mardi 29 juin 2010

Mao victorieux ? (Du livre de la pianiste Zhu Xiao-Mei, ‘La rivière et son secret’ / Laffont - 2007)

Près de deux ans après sa parution, et par la grâce d'un prêt amical, je termine la lecture de La rivière et son secret de Zhu Xiao-Mei [Robert Laffont / 2007]. Cette pianiste franco-chinoise excelle dans le répertoire de Bach, et en particulier dans les Variations Goldberg. Son livre mérite sans conteste d'être lu, même s'il n'échappe pas aux écueils du genre. Celui qui désire rendre un témoignage par écrit croit rentrer dans un genre codifié et tombe en réalité dans le piège du sous-genre. Zhu Xiao-Mei passe du récit autobiographique à la confession, mais n'en exploite qu'insuffisamment les ressources.
L'orchestration du contexte historique, les arguments philosophiques ou moraux restent au stade de l'ébauche. Autant le dire, Zhu Xiao-Mei pêche de ce point de vue en privilégiant une trame linéaire qui rabaisse le plus extraordinaire au niveau du plus anodin. Les passages consacrés à son enfance, à son séjour aux Etats-Unis après l'exil, ou encore à son expérience plus récente en France ne parviennent pas tout-à-fait à captiver. Les excuses ne manquent pas néanmoins. La pianiste avoue une pudeur maladive que l'on imagine propre à inhiber ses sentiments. On comprend également sans grand mal les ravages causés par la Révolution Culturelle, la réticence à remuer le passé, la peur mêlée à la honte. En peu de pages, Zhu Xiao-Mei raconte son histoire, mais veut en même temps remercier ceux qui l'ont aidée, et demander pardon à ceux qu'elle a négligés ou peinés. Qui trop embrasse mal étreint.
J'indiquerai un peu après combien les failles de son livre révèlent moins une maladresse ou un faible discernement qu'une somme de non-dit, de vérités enfouies. Autant certains passages ne valent guère que l'on s'y arrête, autant l'expérience de la Révolution Culturelle témoigne d'une intelligence et d'une sensibilité aigües. Fixé sur le souvenir des ouvrages d'Harry Wu [Une Poignée de Noix Fraîches], il me faut reconnaître à quel point les chapitres consacrés à cet épisode de la vie de la pianiste m'ont emballé. La réussite n'est pas mince, car l'on n'ignore rien de sa survie. Zhu Xiao-Mei brosse un tableau de la capitale chinoise à la fois vivant et ramassé. Elle décrit la montée en puissance et l'enchaînement des événements. On n'attend pas l'arrivée des Gardes Rouges, parce qu'on croit assister aux premiers pas d'une adolescente apprenant son futur métier. Elle est reçue au Conservatoire de Pékin en 1960, alors qu'elle a onze ans. Dans cette partition tragique, les voix rentrent dans le jeu les unes après les autres, avec au départ le portrait du bienfaiteur des lieux, un Chinois originaire d'Indonésie qui a consacré toute sa fortune au Conservatoire. On réalise plus tard que le généreux mécène n'en tire aucune protection, bien au contraire.
Le premier maître de Xiao-Mei, Pan Yiming, surnommé Maître Pan se montre immédiatement découvreur et pédagogue. Il a deviné les talents cachés de la jeune fille. Il ne lui dissimule en rien le travail à accomplir, tout en trouvant les mots pour susciter ardeur et enthousiasme. Pan Yiming incarne la résistance absolue aux futurs mots d'ordre. « Il faut beaucoup de culture, me dit-il, beaucoup de sensibilité, beaucoup d'imagination, Zhu Xiao-Mei, pour être bonne musicienne. Je peux t'apprendre à jouer du piano mais je ne peux pas tout te donner. Lis beaucoup, multiplie les expériences. Tu verras, c'est crucial. » Pourtant, au pire moment de la Révolution Culturelle, cet homme plein d'humanité assiste silencieusement à une auto-critique de sa jeune protégée devant tous les élèves du Conservatoire. Peu de scènes décrivent avec une telle économie de mots une violence aussi extrême. Le lecteur retient son souffle parce qu'il s'imagine entre Zhu Xiao-Mei debout sur l'estrade et son Maître assis.
