lundi 28 juin 2010

Des difficultés d’être à la fois fils et retraité. (Le vieillissement, dans le livre de David Lodge ‘La vie en sourdine’ / Payot - Rivages 2008)

Le dernier livre de David Lodge s’intitule La Vie en sourdine parce qu’il était impossible de retranscrire le jeu de mot de l’auteur. Deaf Sentence aurait pu éventuellement se transformer en « Condamné au silence » bien moins amusant. Car l’allusion à la peine de mort n’échappera pas aux anglophones : death et deaf s’interchangent facilement. Le sourd subit une coupure avec le monde audible qu’il supporte mal. S’il succombe à ses démons, il rend autrui responsable de ses propres malheurs. Les autres parlent aux autres, et je reste en retrait. On s’amuse sans moi devient vite on se moque de moi, de sorte que la surdité ressemble à une sentence prise par un tribunal anonyme. Le jeu de mot du titre souligne également que l’isolé reclus dans sa solitude réfléchit à sa condition humaine. Les ermites et religieux retirés du monde, les gardiens de phare ou les bergers, les parents élevant seuls plusieurs enfants en bas âge partagent avec les sourds ce redoutable privilège. Seulement pour les premiers, il s’agit d’un choix. Au total, la compréhension de la condition humaine passe par une acceptation des fins dernières. Or ne plus entendre ou se retrouver coupé du monde signifie d’une certaine façon mourir un petit peu. Les sourds savent que le monde tournera après notre mort.
David Lodge considère manifestement aussi cette facette d’une demi-mort précoce, même s’il la dissimule sous un ton badin. Desmond Bates – le personnage principal de La Vie en Sourdine – se désole in petto que les sourds fassent rire. Les aveugles susciteraient dans le même temps l’admiration ou la compassion. L’auteur fait mouche parce que la surdité renvoie pour un grand nombre de personnes (dans quelles proportions ?) à l’entrée dans l’âge mûr… Les personnes âgées pâtissent généralement d’une dégradation de l’ouïe, ce que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le roman. On sourit en lisant les dialogues en forme de monologues, les questions provoquant d’autres questions (quoi ? Comment ?), les phrases détournées, les contrepèteries improbables, les prénoms broyées… La personne âgée sourde tient lieu de condamné à mort, celui qui se trouve dans l’incapacité de rentrer, celui dont l’espérance de vie signifie l’absence d’améliorations.
Que l’on ne recherche pas dans ces quelques lignes une critique du roman de David Lodge (voir celle du Monde, de TV5, ou Mediapart). Celui-ci se suffit à lui-même, et rien ne m’irrite davantage que les résumés d’oeuvre. L’histoire d’un universitaire en pré-retraite au nord de Londres ne peut se condenser. Puisque l’auteur publie depuis plus de deux décennies, les lecteurs connaissent ses points forts : une maîtrise rythmique, le sens de la mise en scène du milieu universitaire, et l’humour. Il montre un talent indéniable pour disséquer les névroses de l’Occident. Le goût du paraître démultiplie les risques de devenir ridicule. L’obsession de la performance sexuelle renvoie à la misère affective moyenne. Les sociétés occidentales affirment une modernité éloignée du christianisme, mais interrogent à longueur d’années les églises et en particulier l’église romaine sur la fidélité dans le mariage, le rapport père – fils, la nécessité d’obsèques religieuses pour les incrédules, les agnostiques ou les athées… David Lodge fait encore la preuve dans La vie en sourdine de la force de la fiction, de sa supériorité ? Tout dans cette histoire ne mérite pas des éloges. Je pense plus précisément à un passage dans lequel le personnage se rend en Pologne. Cette visite à Auschwitz me semble presque incongrue, compte tenu du reste du récit. Certains y verront peut-être l’écho à un autre voyage, celui d’Alex Loom, l’étudiante nymphomane venue des Etats-Unis poursuivre sa thèse : discrète condamnation de l’Amérique et appel à resserrement des liens distendus entre le Royaume-Uni et l’Europe continentale ?
