient pour reconstruire l'Afghanistan. Il y a donc bien une contradiction que l'on peut résumer comme suit. Plus l'occupant s'installe, plus il prend partie entre des factions rivales. Barack Obama se leurre non seulement en voulant pour demain des progrès observables sur une décennie ou plus (le développement, la sécurité), mais également en choisissant d'intensifier la présence militaire américaine en Afghanistan. Cette décision implique d'ores et déjà une alliance avec des élites afghanes déconsidérées. D'après le journaliste de la Croix, le général McChrystal parle explicitement de « la corruption qui règne à Kaboul ».
Il ne faut pas se voiler la face. La montée en puissance du corps expéditionnaire se comprend dans une logique d'occupation du sol et de confrontation avec les talibans. Mais plus l'armée américaine organise de patrouilles sur les routes de montagne ou dans les villages, plus elle s'expose à des embuscades. Comme les bombardements à l'aveugle se poursuivent, la liste des victimes civiles s'allonge tous les jours. Dans ce contexte, qui peut espérer voir la haine des Occidentaux diminuer ? Ce vendredi 4 septembre 2009, une mine a explosé au passage d'un convoi. Dans le véhicule touché, un caporal français a été tué et quatre soldats ont été grièvement blessés. Aux Etats-Unis, le total des pertes en Irak et en Afghanistan se compte par centaines. Jusqu'à quel point la Maison Blanche pourra-t-elle minimiser le bilan humain de l'opération dans les rangs de l'armée américaine (je ne mentionne même pas les pertes civiles sur place) ? A l'époque de l'administration Bush et des néo-conservateurs, le danger de l'enlisement a justement guidé la stratégie : opérations coups de poing, bombardements millimétrés (...), etc.
Personne ne peut raisonnablement contredire les bonnes intentions affichées par la Maison Blanche : la sécurité et la prospérité des civils afghans. En juin, lors de son dernier déplacement au Proche-Orient, le président américain (Obama au Caire) a longuement exprimé son désir de tourner la page de l'administration Bush en renouant avec certaines élites intellectuelles du monde arabo-musulman. McChrystal plaide donc pour l'envoi de 40.000 hommes supplémentaires. Personne ne peut dire que cette décision permettra de renverser la situation en faveur de l'Otan et du pouvoir légal. Reste le nerf de la guerre. Pour accomplir sa nouvelle mission en Afghanistan, l'armée américaine s'apprête à consacrer des dizaines de milliards de dollars supplémentaires. Obama n'étant pas Géronte, il ne regardera pas à la dépense...
C'est néanmoins faire peu de cas des réalités économiques. Certes l'endettement public américain est modéré, mais l'Etat doit faire face à des dépenses imprévues (aides aux banques, aux industries, progression du chômage, aides aux Etats, universités, etc.) tandis que ses recettes flanchent. La menace d'une forte inflation ne semble en outre pas tout à fait exclue, si l'on en croit Ian Campbell dans les colonnes du Monde (Aux Etats-Unis, la croissance revient... et avec elle l'inflation). Depuis la fin de l'année 2008, la Réserve Fédérale a en effet prêté aux banques américaines comme jamais auparavant. Le président Obama imagine t-il vraiment disposer des budgets pour arriver à ses fins ? N'est-il pas plutôt pris au piège par un argument prononcé lors de la dernière campagne présidentielle ?
L'Afghanistan version Obama illustre à mon sens le caractère profondément pernicieux de la communication en politique ; de fait, l'argument (retrait d'Irak, et investissement en Afghanistan) privait McCain d'une attaque traditionnellement formulée par les conservateurs à propos du pacifisme bêlant des démocrates. Obama une fois élu disposait cependant d'un droit - plus, d'un devoir - d'inventaire. Rien ne l'obligeait à adopter une stratégie de renforcement en Afghanistan. C'est là une autre source d'enseignement. Je gage en effet que le président de la première puissance économique et militaire de la planète a prêté une oreille trop attentative et insuffisamment critique aux experts. Consultés une première fois, ceux-ci pouvaient-ils se dédire ? La générosité ne suffit pas en politique. Ne l'ignorent que les sots. Scapin pose au fond la seule vraie question : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »

PS. / Geographedumonde sur l’Afghanistan : Drone de guerre.
PS. (bis) / Geographedumonde sur les théories géostratégiques : Obama au Caire.
Incrustation : Les Fourberies de Scapin.

mardi 29 juin 2010

Ne pas confondre jeu d’orgue et jeu d’écritures. (De la situation budgétaire périlleuse de Grigny, chef-lieu de canton de l’Essonne)

