lundi 28 juin 2010

Le creux entouré de vide. (L'Elysée, l'opposition et les médias sur la question de l'immobilier)

Combien faudra-t-il de temps pour qu’au plus haut niveau de l’Etat – d’une part – et dans les médias – d’autre part – on abandonne l’approche religieuse de l’immobilier ? Verra t-on que les décisions des uns cessent de trouver une répercussion automatique dans la presse ? Les bulles rédigées à l’Elysée se trouvent reprises in extenso, sans l’ombre d’une critique ni d’un début de commentaire. L’auditeur ou le lecteur doit-il se conformer à l’attitude révérante d’un bonze lors d’une visite du dalaï-lama ? Je ne crois personnellement pas au dieu – immobilier, ce qui explique ma grande difficulté à répondre par l’affirmative à cette question…
Heureusement, Le Monde se rattrape en octroyant dans son édition du 3 octobre un tiers de colonne à un analyste de Breakingviews. Comme la semaine dernière, le ton sans appel et la concision éclairante s’expliquent parce que le journaliste parle des Etats-Unis, et non de la France. Le titre indique l’origine de la crise financière du moment. L‘immobilier est le moteur de la crise : que les croyants s’abstiennent, sinon ils vont déchirer leurs vêtements. Que lit-on ? Les politiciens de Washington se trompent dans leur tentative de sauver le système banquier américain : c’est pourtant l’objectif affiché de la première mouture du plan Paulson. Car, indique Robert Cyran, les prix continuent à baisser aux Etats-Unis au cours de l’été. « Selon l’indice Case-Schiller de l’agence Standard & Poor’s, qui passe au crible 20 agglomérations américaines, la valeur moyenne d’une maison familiale a perdu 20 % par rapport au plus haut du marché. » S’ensuit le rappel des records battus, concernant l’accumulation des invendus et le nombre dérisoire de transactions, sans équivalent depuis les années 1950.
Mais Breakingviews se place au plan économique, et veut en arriver aux effets généraux de la situation. Encore faut-il prendre toute la portée d’un chiffre donné négligemment : les Américains ont été jusqu’à 69 % propriétaires de leurs logements au début des années 2000, ce total étant en 2008 en baisse d’un point. Lorsque les prix baissent, nombre de propriétaires se sentent dépossédés, victimes d’appauvrissement. Ils se trompent, car la richesse liée à la hausse spectaculaire des deux dernières décennies a été aussi virtuelle que la baisse à venir pour les acquéreurs d’avant 1990, et plus encore pour tous ceux qui ne vendront pas dans un futur immédiat. Rien n’empêchera les croyants ravis de l’augmentation des prix de l’immobiliser de se laisser ronger par le dépit. Dans le premier rejet du plan Paulson, l’Américain de la rue a su visiblement capter l’attention de son représentant ou de son sénateur. Il rembourse péniblement les emprunts contractés pour l’achat de sa maison et de sa voiture. En tant que contribuable, il refuse de secourir les banques : primo, celles-ci lui mettent le couteau sous la gorge pour payer ses traites dans les délais, et secundo, elles ont fait preuve d’une singulière légèreté dans la gestion de l’argent des (propriétaires) Américains.
« La crise immobilière a enfanté la crise financière, laquelle engendre ses propres effets. Les hypothèques classiques sont devenues onéreuses, et les formules plus sophistiquées quasiment introuvables. La pénurie de crédit, qui s’est accentuée, va encore déprimer la demande et tirer les prix vers le bas. » Robert Cyran conclut sur les liens entre l’augmentation du chômage et l’augmentation des défauts de paiements. Plus les banques feront face à des clients défaillants, moins elles distribueront de prêts à la consommation. Le mot récession tombe. Mais tout cela se passe aux Etats-Unis.
Dans les pages consacrées à la France, le Monde fait preuve en revanche d’un ton plus contenu, pour illustrer la gravité de la situation. Christophe Jakubyszyn file la métaphore ferroviaire : « le gouvernement annonce un train de mesures de soutien à l’immobilier. » Dès la deuxième phrase, l’évolution constitutionnelle si commentée de la Cinquième République saute aux yeux : « A l’issue d’une réunion à l’Elysée, mercredi soir, la présidence a annoncé les détails d’un plan de soutien… » Sans trop savoir ce qui se passe à Matignon, le journaliste livre la substance des décisions. L’Etat va acheter « 30.000 logements mis en chantier par les promoteurs immobiliers mais n’ayant pas trouvé d’acquéreurs. » Qu’est-ce qui justifie les montants à l’unité (entre 180 et 200.000 €), et que deviendra par la suite le parc de logements ainsi constitué ?