On gagnera en tout cas à s’arrêter sur un thème central, celui du vieillissement. David Lodge prend soin de ne pas confondre totalement cette question avec celle de la mort. Ainsi, le personnage principal a perdu sa première femme emportée par un cancer. Celle-ci meurt sans souffrir de sénilité. Dans La vie en sourdine, les hommes vieillissent moins bien que les femmes, celles-ci témoignant d’une plus grande intelligence des situations. Elles se prennent en main et combattent le laisser-aller physique. Elles ne butent pas sur un échec professionnel, tandis que les hommes se révèlent incapables de rebondir à l’âge de la retraite, se contentant ensuite de vivre dans le souvenir de leur vie d’actifs. Le père de Desmond Bates, ancien musicien de jazz – band, ressasse ses souvenirs musicaux. Lui-même ne revient à la vie que quand on le sollicite pour encadrer un travail de recherche, ou pour donner des conférences à l’étranger. Dans le roman, les femmes dans leur temps prennent acte des changements et de la nécessité de s’adapter, tandis que les hommes hors du temps s’accrochent au passé, bientôt incapables de dominer le présent.
David Lodge s’attache néanmoins à éviter l’écueil du simplisme. Le vieillissement concerne tout le monde, le jeune retraité en même temps que son vieux père approchant quatre-vingt dix ans. Le plus jeune se plaint tandis que le plus vieux fait preuve de plus de détachement ! Le vieillissement du père réveille la conscience du fils : lui qui habite à l’opposé de Londres, fait-il assez en lui rendant visite une fois par mois ? Le père réside seul dans l’ancienne maison familiale décrépite : à chaque passage, Desmond Bates ressent de la honte – l’octogénaire s’habille comme un clochard – du dégoût devant la saleté, et surtout de l’énervement. Certes, l’incommunicabilité pourrit invariablement la vie en société, mais elle s’accentue avec l’âge. Un père et un fils se heurtent d’autant plus qu’ils sont vieux. Un miracle s’opère cependant. Le lecteur ne peut se consoler à la légère. Il n’identifiera aucune victime ni aucun bourreau dans La vie en sourdine. L’octogénaire, on le devine aisément, a fait des choix dans l’existence. Il en subit sur le tard les conséquences.
Ses petits-enfants le supportent mal, celui qui le découvre un matin inanimé au pied de l’escalier s’est rendu sur place parce que son père l’avait sommé de le faire. On ne sait si les petits-enfants ont montré de l’ingratitude, mais il semble que le grand-père s’en est désintéressé. Au total, seul son fils lui rend visite. Le vieillard refuse de quitter sa maison. Il manque à plusieurs reprises d’y déclencher un incendie, mais n’échappe pas à une chute fatale. Celle-ci ne résout rien puisqu’il se retrouve à l’hôpital. Le fait d’être propriétaire d’une maison dans la banlieue d’une des métropoles les plus chères au monde n’y change rien. La vente lui garantirait une vie meilleure, plus proche de son fils. Mais la maison a le dernier mot, seul personnage vraiment inquiétant du roman. En dépit de sa discrétion, le père de Desmond ne déclenche pas l’apitoiement, car il est égoïste. L’octogénaire se fiche complètement des tracas de son fils retraité, de sa surdité, du fait que la période de Noël sonne douloureusement pour un veuf ou que chaque déplacement de part et d’autre de Londres se transforme en périple fastidieux. Au fond, le vieillissement ne les soude pas, bien au contraire. La mort qui sonne finalement apporte seule la sérénité au survivant.
Merci David Lodge…
PS./ Geographedumonde sur le vieillissement [Facture salée pour sucrer les fraises] et sur le Royaume - Uni : Liverpool, capitale pour baby-boomers.

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