Parce qu'on l'a étiquetée Chushen Buhao - c'est-à-dire née dans une famille favorisée - et parce qu'elle a tenté un jour de faire une fugue, la directrice l'a sommée de rédiger un texte dans lequel elle avoue sa faute. Elle doit faire amende honorable en public : « C'est la faute de ma famille, bourgeoise et capitaliste, qui a toujours exploité le peuple. Comme le dit Marx, l'existence détermine la conscience. Les prolétaires ont une vision prolétaire du monde. Les bourgeois une vision bourgeoise. Si l'on veut changer leur conscience, il faut changer leur existence. C'est aussi à cause de mes lectures. Depuis longtemps, j'ai en effet lu la littérature bourgeoise, sans esprit critique : Tolstoï, Tchekhov, Dostoïevski, Pouchkine, Romain Rolland, Balzac, Flaubert et Zola. J'ai été pervertie par l'exemple individualiste de Marie Curie. [...] Les capitalistes cherchent à assurer leur pérennité, à façonner l'esprit de leurs successeurs en produisant ces oeuvres littéraires petites-bourgeoises. Les communistes n'ont pas besoin de les lire : il leur suffit d'imiter les soldats, les paysans et les ouvriers. C'est aussi à cause de la musique occidentale. » Etc. Zhu Xiao-Mei couronne cette scène atroce par le geste de Pan Yiming forcé de lui infliger une rebuffade devant tout le monde. Elle n'a que treize ans.
Durant l'été, Shangshan Xiaxang oblige, la pianiste en herbe avec tous ses camarades partent travailler dans les champs. Les soirées se passent entre séances de dénonciation et auto-critiques, mais Zhu Xiao-Mei prend tout au pied de la lettre. Une scène déclenche l'hilarité en même temps que l'effroi. Il s'agit d'une soirée consacrée au commentaire d'un texte lamentable du Grand Timonier, qu'elle cite in extenso. « Devenu révolutionnaire, je vécus parmi les ouvriers, les paysans et les soldats de l'armée réolutionnaire et, peu à peu, je me familiarisai avec eux et eux avec moi. C'est alors, et alors seulement, qu'un changement radical s'opéra dans les sentiments bourgeois et petits-bourgeois qu'on m'avait inculqués dans les écoles bourgeoises. J'en vins à comprendre que, comparés aux ouvriers et aux paysans, les intellectuels non rééduqués n'étaient pas propres ; que les plus propres étaient encore les ouvriers et les paysans, plus propres, malgré leurs mains noires et la bouse qui collait à leurs pieds, que tous les intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. » Mao - saint-François de pacotille - donne le la à toute une génération. Il n'a pas appliqué le début du commencement de ces recommandations : aux autres de se badigeonner de fange. La naïveté du commentaire de l'auteur dit le manque absolu d'esprit critique, son désir profond - à l'époque - de revenir dans le droit chemin.
A la rentrée des classes, la direction supprime les cours individuels. Tout le monde doit jouer en même temps la même partition. Les compositeurs occidentaux disparaissent progressivement des programmes. Atmosphère crépusculaire, renforcée par le ton de l'auteur. Rien ne paraît la troubler. Tout a une explication. Et puis les slogans fusent : Beethoven était un égoïste, Bach a écrit toute sa vie pour l'Eglise, Chopin ce n'est rien qu'un sentimental... Arrive le moment d'imposer les œuvres de substitution. « Le Petit Berger, Le Retour de l'entraînement au tir ou encore La Danse des blés. L'œuvre la plus gaie est Le Retour de l'entraînement au tir. » Au printemps 1966 s'approche le paroxysme. Les mots d'ordre circulent, transmis dans les assemblées appelant les étudiants à défendre la Révolution. Zhu Xiao-Mei assiste à l'explosion de violence, les ennemis tirés par les cheveux, battus à coup de barres de fer, les exécutions sommaires. Rien n'arrête la spirale. Pan Yiming lui-même passe un mauvais quart d'heure. Un jour qu'elle souhaite récupérer des partitions compromettantes, elle tombe sur un ami qui lui déconseille de pénétrer dans la pièce. L'odeur trahit le crime, les corps décomposés entreposés par les Gardes Rouges. Il n'y avait plus de musique. Il n'y a plus d'enseignants. Ce sont les soldats qui mettent un terme à l'anarchie. Les élèves quittent ensuite les lieux en direction des camps d'internement. Ils ont dû préalablement consigner par écrit les crimes commis par leurs propres parents.
Les cinq années de camps précèdent un retour à la vie normale. En 1979, Zhu Xiao-Mei obtient par miracle un visa pour rentrer à Hong-Kong. De là, un avion l'amène aux Etats-Unis. Le récit sombre dans l'évocation d'une expatriation douloureuse mais finalement assez banale. On a juste le temps de savourer l'achat de la première poupée, caprice émouvant d'une jeune femme d'une trentaine d'années jusque là privée de jouets. Le dernier tiers du livre est consacré à sa deuxième expatriation, des Etats-Unis vers la France. Encore une fois, le lecteur s'amuse (...) de la bêtise administrative française, mais subit surtout les progrès de la musicienne. Une vie tout entière vouée au piano offre peu de relief, insuffisamment en tout cas pour contrebalancer l'intérêt créé par la narration des années de conservatoire. Zhu Xiao-Mei déclare son amour à Paris, mais l'hommage met presque mal à l'aise. Qu'exprime-t-elle de la capitale française, en dehors de quelques noms de lieux ?
