mardi 29 juin 2010

Au fond Dupuy, le Grand Paris. (D’un entretien dans le Télérama n°3094 à une tribune du président de la République)

Décidément, Télérama offre à ses fidèles lecteurs des joyaux à portée de toutes les bourses. Je m'en félicitai en octobre 2007 à propos d'un jardinier - paysagiste - penseur, Gilles Clément. Ce dernier confiait à l'hebdomadaire la quintessence de ses réflexions sur le monde qui va mal, ou plutôt sur le monde qui irait de mal en pis si l'on se décidait par malheur à négliger ses brillantes illuminations [Faut-il toujours cultiver notre jardin ?] En cette fin du mois d'avril, Jean-Pierre Dupuy détrône donc une statue.
Le journaliste resitue le parcours personnel de l'intellectuel soumis à une batterie de questions, pour la masse des ignorants - dans laquelle je me range - qui ne connaissait pas l'existence de cet ancien ingénieur de 68 ans « passé à la philosophie, enseignant aux Etats-Unis et auteur d'une vingtaine d'ouvrages ». Au total, il « s'interroge sur le destin de l'humanité ». Fort de ses recherches en philosophie des sciences, il plaide pour ses idées, c'est-à-dire pour l'émergence d'un « catastrophisme éclairé » que dans l'entretien, Olivier Pascal-Moussellard cherche à mieux faire comprendre.
Le mot catastrophe vient du grec et correspond au dénouement d'une tragédie. Jean-Pierre Dupuy en tire l'idée que la fin au sens théâtral précède un recommencement, une nouvelle naissance, cette fois au sens de l'ensemble de l'humanité. Certes. Il suffit d'employer le mot crise pour éviter ce contre-sens. « Ce qui change, cependant, par rapport aux récits mythiques ou aux Evangiles, c'est que dans ces textes la catastrophe ou l'apocalypse est présentée comme la vengeance de Dieu, alors que dans le monde moderne la catastrophe est le résultat de l'action de l'homme ». Passons sur les assimilations fallacieuses. Une insinuation me fait néanmoins sursauter. Le tsunami de décembre 2004, les séismes dans le Sichuan (2008 / Séisme destructeur et certitudes inébranlables) ou à L'Aquila (2009 / Certaines catastrophes prennent corps en silence), aussi bien que l'ouragan Katrina détruisant le sud des Etats-Unis à la fin du mois d'août 2005 constituent quelques exemples récents de catastrophes à l'occasion desquelles l'homme affronte une nature déchaînée. Que l'insouciance des populations, l'imprévoyance des hommes politiques, le manque de rigueur des ingénieurs des ponts et chaussées ou des gestionnaires chargés de l'entretien, ou même la corruption des fonctionnaires démultiplient le nombre de victimes et aggravent les dégâts, je m'escrime à le démontrer. Mais cela ne crée pas de corrélation.
Dire que les hommes portent de façon globale une responsabilité dans ce qui leur arrive lors de ces catastrophes, ne fut-ce que par sous-entendu ou pour les besoins d'une démonstration, relève du fondamentalisme anti-moderne. Jean-Pierre Dupuy retombe sans le savoir dans des discussions tenues en son absence, à l'époque de la Réforme, des querelles sur le jansénisme ou sur le quiétisme, pour ne citer que celles-là. Le journaliste de Télérama facilite grandement la démonstration de l'ingénieur - philosophe. En ne le questionnant pas précisément sur les catastrophes auxquelles il convient de se préparer, il lui donne la possibilité de s'en tenir à une pose commode. Nous ignorons tout du futur, mais retroussons-nous les manches ; en attendant, je m'habille avec un drap et frappe sur le gong (voir vignette tirée de l'album de Tintin l'Etoile Mystérieuse). Pour faire passer le message, Jean-Pierre Dupuy s'appuie sur la métaphore du stylo qui choit du bord de la table. Avant de tomber, il est sur la table. Soudain, sans que rien ne l'annonce - un mouvement du coude quand même, parce que si la main agit sans ordre du cerveau, je m'interroge sur le sérieux du monsieur - le stylo repose sur le sol. Brillant.
Il rebondit sur un cas pratique de tipping point, d'événement - charnière. « Le réchauffement fait fondre la banquise de l'extrême Nord. Cette banquise contient des milliards de tonnes de gaz à effet de serre, notamment du méthane. Résultat : l'effet du réchauffement accélère les causes du réchauffement. Passé un cap, les événements s'emballent. On n'a donc pas intérêt, évidemment, d'approcher les points de basculement de trop près ». Sinon, le stylo tombe dans la mer. Je rectifie. La banquise de l'Arctique fond intégralement chaque été, à plusieurs reprises depuis une cinquantaine d'années. Le phénomène semble à la fois nouveau et redoutable, mais ne doit pas faire oublier que chaque automne, les froids polaires transforment l'eau de mer en glace pour plusieurs mois, et piègent à nouveau les gaz à effet de serre. Des températures anormalement élevées expliquent la fonte et suscitent à juste titre le questionnement des scientifiques, mais nul ne peut affirmer que le phénomène est irréversible.