En cette fin du mois d'août 2009, l'été s'éternise. Les belles journées retardent l'heure immanquable de la rentrée. Les journaux bruissent de déclarations insanes et de discours vaguement mobilisateurs. Eta se terre et perd ses caches unes à unes, dispersées entre les Alpes et les Pyrénées. Les nouvelles économiques sont toutefois mauvaises. L'activité ralentie et le chômage croissant poussent les responsables politiques à promettre pour après-demain des cieux plus découverts. A quelques pas d'ici, les viticulteurs se préparent à vendanger des grappes saturées de soleil, espoir d'un millésime rare.
Le Monde daté du 27 août consacre sa page trois à une grosse commune de l'Essonne, Grigny, en situation de faillite déguisée. Le préfet a pris en main le budget de la commune, en lieu et place de l'équipe municipale. Geographedumonde (Les nuits de Grigny) a déjà écrit sur la cité des Trois Bornes, sur la violence plus ou moins organisée qui y règne. La situation de détresse remarquablement évoquée par Luc Bronner ne concerne cependant pas une jeunesse laissée à elle même, mais la santé financière en péril de la commune.
Grigny évoquait pour moi jusqu'à l'an passé, non une banlieue francilienne, mais un brillant musicien français mort prématurément. Nicolas de Grigny (1672 - 1703) a écrit un Livre d'orgue dont les chroniqueurs disent qu'il a enchanté et inspiré Jean-Sébastien Bach. Une demi-génération sépare les deux compositeurs. Mon père émerveillé par son premier lecteur - enregistreur de cassettes audio m'a involontairement fait découvrir Grigny par le biais d'enregistrements de concerts de France Musique, au début des années 1980. Malheureusement, pour préserver la paix des ménages je me dois, trois décennies plus tard, de faire abstinence de musique d'orgue. Pour l'enfant que j'étais, Grigny a représenté une vérité première. Un génie s'inspire de ses prédécesseurs. Bach n'y a pas échappé.
En attendant, Grigny dans l'Essonne résonne d'une tout autre musique. Son déficit a été multiplié par sept entre 2006 (1,9 millions d'€) et 2009 (15,5 millions d'€), à hauteur du tiers du budget communal. Bien que Luc Bronner néglige de le préciser, cet endettement n'est déraisonnable qu'au regard des règles comptables françaises. Plusieurs pays occidentaux connaissent des seuils d'endettement supérieurs, à commencer par la France. Que s'est-il passé à Grigny pour que le préfet en vienne à une mesure d'exception ?
" Grigny n'est pas victime de la crise économique actuelle, mais subit, sur le long terme, la dégradation du niveau de vie des habitants et les insuffisances de la politique de la ville. Un 'effet ciseaux' terrible, propre aux villes pauvres de banlieues : comme la population est très jeune (40 % de moins de vingt ans) et ne cesse de se paupériser (49 % de logements sociaux, 21 % de bénéficiaires de minima sociaux, etc.) les dépenses de la commune augmentent en permanence. Mais les ressources financières ne suivent pas : à nouveau comme la population est pauvre (revenu par habitant inférieur de 40 % à la moyenne), la ville dispose de recettes fiscales très limitées." [L.Bronner].
A cette explication globale du journaliste, il convient d'ajouter le mécanisme global de la périurbanisation (De Franco à la Crau). Les habitants de grandes agglomérations privilégient naturellement une zone par rapport à une autre, selon des critères déjà décrits d'homogénéisation sociale. Rapporté à la situation de cette commune de l'Essonne, dès qu'une famille dispose des moyens financiers de s'installer ailleurs qu'à Grigny, en achetant ou en faisant construire, elle le fait. Grigny est donc tombée depuis longtemps dans une spirale sans fin. Plus les problèmes s'accumulent (750 naissances par an et 4.500 enfants dans le cycle primaire pour une population de 26.000 habitants), plus ceux qui seraient les mieux à même de faire contrepoids partent vivre ailleurs : dans des communes plus calmes, avec des écoles sans problèmes.
En France, on s'enthousiasme de l'ouverture ou du maintien de classes dans des zones rurales éloignées, dans des centres-villes gentryfiés. A Grigny, les élèves pâtissent visiblement d'un sous-encadrement. Les activités périscolaires ne sont pas ouvertes à tous, au détriment des enfants dont les parents ne travaillent pas. En même temps, il y a une certaine logique. Le scandale est ailleurs, en réalité. Il naît d'une profonde injustice géographique entre Français. Cette injustice résulte en l'occurrence de la gestion décentralisée de l'éducation. Combien de communes, dans l'Auxerrois, en pays Briochin ou ailleurs se paient le luxe d'une école pour une poignée d'enfants, quand une grosse banlieue parisienne manque de ressources pour (ne pas) assurer le minimum ?
Luc Bronner utilise avec justesse le témoignage d'un ancien adjoint municipal communiste. Celui-ci montre que la situation présente de Grigny résulte d'une convergence d'intérêts, entre la majorité de la population francilienne et les élus locaux. "D'un côté, l'Etat était très content de se débarrasser des populations difficiles et de les concentrer sur Grigny. De l'autre, la mairie en profitait pour se constituer une réserve électorale et faire du clientélisme". Méfiant à l'encontre des théories du complot, je n'en constate pas moins que les grands partis politiques de la Cinquième République se sont copieusement appuyés sur les élus locaux.
Or depuis trois décennies, les infrastructures franciliennes ont connu une profonde transformation. Si l'on se contente du seul réseau RER, il a relié de nombreuses périphéries franciliennes, et par voie de conséquences accentué la concurrence entre banlieues. Les investissements publics dans les transports, l'éducation, les biens culturels, etc. ont garanti à ceux qui en avaient les moyens de choisir. Pour les autres, il reste Grigny, Trappes, Mantes-la-Jolie, etc. Par la grâce des lois de décentralisation, les mairies gèrent un territoire de plus en plus rêvé, et de moins en moins vécu. Il ne l'est ni dans le quotidien (écart domicile / travail), ni dans la durée (mobilité de la population).
L'article conclut sur les mauvaises évaluations de l'Insee, accusé d'avoir sciemment sous-estimé la population communale, et sur les décisions comminatoires du préfet. Mais la Chambre Régionale des Comptes a émis un avis défavorable au sujet de la gestion de la mairie. Malheureusement, Luc Bronner ne s'est pas saisi du document. Rappelons qu'en France, les Chambres des Comptes ne fonctionnent pas comme des tribunaux. Elles ne peuvent sanctionner des contrevenants et rendent des avis consultatifs.
A Grigny, les élus ont - au su et au vu de tous - adopté un budget truqué : "en inscrivant des recettes qu'ils savaient être complètement fictives et en retenant des niveaux de dépenses irréalisables". C'est tout simplement un jeu d'écriture, une fraude manifeste. Dans l'Essonne, pas plus que dans le Gard (Par l'opération du Pont-Saint-Esprit), les élus fantaisistes (...) ne risquent cependant rien. Quoi qu'il en soit, l'augmentation de la taxe foncière (+ 50 %) et de la taxe d'habitation (+ 44,26 %), sans harmonisation départementale accentuera les problèmes de la commune à court terme, en convainquant les plus solvables de déguerpir.
Et si l'emprunt national si évoqué ces temps-ci servait à apurer les comptes de la décentralisation, en supprimant le déficit des collectivités locales, tout en les empêchant de recommencer ? On peut toujours faire des châteaux en Espagne. En attendant, je vais rechercher ma vieille cassette pour réécouter Nicolas de Grigny. Ne pas confondre jeu d'orgue et jeu d'écritures.

PS./ Geographedumonde sur la banlieue parisienne : Les nuits de Grigny.


Incrustation : Nicolas de Grigny.

Jachère estivale. (Un repos actif en vue de nouvelles plantations, à la rentrée !)