Y installera t-on les militaires expulsés des casernes transformées en cités universitaires ? Ces questions restent sans réponse. En revanche, Christophe Jakubyszyn explique que les invendus freinent l’activité du bâtiment, avec des milliers d’emplois en suspens. Que n’y avait-on pas pensé plus tôt ?! Il faudrait que l’Etat en achète le double ou le triple, pour sauver l’immobiler et relancer l’emploi. Ah, la glorieuse époque des Ateliers nationaux ! Quelqu’un ose parler d’argent ? Quelle vulgarité… « Selon nos informations, le gouvernement, qui présente cette nouvelle dépense comme ‘un investissement’, empruntera cette somme sur les marchés. » Les vendeurs réclament un chèque, la bagatelle de 5 ou 6 milliards d’euros.
Le train ne s’arrête pas là. L’Etat va subventionner plus largement l’achat immobilier : les communiquants préfèrent parler d’un élargissement du droit d’accession sociale à la propriété. Celui-ci bénéficiait aux 20 % de ménages les plus pauvres, la proportion passant à 60 %. Enfin, les acheteurs pourront réclamer chaque mois l’équivalent d’un loyer payé en HLM pour couvrir tout ou partie de leur remboursement d’emprunt. Derrière les formules contournées, l’affaire ne souffre aucune discussion : l’Elysée prend la responsabilité d’une vaste distribution d’argent public, en pure perte. Le mot gaspillage convient, parce que ces incitations vont produire l’effet inverse de celui désiré : Robert Cyran (voir au-dessus) ne laisse planer aucun doute sur le sujet. Toutes ces mesures vont soutenir les prix, depuis longtemps déjà artificialisés. Ces derniers demeureront élevés et décourageront les candidats éventuels, d’autant que les banques ne quitteront pas de sitôt la zone de turbulences.
Tout cela ne fera que retarder l’issue implacable : l’abaissement des prix. Où sont les hommes d’Etat ? Qui prévient la population que l’on a baigné pendant deux décennies dans une euphorie si ce n’est dangereuse, en tout cas stérile ? Qui alerte la population sur la prochaine rectification des prix ? Les croyants dans l’immobilier [voir les incohérences délirantes des sondés, dans cette étude commandée par l’Observatoire du logement et Nexitis (…)] voient dans ces mesures un culte rendu à leur dieu, et dépassent en nombre les sceptiques. Plaire au plus grand nombre permet donc de soigner sa courbe de popularité et de préparer sereinement les prochaines échéances électorales. Ce cynisme me répugne. Mais il faut quand même rendre justice au pouvoir en place. Prétendre que les données du problème datent de l’élection présidentielle de mai 2007 est tout simplement malhonnête ! Que disent les tenors de l’opposition parlementaire, si ce n’est leur embarras ? Ceux qui s’expriment à juste titre rencontrent peu d’échos, comme Michel Sapin. Quels intellectuels s’insurgent contre ce train de mesures, le précédent ou les suivants ? Que gagnent les médias à ne pas critiquer le verbiage politique du moment ?
Le creux entouré de vide.

Alexandre Soljenitsyne évoquait le déclin du courage à Harvard le 8 juin 1978. Un passage m’accroche particulièrement :
« La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (…) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : ‘tout le monde a le droit de tout savoir’. Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information. (…) Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant. Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d’être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m’est arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes … peut-être un professeur d’un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. »
PS./ La blogosphère sauve l’honneur ; citons entre autres Econoclaste, Telos ou encore le blog immobilier
PS. (bis) / Geographedumonde sur la bulle immobilière en France : Par l’opération de Pont-Saint-Esprit

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