Elle effectue beaucoup plus tard un séjour à Pékin, et se contente de décrire vaguement les transformations de son ancienne ville. Les gens y cherchent le confort matériel, mais la pianiste se tait sur la pérennité du régime, ne prononce même pas le mot de Tiannanmen. Elle s'excuse du manque d'effusion lors des retrouvailles familiales : mais est-ce bien de la retenue ou au contraire l'impact d'un lavage de cerveau collectif ? A propos de ces anciens compagnons d'exil rencontrés par hasard, au Japon ou à Paris, elle parle de perte irrémédiable. « La Révolution Culturelle a cassé en eux tout désir d'absolu. » [P.111] Sa mère confie t-elle à un autre endroit, est fière parce qu'elle a réussi. Pourtant, lorsqu'à la fin du livre, elle s'interroge sur l'histoire chinoise contemporaine, elle cherche encore à séparer le bon grain de l'ivraie, comme si le Grand Bond en Avant ou la Révolution Culturelle représentaient des accidents. « Je me pose souvent la question de savoir si je dois haïr Mao Zedong pour ce qu'il m'a fait. Ses analyses a priori n'étaient pas fausses. Il fallait libérer le peuple chinois. » [P.303] Et Zhu Xiao-Mei poursuit par le récit des atrocités perpétrées au XIXème siècle par les Anglais. Or les communistes chinois n'ont pas libéré la Chine en 1949, ils ont simplement combattu le régime de Tchang Kai-Chek. En outre, leur victoire doit beaucoup à la Seconde Guerre Mondiale. Sans l'invasion japonaise, les quelques centaines de communistes épuisés par la Longue Marche n'auraient jamais pu renverser les Nationalistes.
On ne peut que chercher dans son histoire, celle d'un traumatisme précoce non surmonté, les raisons de cette candide naïveté, cette apparente difficulté à cerner la complexité du monde, ou au contraire à plaider l'indéfendable. A l'écouter, parce qu'elle joue les Variations Goldberg, Bach aurait pu vivre dans l'Empire du Milieu. La profonde influence chrétienne du compositeur ne serait en outre qu'une inspiration plus vague, transcendentale et orientale. Mais les sourcils se froncent à l'évocation du compositeur Huang Anlun, interdit en RPC depuis sa conversion au christianisme. Zhu Xiao-Mei exprime sa réprobation, mais justifie quand même cette censure insensée. « La religion chrétienne, qui me touche tant par ailleurs, a ce défaut de vouloir convertir, étendre son influence. L'idée même est étrangère aux Chinois. Bouddhistes, taoïstes et confucéens, ceux-ci pratiquent des religions qui sont plutôt des philosophies ; ils n'ont pas connu l'équivalent des guerres de religion et la pensée qu'une religion à elle seule pourrait détenir la vérité leur est incompréhensible. » [P.321]
Il faut rendre grâce à Zhu Xiao-Mei, par cet aveu, de donner des clefs de compréhension non sur la Chine mais sur l'Occident. Faut-il le préciser, aucun monde étranger au bassin méditerranéen n'a mieux accueilli le christianisme que l'Empire du Milieu, et ce avant même la conversion des Slaves ou des peuples de la Baltique. Grégoire Luo Wenzao, le premier évêque chinois est ordonné à Nankin en 1685 [Source]. Cette négation du passé se retrouve au Vietnam [Les nouveaux Néron d'Hanoï]. La pianiste si à l'aise en Occident donne en tout cas à réfléchir. Je tourne les dernières pages de La rivière des perles en pensant à ces Occidentaux fiers de leur tolérance, quand il ne sont qu'ignorants, amateurs de raccourcis et de succédanés. Eux ne connurent pourtant pas la Révolution Culturelle. Ainsi, les services de l'immigration ne traitent pas mieux cette rescapée qu'un clandestin lambda ayant quitté son pays pour venir travailler à Paris. Mao victorieux ?
Mais qu'importe au fond, car l'essentiel est dans ce livre. La Rivière et son secret révèle une femme admirable.



PS./ Dernier papier de Geographedumonde sur la Chine : Trois Chinois et deux bronzes.


Incrustation : Zhu Xiao Mei.

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