Le mot de la fin, pour clore la saison 2008 - 2009 revient à une activité à venir. Elle commence sous peu, dans le cadre d'un concours de recrutement de la fonction publique. L'épreuve orale de géographie portera sur deux programmes. Le premier ne varie pas d'une année à l'autre. Il concerne la France, dans ses aspects régionaux et généraux. Le second touche cette année au monde chinois : la République Populaire de Chine, Taïwan et les Chinois dans le monde. Je me tairai sur les intitulés, les meilleurs plats provenant de la surprise suscitée par le cuisinier ! L'examinateur se doit de rester neutre et doit respecter une stricte égalité entre tous les futurs impétrants. Geographedumonde annonce donc une jachère estivale parce que l'absence d'écrit signifiera plus d'écrits, dans quelques semaines ! En relisant mes notes prises lors des concours 2008 et 2007, je voudrais en effet lancer une piste de réflexion.
Il ne s'agit pas pour moi de juger des candidats reçus depuis lors. Globalement, ils n'ont pas démérité. Les perles de 2008 se retrouvent à la fin de ce papier. Je n'ai reporté que celles touchant au programme sur la France, dans l'espoir que certains y trouveront matière à plus de continence : tant pis pour les flux, les interfaces et les réseaux ! J'ai en revanche constaté deux biais étonnants à l'écoute de ce public si particulier. Cette population est certes relativement homogène, composée de bacheliers ayant suivi par la suite deux années de classes préparatoires. Les biais dont je me fais l'écho ici me paraissent relever de traits profonds et non de modes aussi passagères qu'irritantes. Au rang de ces dernières, je déplore une tendance à parler de tout à tort et à travers, à avaler toute crûe la viande médiatique. L'assurance du candidat est censée pallier le manque d'arguments ou tout simplement l'absence de connaissances. Les lieux communs remplacent le Que sais-je ? de Montaigne...
Tout cela ne date pas d'aujourd'hui, et dépasse la géographie en tant que discipline. L'historien se plaint des candidats qui voient en chaque date une charnière et en chaque homme politique français un sauveur. Les professeurs de langue trépignent devant ceux qui prennent le moindre texte au pied de la lettre, sans recul ni critique. Non, décidément, ces quelques traits ne m'étonnent pas plus que cela. Je subodore même que les décennies passent sans transformations majeures. Un candidat demeure un candidat, mélange de précipitation, d'envie de bien faire, de béances plus ou moins grandes, le tout enrobé dans un caramel de nervosité.
Deux biais me turlupinent. Les relèverai-je encore cette année ? Les candidats - tous de nationalité française - ignorent grosso modo ce qu'est leur pays. Une fois soulevé le vernis acquis grâce à des révisions de dernière minute, le vide ne manque pas d'apparaître. Il n'y a pas de hasard, quand des dizaines de personnes fournissent une impression convergente. Les cours - je gage qu'ils sont excellents - glissent sur eux, parce qu'ils renvoient rarement à des connaissances personnelles. Les Français voyagent-ils assez en France ? Cette question me vient souvent à l'esprit. Certains parleront d'une jeunesse inculte, qui ne lit pas. Admettons simplement que ce postulat mériterait discussion ! Je préfère avancer une autre hypothèse, qui touche à des auteurs français vivants surtout intéressés par les désordres amoureux, les passions et drames familiaux. Combien de films français se déroulent hors de Paris ? Combien de films français montrent-ils la province sans sombrer dans le cliché ? Comme si le serpent se mordait la queue, les Français vivraient à côté du sujet...
A l'occasion d'une réédition de l'histoire de France de Michelet, ou d'un roman récent de Pierre Michon, je me rends compte cependant que l'explication précédente ne suffit pas. Le rapport des candidats avec la France doit bien résulter d'autre chose, de leur origine sociologique. Voilà Bourdieu rameuté, et sa thèse sur la reproduction des élites françaises et l'utopie de l'ascenseur social à la française ! Allez, je me lance, par simple supposition. Si les candidats reflétaient une certaine catégorie de population, cette bourgeoisie française longtemps abreuvée de patriotisme, nourrie au lait des faits héroïques et des hommes célèbres ? Le gaullisme a reflué avec l'oubli de son inspirateur, et l'archéo-nationalisme a raté son objectif. Le Front National, en instrumentalisant la France jusque dans son logo en forme de flamme tricolore, n'aurait-il pas poussé la bourgeoisie française à abhorrer aujourd'hui, ce qu'elle a adoré hier... Ou fait semblant d'adorer. Un président de la République prend-il ses vacances hors de France ? Nul ne discute ce choix. La première destination touristique mondiale ne convient que pour les autres.
Les candidats brillent donc rarement lorsqu'ils tombent sur la France. Le second biais complète le précédent. Car les candidats manifestent à l'inverse une passion manifeste pour la destination étrangère, quelle qu'elle soit. Le pré du voisin toujours plus vert que le sien. En 2007, sur le bassin méditerranéen, j'ai dû trier entre des développements parfois très pointus. Il était dans le même temps difficile d'obtenir des développements sur les régimes autoritaires de Méditerranée orientale, sur les risques naturels ou encore sur les tensions géopolitiques. A écouter les sérénades, cette région du monde se transformait en un jardin d'Eden, sans travers ni tracas. Adieux les mafias, les canicules estivales, les déséquilibres nés du développement touristique, les guerres fratricides entre peuples voisins. Les candidats qui noircissent souvent les problèmes hexagonaux pêchaient par optimisme parce qu'ils ne traitaient pas de la France !
Avec le thème sur la Chine, l'émerveillement prévisible et aveugle des candidats risque fort de susciter l'agacement du correcteur. Affaire à suivre... !
« Paris ou Lucrèce / Le Rhône est un fleuve au gabarit européen / Qu'est-ce que l'énergie nucléaire a t-elle pu apporter / Une très belle région nucléaire / Toutes les régions de France ne sont pas reliées à l'Europe / L'élevage extensif s'intègre à l'espace dans lequel il appartient / A force de vouloir relier Paris dans tous ses méandres, Paris est enclavée / Les rails étaient en fer jusqu'à la fin du 19ème siècle / Le tunnel Lyon - Turin arrêté à cause de l'amiante / Avant Saint-Nazaire dans l'estuaire de la Loire ? La Rochelle / ICF = ISF / En Paca, la natalité est importante, mais les vieux sont sur la Riviera / Le Papy Boom : remplacer les vieux qui partent / Les déséquilibres territoriALS = une population qui décroiSSE / La France, spécificité de la région de Brest / Bonduelle, denrée industrielle / Les Monts d'Arrée empêche l'élevage / Boulogne : 800 millions de tonnes de produits de la mer / Nous nous demanderons si les littoraux sont-ils en crise ? / Dans les Alpes, les températures sont élevées / Si les flux s'intensifient, l'effet tunnel diminue / Les JO à Chamonix / Les Alpes cherchent à préserver leurs espaces verts / L'inversement de la spatialité... Malgré les tentatives de résorbation / La réponse à l'accroissement négatif : la fertilisation des hommes / Le cas de la Corse, de par son insularité ne doit pas être minimisé / Une population qui n'est pas si Z'importante / L'industrie alimentaire va intervenir dans l'alimentation / Le tourisme balnéaire est historique / Grandes stations balnéaires bretonnes : Saint-Malo, Quimper, Lorient / Une certaine connectivité au sein du réseau français / Un espace mal relié en son sein / Les réseaux de flux sont inégaux / La Seine Maritime en Ile de France / L'Ile de France n'est pas une grande région industrielle / Ronsard vantait déjà la douceur de la Loire / L'importance de la Loire varie selon l'échelle où l'on se situe / La Loire manque de fond... Faible pénétration dans le territoire / Les taxis de la Marne... en 1915 / Les petits logements ... pas de place pour la cuisine / La récolte de la vigne / Le Massif Central situé en plein centre / On a la possibilité d'accroître la mobilité humaine / De plus en plus de personnes mangent sur le pouce / ... »

Incrustation : Parasols chez biereetchicons...