Puis la conversation change de cours. Jean-Pierre Dupuy explique que les inventeurs de la bombe atomique tremblaient au sujet de l'impact possible de leurs découvertes, il découvre une évidence, mais simplifie le problème à l'excès. Dans le contexte de la Seconde guerre mondiale, le recours à la bombe a surtout répondu à un impératif humanitaire. En 1944, Washington s'effraie en effet des pertes de l'armée américaine à Guadalcanal ou dans les îles du Pacifique défendues avec fanatisme par les soldats japonais. Franklin Roosevelt et ses conseillers militaires désirent économiser des vies humaines, du côté américain. Aussi horrible soit-il restrospectivement. Dans le même temps, la bombe répond à une logique (1944 - 1945) de rivalité entre Alliés occidentaux piétinant en Europe occidentale et Soviétiques déplaçant des montagnes à l'Est du continent. L'Armée Rouge remporte victoire sur victoire et élargit la sphère d'influence de Moscou, faisant craindre un mouvement ininterrompu. Sauf que pendant quelques mois, une seule puissance détient l'arme nucléaire, amenant Staline à la modération. Ces rappels connus de tous ramènent à peu de chose la condamnation benoîte de l'arme nucléaire et l'analyse du bombardement d'Hiroshima à la sauce tipping point.
« Je suis originaire de la Chalosse, dans le sud-ouest de la France, une région qui, lorsque j'étais enfant, était totalement déshéritée culturellement. J'ai observé que là-bas, lorsqu'un événement tragique se produit dans leur vie, les paysans (certains dans ma propre famille) pensent spontanément que puisque cet accident a eu lieu, il ne pouvait pas ne pas se produire. 'C'était la fatalité', comme on dit. Et pourtant, les mêmes paysans pensent aussi qu'avant que l'événement ne se produise, il pouvait très bien ne jamais avoir eu lieu ». Jean-Pierre Dupuy gagnerait à revisiter sa Chalosse natale, en tout cas à tempérer son approche vaguement méprisante. S'il se plie à mes injonctions, il rencontrera des Landais encore sous le choc des bourrasques de la fin janvier (Klaus a tempêté). J'aimerais entendre une apostrophe du type : vous savez, votre maison abîmée, vos pins abattus, votre voiture écrasée, etc. tout cela aurait très bien pû ne pas se produire. Et si, dans un éclair d'honnêteté intellectuelle - compte tenu de ses déclarations - il se mettait à leur envoyer : cette tempête est la faute des hommes ? Imaginons un instant l'accueil du paysan déshérité culturellement...
Dans le reste du long entretien, bien d'autres éléments mériteraient une analyse critique. Bien sûr les citations obscurcissent le propos et singent la pensée érudite, un peu à la manière des réparties d'OSS 117 persuadé d'incarner un espion - homme du monde qu'aucune mésaventure ne détournerait de son flegme. Je laisse le soin aux lecteurs de se faire leur propre opinion, et ne m'attarde ni sur le fado exprimant la fatalité, ni sur la raison qui a écrasé le religieux, ni sur le sacré qui revient par la fenêtre après avoir jété jeté par la porte, ni sur le film d'Al Gore si dérangeant, ni enfin sur la prochaine pénurie pétrolière. Elle ne viendrait pas assez vite aux yeux de l'ancien ingénieur. Pour lui, il y a encore beaucoup trop d'hydrocarbures inexploités dans le monde. De façon plus générale, le philosophe - ingénieur méprise le principe de précaution, même si je peine à comprendre pourquoi (voir aussi). Une dernière citation touche à son approche de la transcendance : « Ce n'est pas un hasard, tout de même, si tout ce qui s'est pensé depuis deux mille ans est issu du christianisme. »
J'ose conclure sur mes réticences vis-à-vis de la vulgate technocratique dans un tout autre domaine. Celle-ci me semble omniprésente dans le discours présidentiel du 29 avril 2009 sur le Grand Paris. Ici, Victor Hugo parraine la parole élyséenne, comme si une vague allusion à la pensée platonicienne suffisait à irriguer toute une intervention ; la cerise sans le gateau. On remarque l'absence de repentir - heureusement d'une certaine façon - mais de mise en perspective, point. Nicolas Sarkozy évite tout bilan, sur l'aménagement du territoire et sur la politique de la ville depuis 1958. Il n'appuie ses propositions ni sur une réflexion géographique, ni sur une réflexion politique : à d'autres le soin de fusionner telle ou telle collectivité. Tout cela compte manifestement peu à ses yeux. La complexité du monde n'existe pas. Selon ses propres termes, les projets du Grand Paris n'ont aucun antécédent (!).
Plusieurs propositions surnagent du discours, mais comme des têtes de chapitres : l'étalement urbain maladif, le zonage et le fonctionnalisme, la place excessive prise par les autoroutes, la nécessité d'introduire des espaces cultivés ou boisés. Pour contrer ce projet, Les obstacles sont innombrables. Par la magie du verbe, Gulliver les métamorphose en murets liliputiens. Au bout du compte, demeure une liste de grands travaux, certains sympathiques, d'autres beaucoup moins (Canal ou impasse ?). Avec cette impression étrange que les grands de ce monde rêveraient de renouer avec l'âge d'or d'une technocratie en version écologiste, une synthèse des contraires entre le fondateur de la Cinquième République et les meneurs de mai 1968. (Voir Le Monde).
PS. Geographedumonde sur les transports en Île de France : L'Afrique est dans l'attente.

Incrustation : vignettes de l'Etoile mystérieuse

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