Surtout letton. (De la récession sévère de la Lettonie, et de ses conséquences)

Dans Le Monde daté du 27 juin, Cécile Prudhomme pose la question suivante : L'Europe va-t-elle lâcher la Lettonie au bord de la faillite ? Je ne vois pas d'entames plus alarmistes que celle-là. En peu de mots, elle indique que le pays balte traverse une crise inédite. Les banques se retirent ou ne prêtent plus qu'à des taux décourageants. Le lats, monnaie nationale de la Lettonie étant indexé sur l'euro, le gouvernement ne dispose pas pour l'instant du recours de la dévaluation pour soulager les habitants du poids d'une dette soudain écrasante. La situation sociale se dégrade, avec un renvoi du premier ministre à la fin de l'hiver dernier et des émeutes à Riga.
Le premier chiffre communiqué par Cécile Prudhomme a de quoi glacer les plus sereins. Une diminution de 18 % de la richesse nationale au premier trimestre 2009 dépasse l'entendement. Si la chute devait se maintenir au même rythme, ladite richesse nationale diminuerait de 108 % en six trimestres : un an et demi pour attérir, ou s'écraser c'est selon, au niveau zéro. Et pourtant souvenez-vous du chant des sirènes ! La Lettonie attirait les investisseurs venus du reste de l'Europe, le gouvernement ayant restreint la fiscalité. La main d'œuvre lettone était compétitive. Les Suédois, les Allemands, les Danois, les Russes et les Norvégiens se déplaçaient pour le bois, les textiles et la mécanique. Mais plus encore, ils achetaient des biens immobiliers ou plaçaient leurs économies dans les banques locales. [Newseuropean-magazine]. Le chômage restait élevé (un actif sur six environ en 2009) et l'inflation rognait l'essentiel de la croissance, mais l'insouciance régnait, à l'intérieur comme à l'extérieur.
Les Lettons éviteront-ils l'enfer, à qui l'on avait prédit le paradis ? La question renvoie d'une certaine façon à la Californie (Le Pacifique, frontière indépassable). Devenir un pays pauvre comme Haïti, c'est un peu cumuler tous les handicaps. Imaginons le cauchemar, en gageant que le pire ne se produira pas. L'Etat disparaît, les fonctionnaires cessant d'être rémunérés ou vivant d'expédients. Les infrastructures se dégradent à proximité du cercle polaire, faute d'être entretenues et les services sociaux arrêtent de fonctionner. Les riches se réfugient dans des quartiers protégés par des hauts murs, des vigiles et des chiens hargneux. Les diplômés et les futés s'exilent pour travailler dans des pays plus sûrs. Pour la majorité de la population, le risque de mortalité augmente... La guerre de chacun contre tous menace.
Emphase littéraire ? Le 22 juin, Olivier Truc livre ses propres impressions (En Lettonie, les protestations contre les mesures d'austérité se multiplient). Des milliers de personnes manifestaient dans les rues de la capitale contre l'annonce d'une diminution du remboursement des soins par l'Etat, d'une coupe dans les retraites (- 10 %), et de la division par deux du salaire des enseignants. A la place d'une dévaluation en bonne et due forme, le gouvernement a donc choisi de réduire fortement les dépenses publiques. Fort de ce constat, je ne peux évidemment que souhaiter la solidarité de l'Union au profit de ce petit pays si blessé par l'histoire récente.
Marguerite Yourcenar décrit dans son roman Le coup de grâce l'atmosphère qui régnait en 1919 en Lettonie lors de l'effondrement du Reich allemand et de la guerre civile russe. Entre 1940 et 1945, trois armées ennemies envahissent le pays : deux fois les Soviétiques et une fois les Allemands. Après la victoire du 8 mai à Berlin, les pays baltes ne recouvrent pas leur liberté, cédés en pâture à Moscou. Les Lettons méritent le soutien des autres Européens. Mais qui paiera ? Cécile Prudhomme a bien son idée. Elle a désigné le(s) coupable(s), les grandes banques qui ont profité et les spéculateurs. Les Lettons ont plus la cote que les Islandais, apparemment (Histoire drôle islandaise). On range donc les premiers dans la catégorie des victimes et les seconds dans celle des coupables, les uns avides de consommation, les autres surconsommateurs. En réalité, les situations se ressemblent assez, même si les Islandais n'ont pas connu le totalitarisme soviétique.
« Atis Slakteris, le ministre des finances, explique les problèmes de son pays à la lumière de la situation bancale du marché mondial et place le fondement des problèmes de la Lettonie dans la crise financière mondiale. Mais l’opposition, les intellectuels et les associations imaginent des causes extérieures. Ils reprochent au gouvernement son ignorance des problèmes réels du pays. Une des causes les plus importantes réside dans l’inflation. Elle a pris des proportions énormes durant les années du miracle économique, et surtout avant 2001. Et l’entrée de la Lettonie dans l’UE a apporté un élan puissant. [...] Le fonds monétaire international (FMI), les représentants de l’Union Européenne et des pays scandinaves ont travaillé à l’automne à un plan commun pour sauver la Lettonie de banqueroute. Avec 7,5 milliards d’euros d’aide, les liquidités de l’Etat et du secteur de la finance devraient être sauvées. » [Cafébabel]
Il y a un pas facile à franchir... Celui de considérer qu'il s'agit d'un problème surtout letton. En 2002, 58 % des habitants du pays se déclaraient Lettons. Les Européens ont intégré des portions entières de l'ex - URSS sans remise en cause (difficile...) ni réflexion préalable. La présence de minorités slaves, essentiellement des Russes et des Ukrainiens, résulte de la politique des nationalités menée par le régime communiste : déplacer les uns pour affaiblir les autres. La crise économique ne peut qu'attiser les tiraillements entre populations d'origine et de religions différentes. Les relations entre la Lettonie et la Russie fluctuent selon la volonté d'appaisement ou de confrontation de Riga. Le gouvernement letton s'est à plusieurs reprises risqué à mécontenter la minorité russophone, en liant citoyenneté et pratique de la langue vernaculaire [Université de Laval]. Plusieurs dossiers soulèvent l'inquiétude... Deux au moins enveniment d'ores et déjà les relations entre la Russie et l'Union Européenne.
Riga a par exemple exigé le respect de l'accord de paix letton-soviétique du 11 août 1920, sans prise en compte des décisions de 1945 entre Alliés. Il stipulait que le district d'Abrene, autour de Pytalovo (à l'est du pays), une ville aujourd'hui au-delà de la frontière, était lettone. 'En 1938, dans le district d'Abrene, il y avait 55 % de Lettons, 41,7 % de Russes et 3,3 % d'autres origines ethniques. En 1945, il y avait 12,5 % de Lettons, 85,5 % de Russes et 2 % d'autres origines ethniques.' [Anderson Edgars - Latvijas Vèsture] En 2005, le Parlement a même provoqué un incident diplomatique en votant une résolution officialisant cinq décennies d'occupation étrangère. Moscou a considéré qu'elle ouvrait la porte à une demande d'excuses, voire de réparations.
Le plus grand fleuve balte, la Dvina se jette enfin dans la baie de Riga. Le fleuve prend sa source en Russie, dans la région de Moscou. Cette particularité a autrefois fait la fortune du port letton. Le tracé de frontière a depuis 1991 mis un terme à cet âge d'or. Moscou ne se prive pas de moduler l'ouverture des échanges transfrontaliers, et joue la carte du fort au faible dans la gestion du bassin-versant de la Dvina. La Lettonie, comme les autres pays du monde en aval des grands fleuves terrestres dépend du pays situé en amont. Aujourd'hui comme hier, l'Union semble désarmée dans le rapport de force qui risque de s'engager à nouveau...
PS./ Dernier article sur les marges russes : Crimée sans châtiments.
Incrustation : drapeau de Lettonie.

Recettes moisies du placard. (Sortir de la crise, mode d’emploi)

La Croix du 24 juin consacre une double page intérieure (8 et 9) à une question pour l'heure saugrenue. Des priorités pour préparer l'après-crise : ou comment expliquer qu'à peine entamée, LA crise s'annonce presque terminée. Cela fait penser aux gens qui ont décidé de se promener en short sur des plages bretonnes au prétexte que l'été a commencé. La pluie les surprend en flagrant délit d'inconséquence, et les mouille aussitôt. Science divinatoire, quand tu nous tiens ! Que ferons-nous quand le soleil reparaîtra, pardon, lorsque la crise aura cessé de préoccuper le monde et tout son train ?
Le directeur de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires) ne jure que par les biotechnologies et les nanotechnologies. Un physicien recommande un grand emprunt pour les chercheurs et une taxe sur les activités polluantes. Un expert climat énergie (sic) verrait d'un bon œil des investissements dans l'habitat, la filière bois, dans la recherche sur les batteries électriques et le stockage de carbone. Il s'attriste de l'étalement urbain - dont acte - mais appelle de ses vœux le renforcement des « grands champions industriels de l'automobile, du BTP ou de la gestion de l'eau ». Que ces derniers aient en bonne partie profité du pavillon périurbain lui échappe-t-il ? A moins qu'il ne cherche à ménager des clients potentiels ? J'extrapole. Le quatrième larron du dossier est un universitaire, professeur d'aménagement du territoire à Paris I Panthéon - Sorbonne.
« Les spécialistes étrangers sont surpris que notre pays comporte encore 80 % de territoires ruraux. Or, depuis une vingtaine d’années, la tendance est à regrouper les activités autour de quelques capitales régionales. On a atteint les limites de ce système : le moindre investissement y est devenu si cher que l’on ne peut plus guère améliorer la vie des citoyens. Ces derniers se tournent d’eux-mêmes vers le tissu rural qui se repeuple, mais les pouvoirs publics n’ont pas pris la mesure du phénomène. Il faut donc avant tout investir dans les maillages de transport avec des trains, des trams ou des bus pour desservir ces pans de territoire. Tout cela coûte très cher mais peut dynamiser le logement et donc le bâtiment, tout comme le développement du commerce et des services. Il y a trois grands territoires en danger : la 'diagonale du vide' qui va des Landes à la Meuse, le Massif central et le Grand Bassin parisien au-delà de l’Île-de-France. Faisons en sorte que l’on puisse prendre un TGV pour Clermont ou qu’on puisse aller facilement à Alençon. Ce sera déjà un pas énorme. »
Oui, je me confesse. J'ai relu plusieurs fois le passage. Ai balancé entre le rire dents serrées et les pleurs en sautant sur ma terrasse. Non, je ne jetterai pas l'anathème contre ce professeur, partant du principe que ce paragraphe résulte probablement d'un entretien téléphonique, forcément réducteur. Ceci étant dit, une pensée tient parfois en peu de mots, surtout lorsque ressurgissent de vieilles thématiques. L'adjectif vieilles renvoie à la France de 1871 ou de 1945. Par centaines, des écrivains, des hauts fonctionnaires, des hommes politiques ont tenté à l'époque d'analyser ce qui n'allait pas. Les échecs militaires immédiats ou mal digérés donnaient l'occasion à un déchainement. Les conclusions ont généralement convergé. La défaite signifiait que la modernité avait campé aux abords de nos frontières, et que la France cumulait les archaïsmes : trop paysanne, trop arc-boutée sur des privilèges, bref, trop figée. Il fallait désormais jouer un vieil air - Du passé faisons table rase - sous un mode mineur.
En 1963, la Datar (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale) a incarné la volonté politique du fondateur de la Vème République. Charles de Gaulle entend moderniser la France à marche forcée, c'est-à-dire sans passer par la loi. De simples décrets ont donc guidé la main des préfets pour agir dans les plus brefs délais. Olivier Guichard porte l'organisme sur les fonts baptismaux, avant de devenir ministre en charge du dossier : ministère du Plan et de l'Aménagement du territoire (1968 - 1969), puis ministère de l'Equipement et de l'Aménagement du territoire (1969 - 1972). A ce poste, il autorise les constructions d'autoroutes à concessions. Signalons l'ouverture de l'avant-port de Fos sur mer (Port Autonome de Marseille) ou du Marché d'Intérêt National de Rungis à la place des Halles parisiennes, il y a 40 ans cette année.
Au nom de l'Aménagement du territoire, bien d'autres opérations ont toutefois vu le jour, pour beaucoup encore contestées. J'en isole quelques unes. En 1963, la Mission Interministérielle d'Aménagement Touristique du Littoral de Languedoc-Roussillon - également appelée Mission Racine - lance le chantier des nouvelles stations balnéaires censées répondre aux besoins des Français privés d'une Côte d'Azur saturée : la Grande Motte, Port-Camargue, le Cap d'Agde, Gruissan, Port-Barcarès, Port-Leucate et Saint-Cyprien. En réalité l'ensemble des littoraux français subit à la même période la pression des aménageurs et des promoteurs. Le maire de La Baule, Olivier Guichard, n'y résiste pas plus que d'autres. Pour les sports d'hiver, le Plan neige vise quelques mois plus tard à multiplier les stations modernes, en rupture avec les anciens villages d'altitude (le Service d'Etude et d'Aménagement Touristique de la Montagne date d'août 1964 / Voir ici).
Aucun secteur n'est vraiment négligé. A la campagne, l'Etat remembre, fait couper les haies, pousse les feux de l'intensivité et de la mécanisation (Les villes boulimiques se nourrissent de campagnes anorexiques). A la ville, il commande de nouveaux aéroports : Roissy, programmé trois ans après l'ouverture d'Orly (inauguré en février 1961), ou encore l'aéroport de Nice, plusieurs fois agrandi dans les années 1960, malgré les risques de raz de marée et de tremblements de terre (Salade niçoise sauce citron). Dans la vallée de la Durance on édifie Serre-Ponçon, barrage achevé à la mi - 1961. Autour de Paris naissent les villes nouvelles au succès mitigé (Ne pas confondre ‘vieille ville nouvelle’ et ‘ville nouvelle d’art et d’histoire’). Les aires urbaines explosent et les paysages périurbains s'enlaidissent à grande vitesse. Quel a été le bilan du cocktail béton et argent public ? Il me semble assez délicat à établir. Je croyais simplement que l'on était enfin revenu de la logorrhée aménageuse. Bien sûr certains attendus du Grenelle m'ont interpellé (Ne pas confondre ‘Grenelle de l’environnement’ et festival des grands travaux subventionnés) mais mon sentiment était que le règne de l'ingénieur appartenait au passé.
C'était une douce illusion. L'idée que l'espace rural mérite toute l'attention des aménageurs me fait penser au gouvernement japonais plaidant pour le maintien de l'étude scientifique des baleines. La diagonale du vide serait donc la cible privilégiée des candidats à l'investissement de long terme. Ah, la bonne diagonale. Que va t-on imaginer ? Un port en eaux profondes dans les Landes, un centre de congrès international dans la Meuse, un technopôle du lacet dans le Limousin, un centre de recherches sur les moteurs à eau dans l'Aube, une plate-forme polinodale dans les Ardennes ? Rien n'est trop grand pour dépenser de l'argent public utilement. Pour cela, il suffit de ressortir les recettes moisies du placard.

Incrustation : recettes du placard.

Et si le sujet de l’épreuve de géographie pour le baccalauréat 2009 était…

Fort des prévisions de sites spécialisés (L'Etudiant), et deux jours avant l'épreuve officielle de géographie prévue le mercredi 24 juin 2009 pour les séries générales du bac, j'ai décidé de me lancer sur le thème Une interface Nord-Sud : le bassin méditerranéen. Voilà qui est dit, personne n'en doute, à l'exception des sceptiques. Evidemment, il me faut commencer par contourner la règle selon laquelle le candidat doit écrire sans l'aide de document. Mais la novlangue bloquant chez moi les synapses, je dois m'enquérir de la bonne définition. Qu'en dit le dictionnaire de Brunet (Les mots de la géographie / Reclus - La Documentation Française (1992) ? Je le promets, j'essaierai pour ceux qui me lisent sans penser au bac, de ne pas multiplier les assauts ennuyeux...
Interface : « Plan ou ligne de contact entre deux systèmes ou deux ensembles distincts. Nom féminin. Il s'y passe en général des phénomènes originaux : d'échanges entre les deux parties : de modification de l'une par l'autre ; d'exploitation de la différence par des entreprises, des villes, des populations entières. Les principales interfaces auxquelles la géographie a affaire sont l'interface entre air et terre, qui est le lieu de vie de l'humanité ; entre terre et mer, ou littoral ; entre montagne et plaine ; entre ville et campagne ; les sahels sont aussi des espaces d'interface ; les frontières et les fronts peuvent être à certains égards considérés comme interfaces. Le terme est également employé pour les espaces abstraits d'échange entre deux sciences différentes. Il peut se produire d'intéressantes innovations aux interfaces, par transfert, analogie, complémentarité, fertilisation croisée. »
Avec un zeste d'honnêteté, on admettra que la définition précédente n'est d'aucune utilité, ou presque. Il faudrait peut-être relancer la vieille discussion autour de la nouvelle géographie, et sur ses concepts tellement novateurs qu'ils ont fini par perdre leur acception première. Dans le sujet retenu en introduction, chacun notera que le mot interface pourrait céder la place au mot zone (ou espace) d'échange. Il ponctue ici un discours qui se donne l'air, l'expression visant à camoufler la gigantesque absence d'originalité du thème. Car les migrants, les commerçants, et les guerriers ont sillonné depuis des millénaires la Méditerranée, mer au milieu des terres. Je ne saurais trop recommander aux candidats de ne pas retranscrire dans le détail la première partie de ce paragraphe. Le correcteur apprécie généralement un ton révérencieux, et juge avec bonhommie celui qui lui donne l'impression d'enseigner LA chose primordiale entre toutes. Ce que le candidat pense du mot interface n'entre donc pas dans les limites supposées de ses attributions !
Ainsi donc la Méditerranée renvoie depuis des lustres aux héros, à la fondatrice de Carthage, à Ulysse et les sirènes, ou encore à Enée. Des peuples y commercent - les Phéniciens, les Egyptiens, etc. - d'autres essaiment le long de ses rivages de nouvelles cités - les Grecs. Certains transforment cette mer en chasse gardée, les Carthaginois d'abord, suivis des Romains. Et hop ! A peine entamé, le sujet fait glisser insensiblement de la géographie à l'histoire antique. Il faut s'en prémunir absolument. Le commerce ? Marseille, Barcelone, Gênes, Naples, Le Pirée, Thessalonique, Alexandrie, Alger sont autant de ports méditerranéens, recevant sur leurs quais des dizaines de millions de tonnes de marchandises. Pendant des siècles Venise a exercé son emprise sur la Méditerranée centrale et orientale. Du point de vue militaire, la Méditerranée a retrouvé au XIXème siècle son importance, avec la renaissance des ambitions impériales françaises (Maghreb), anglaises (Egypte, Malte, Chypre) et italiennes (Libye), puis avec l'ouverture du canal de Suez. Elle constitue même pendant trois ans, entre fin 1941 et juin 1944 le principal théâtre d'opération pour les Alliés occidentaux : combats contre l'Afrikakorps de Rommel en Libye et en Tunisie, débarquement en Sicile et combats dans la péninsule italienne.
Yves Lacoste donnait récemment sa propre synthèse sur le bassin méditerranéen, en montrant que l'adjectif méditerranéen dissimulait une hétérogénéité des climats et des paysages. « Cent-cinquante millions de personnes vivent sur les bords de la Méditerranée, dans des régions unifiées par les mêmes caractéristiques de sols et de climats. En passant de la rive septentrionale à la rive méridionale, l’été sec devient aride, commence plus tôt (dès mai) et termine plus tard (en octobre) : ce phénomène s’observe en Libye, en Egypte ou en Israël, pour lesquels un rapprochement avec le climat sahélien paraît presque plus indiqué. En Méditerranée, les précipitations ne se répartissent pas équitablement : les orages violents et les inondations qu’ils provoquent constituent une menace à la fois grave et banale.
Yves Lacoste récuse le caractère restrictif de la climatologie. Pour lui, le climat méditerranéen ne constitue qu’un élément secondaire, car il tient à considérer chacun des Etats donnant sur le bassin, dans sa globalité. Peu importe à ce titre qu’ils possèdent des marges désertiques (en Afrique) ou océaniques (en Europe occidentale). Ce biais lui permet en outre d’inclure la mer Noire dans son étude. Or celle-ci s’avère impuissante à contrecarrer les rigueurs du climat continental. A ce titre, en Bulgarie, en Ukraine ou dans le Caucase, l’été concentre une part importante des précipitations annuelles : à l’exact opposé de ce que l’on peut observer dans la zone méditerranéenne stricto sensu. » (Tintouin en Méditerranée) On notera que le désert progresse sur plusieurs territoires bordant la Méditerranée, en Espagne, en Sicile ou dans le Péloponnèse, autant que dans certains pays d'Afrique du Nord. Le pompage des nappes phréatiques en Libye, ou la salinisation du delta du Nil en Egypte résultant de l'urbanisation de la moyenne vallée et de la construction du barrage d'Assouan sont deux exemples récents de l'action néfaste de l'homme sur le milieu.
Pour que l'on se rapproche de la notion d'interface, il faut cependant partir du principe que l'étendue maritime ne sépare pas le rivage nord du rivage sud, et que la Méditerranée forme une frontière parmi d'autres : sa largeur maximale atteint tout de même 800 kilomètres. Les médias occidentaux ont certes forcé le trait. Les articles fleurissent sur les îles - étapes. A Lampedusa, les Italiens tentent de canaliser les courants migratoires. Malte se dépêtre tant bien que mal de clandestins tentant de rentrer en Europe. Quant aux îles grecques, beaucoup facilitent le passage entre l'Asie mineure et la péninsule balkanique, en dépit des efforts d'Athènes pour contrer le mouvement (Les evzones de mer). Il reste néanmoins à démontrer que la Méditerranée joue un rôle déterminant. Les faits démontrent autant le contraire ; beaucoup de bâteaux se renversent, ou se perdent en mer, précipitant leurs passagers vers une mort certaine. L'immigration par voie maritime est spectaculaire, mais ne concerne chaque année que quelques centaines de personnes. Les frontières orientales de l'Union offrent plus de recours pour les migrants. Jean Raspail avait évidemment senti le filon : Le Camp des Saints.
Ainsi, l'interface, la vraie, correspond à la frontière méridionale entre l'Union Européenne et le reste du monde. Pour prendre le cas de la Turquie, les candidats à l'entrée s'intéressent autant sinon plus (?) à sa frontière terrestre - et européenne (!) - avec la Bulgarie et la Grèce qu'aux îles grecques de mer Egée. La frontière - interface traverse de la même façon les Balkans, puisque se juxtaposent pays membres de l'Union et pays extérieurs à celle-ci : l'Albanie, la Croatie, la Macédoine, la Bosnie, le Kosovo et la Serbie. L'écart des législations et des coûts de main d'œuvre stimulent les échanges autant que le passage des clandestins. Du point de vue économique, la Méditerranée représente en réalité une zone d'échange relativement modeste, comparée à d'autres régions du monde.
Il y a des ports - voir plus haut - mais leur activité doit peu à l'interface. Si l'on prend le cas de Marseille (chiffres de janvier à mars 2009), les trois quarts du trafic proviennent des hydrocarbures. L'Algérie n'est qu'un exportateur parmi d'autres, au même titre que les pays du Golfe Persique ou que ceux du Golfe de Guinée. Les conteneurs (10 %) et le vrac arrivent du monde entier. Barcelone, avec moins de la moitié du trafic marseillais (environ 40 millions de tonnes), est un port davantage tourné vers les industries automobiles (Volkswagen), chimiques et électroniques. Les ports européens décrivent les réalités d'un commerce mondialisé plus que des échanges entre le nord et le sud de la Méditerranée. L'Algérie a perdu toute capacité industrielle (El Watan) et n'exporte que des matières premières (comme la Libye). Avec l'Egypte, elle reçoit des matières premières alimentaires, mais pas uniquement en provenance de l'Europe (Amérique du Nord). Deux pays pourraient éventuellement rentrer dans la catégorie recherchée : le Maroc (Au Maroc, le désert est si proche) et la Turquie (Au pays déraciné). Mais la Méditerranée ne les rejette pas loin de la rive nord. La Turquie rogne même sur le continent européen, tandis que Gibraltar sépare peu le Maroc du sud de l'Espagne. Et les échanges un temps suspendus entre les deux pays ont progressivement repris.
Alors la Méditerranée, interface ? Il reste au candidat du jour à broder sur les croisières pour touristes européens en goguette, à évoquer le trafic passager entre l'Espagne, la France, l'Italie d'une part, et le Maghreb d'autre part. La culture et les discours sur le dialogue euro-méditerranéen permettront d'agrémenter la conclusion. Mais je ne me vanterai pas en rendant ma copie. Conviction insuffisante, malgré un sujet passionnant, mais biaisé à cause de la formulation. Et si vous me lisez en tremblant à la pensée de l'épreuve d'après-demain, je vous conjure de ne rien prendre au pied de la lettre. A vous d'en tirer le meilleur, et bon courage !

Incrustation : aide-scolaire skyrock.

Le Pacifique, frontière indépassable. (De la crise sans précédent traversée par la Californie)

Alors que les têtes se tournent vers d'autres horizons, les médias français n'accordent qu'un intérêt mineur à la situation économique de la Californie. Les Américains ont élu le meilleur président possible. General Motors a perdu de sa superbe mais bénéficiera d'une nationalisation - démantèlement. Les signes de reprise, comme la végétation luxuriante autour de Tchernobyl, annoncent un printemps éternel. Que pourrait-il arriver désormais de désagréable ? Time prend à contrepied ces sérénades lénifiantes entendues également ici ou là en Europe. Le journaliste Kevin O'Leary s'interroge sur les conclusions tirées par l'administration Obama de la déroute financière du Golden State : « Les Etats-Unis doivent-ils rester sourds aux maux de la Californie ? »
Même s'il commence par le portrait d'un jeune chômeur latino ayant charge d'âmes et survivant grâce aux aides publiques, le journaliste du Time s'emploie à dresser un bilan à la fois général et précis des menaces pesant sur l'Etat de Californie. Il veut parler d'un cas parmi 154.000, pour montrer à ses lecteurs qu'il ne s'agit pas d'un problème macro-économique virtuel. Les décisions du gouverneur retombent en pluie fine sur ses administrés. En résumé, les banques ne souhaitent prêter à l'Etat de Californie qu'avec un fort taux d'intérêt. Les recettes diminuent, et les dépenses progressent. Arnold Schwarzenegger a donc proposé de mettre en corrélation les secondes avec les premières. Pour cela, il évoque l'arrêt du versement des aides sociales, qui maintiennent tant bien que mal 500.000 Californiens la tête hors de l'eau... Dans la huitième économie du monde, rien ne va plus.
« Comme ses électeurs ont refusé un premier plan de réajustement budgétaire, le gouverneur a annoncé vouloir diminuer brutalement les dépenses de l'Etat, au risque de le précipiter dans le Tiers-Monde : les aides sociales s'arrêteraient, tout comme la gratuité des soins pour un million d'enfants défavorisés, les bourses pour élèves brillants et méritants, les prisonniers non-violents pourraient recouvrer la liberté, des centaines de parcs publics fermeraient et des milliers d'enseignants ne toucheraient plus leurs salaires. [(1)...] Alors que son budget accuse un déficit de 25 milliards de dollars et qu'une cessation de paiement se profile dès le mois de juillet, l'Etat de Californie risque la banqueroute, avec des réactions en chaîne sur l'activité économique et sur le budget fédéral. Il ne faut pas attendre une augmentation des impôts, celle-ci ayant d'ores et déjà été prévue dans le plan de sauvetage voté par les démocrates en février [(2)...] »
Tout cela rentre dans le cadre d'une campagne d'intimidation vis-à-vis de l'administration fédérale, qui pour l'heure ne s'en laisse pas compter. En Californie, on dramatise sans doute un peu, et on fait le parallèle avec les grands noms de la banque ou de l'assurance auxquels l'Etat fédéral a prêté des sommes astronomiques : trop gros pour disparaître... Sur place, beaucoup attendent du président des Etats-Unis l'annonce d'un sauvetage fédéral. Or celle-ci se fait attendre. Washington craint visiblement d'ouvrir une brèche dans laquelle s'engouffreraient d'autres Etats mal gérés ; encore faudrait-il prouver qu'il y a eu mauvaise gestion. Qui sait si l'on ne s'y réjouit pas in petto de voir mariner dans leurs problèmes ces Californiens arrogants, et facilement frondeurs ? Peut-être même faut-il voir dans ce silence fédéral, l'expression d'une réprobation morale vis-à-vis d'une Amérique souvent taxée de permissive, voire de marginale ?
Dans ce jeu de poker menteur, l'administration Obama prend plusieurs risques. Localement, elle donne des munitions à ceux qui en Californie s'estiment citoyens d'une autre Amérique, en rupture avec la précédente ; pas seulement par l'importance des hispanophones. Ainsi que le remarque Kevin O'Leary, l'administration Obama prend surtout le risque d'une dévalorisation de la dette américaine par ricochet avec la dette californienne, juste au moment où un grand créditeur de l'Amérique, la Banque d'Etat chinoise s'interroge publiquement sur la nécessaire diversification de ses investissements à l'étranger.
Dans l'article de Time, l'allusion à la grande crise des années 1930 renvoie en outre aux fondements géographiques des Etats-Unis, nés d'abord de la traversée de l'Atlantique par les puritains anglais ('Le Nouveau Monde', comme une ode à l'Ancien Monde). La crise économique de 1810 - 1820 provoquée par la fin des guerres de l'Empire français et la guerre maritime avec l'Angleterre a correspondu à une sortie des limites des Treize colonies. Les Américains franchissent les Appalaches, empruntent l'Hudson et la Mohawk en direction du Saint-Laurent et des Grands Lacs. La crise de 1857 suivie par la guerre de Sécession (1861 - 1865) a ensuite donné un coup de fouet à l'étalement des colons européens dans les Grandes Plaines et a accéléré le franchissement du Mississippi. De la fin de la Première guerre mondiale à la crise de 1929, avec un rebond après 1945, la Californie a constitué enfin un nouvel eldorado pour une Amérique sans cesse en déclin, et toujours renaissante. Je résume là à grands traits le thème ultra classique de la frontière repoussée vers l'Ouest. S'essoufflant à un endroit, l'Amérique repartait plus fort à un autre.
Rien ne permet de prédire l'avenir de la Californie, même si l'inquiétude l'emporte sur la sérénité. Il n'en demeure pas moins que le budget de l'Etat révèle une reprise du mouvement perpétuel. Tant pis pour le passé, je vais refaire ma vie ailleurs. Des Californiens quittent leur Etat, et disparaissent en tant que contributeurs au budget : dans quelles proportions ? Seule la chute des recettes fiscales permet d'en donner la mesure. Où partent-ils, faute de pouvoir repousser vers l'Ouest une nouvelle fois la frontière ? Kennedy imaginait la conquête spatiale comme une sorte de substitution. Il y a près de cinquante ans, il prenait acte du caractère indépassable du Pacifique.
De juillet 2007 à juillet 2008, le solde migratoire de l'Etat de Californie a enregistré un déficit de 144.000 personnes, ce que l'on avait pas observé depuis le début des années 1990 (LA Times). L'administration du Trésor de Californie note que le phénomène a commencé il y a plus de quatre ans, au plus haut des prix de l'immobilier, avant même le déclenchement de la crise (Dallas Morning News). Les déçus se comptent par milliers (Denver post). D'après l'Orange County's Register, les partants choisissent surtout le Texas, l'Etat de Washington, l'Oregon et l'Ohio. Certains franchissent le Pacifique, peut-être en direction de l'Australie et la Nouvelle-Zélande, en quête d'un climat jugé proche de celui de la Californie. La majorité traversent les Rocheuses et replongent dans la Vieille Amérique. Resteront les plus pauvres, et ceux qui ont trop à perdre (biens immobiliers, entreprises, etc.). National Bubble donne une petite idée de l'exaspération des candidats au déménagement. Cela n'augure rien de bon dans l'Etat de Californie, de part et d'autre de la frontière.

PS./ Geographedumonde sur la Californie. Utopie en tâche.


[1] « After voters rejected a slew of convoluted budget-balancing measures, the governor has proposed cuts to programs that would make California more like a struggling Third World state than 21st century America: welfare subsistence benefits would end, 1 million poor children would lose health care, college aid for the state's best and brightest would be phased out, nonviolent prisoners would be released, hundreds of state parks would be shuttered, and thousands of teachers would lose their jobs » / Time.
[2] « After voters rejected a slew of convoluted budget-balancing measures, the governor has proposed cuts to programs that would make California more like a struggling Third World state than 21st century America: welfare subsistence benefits would end, 1 million poor children would lose health care, college aid for the state's best and brightest would be phased out, nonviolent prisoners would be released, hundreds of state parks would be shuttered, and thousands of teachers would lose their jobs » / Time.


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