mardi 29 juin 2010

Clint casse la barraque. (Du film ‘Gran Torino’, et d’un quartier qui vieillit en même temps que ses habitants)

600.000 logements sont jugés inconfortables et / ou insalubres en France, touchant une population évaluée à un million de Français. Les coûts de main d'oeuvre dans les métiers du bâtiment renchérissent les factures, tandis que pour les ménages les plus modestes, le niveau de leurs ressources bloque tout investissement. Ces questions n'épuisent toutefois pas totalement le sujet, loin s'en faut. Bernard Gorce, dans La Croix du 3 février 2009 [1] raccorde cette question de la vétusté du bâti à celle plus globale du vieillissement, et plus particulièrement à la situation précaire des personnes âgées vivant dans des maisons de banlieue.
Elles se sont installées dans la force de l'âge dans des maisons suburbaines, adaptées à l'époque à leurs besoins d'espace, et sont devenues propriétaires. En avançant dans le grand âge, les résidents de ces premières couronnes d'agglomération perdent l'élan et la force physique. Au moment où ils ne peuvent plus agir par eux-mêmes, beaucoup ne disposent plus des moyens nécessaires pour faire venir des ouvriers. Leur appartement ou leur maison se détériorent ainsi petit à petit par manque d'entretien. La transformation est suffisamment lente pour que les intéressés omettent d'y prendre garde, et s'habituent aux changements de leur décor familier. Les fonds sociaux départementaux, l'Agence Nationale pour l'Amélioration de l'Habitat et les associations ne se coordonnent pas forcément, mais ils existent. Les personnes concernées ne font cependant pas toujours appel à eux, par honte, ou faute d'oser franchir le premier pas.
Or seul un quart environ des personnes âgées sont locataires, contre la moitié pour les actifs. Parmi les 600.000 personnes reçevant le minimum vieillesse (628 euros par mois), ils ne sont qu'un cinquième. Des milliers de personnes âgées ont refusé de vendre leur bien - peu importe au fond leurs motifs - au plus haut des prix du marché. Qu'adviendra-t-il dans les mois qui viennent, quand les ventes deviendront financièrement moins intéressantes ? Dans Gran Torino, Clint Eastwood incarne un retraité des usines Ford, un habitant de la périphérie de Détroit. Dans son quartier, ses anciens voisins ont rendu leur dernier soupir. D'autres ont quitté les lieux. Lui serre les dents, mais n'en démordra pas... Le spectateur le découvre alors qu'il vocifère contre tous les non - Blancs qu'il croise. A tous, il avertit qu'il n'abandonnera pour rien au monde sa maison et ses souvenirs, malgré l'installation en masse des Asiatiques. Cette communauté est jeune, et a choisi ce quartier out of date, sans doute parce que personne ne le leur disputait. L'argent fait défaut pour rénover les façades.
Les habitants - témoins du journaliste de La Croix sont légèrement caricaturaux, pour en revenir à l'article. Un couple vit dans la montagne provençale, chauffé au bois pendant l'hiver. Ne pouvant payer la réparation du poële, ils ont reçu une aide de la Fondation Abbé-Pierre, et vont s'équiper d'une chaudière au fioul. Une octogénaire d'Athis-Mons, dans l'Essonne, réside dans la maison où elle a élevé ses trois enfants. Ayant perdu son mari, elle peine à boucler ses fins de mois avec un peu plus de 600 euros de pension de reversion. Celle-ci ne suffit pas pour réhabiliter sa maison défraîchie. Un expert cité par Bernard Gorce lie l'aggravation prévisible de la vétusté des logements en France, avec l'arrivée à l'âge de la retraite des RMIstes. Un autre considère qu'il s'agit d'une pathologie propre aux campagnes. De fait, les grandes agglomérations disposent d'un double avantage : l'absence d'habitat isolé - d'où une prise de conscience théoriquement plus rapide - et la capacité financière pour intervenir, comme ici à Pau.
« Responsable de l’association Une famille, un toit, en Loire-Atlantique, Yves Aubry cite le chiffre de 30.000 logements du département classés inconfortables par l’Insee. La zone nord-est, rurale et pauvre, concentre, à elle seule, la moitié de ces situations. 'Massivement, elles concernent des propriétaires occupants dont beaucoup de personnes âgées', assure-t-il. Les difficultés économiques empêchent les personnes d’envisager une rénovation, mais aussi de faire le travail d’entretien, sur les toitures ou les ouvertures notamment. 'Une porte coûte 700 €, l’équivalent d’un mois de retraite', relève-t-il encore. » [2]
« Puis s’approche l’automne de la vie. L’âge et l’aigreur viennent avec l’envie de demeurer chez soi en négligé – pantoufles, de repousser à plus tard les travaux agrestes… Le jardin perd ses usagers, tel le palais d’Angkor envahi par la jungle ; il laisse d’abord transparaître un léger abandon, de plus en plus franc : les arbres prennent leurs aises, tandis que le gazon tacheté de mauvaises herbes déborde sur les allées de graviers ; la grille rouillée indique au visiteur occasionnel la solitude du couple, désormais engoncé dans sa solitude. » [Une Poignée de Noix Fraîches] L'écrivain anglais David Lodge dans la Vie en sourdine relie lui aussi la décrépitude d'un quartier et le vieillissement de ses habitants. Le héros du roman et son père ont chacun leur pavillon dans la banlieue londonienne, mais le premier prend juste sa retraite quand le second s'éteint dans son bouge infâme, auquel il s'accroche pourtant. Les images d'Eastwood donnent à mon sens une autre dimension au sujet.
Dans Gran Torino, la ville de Detroit n'apparaît à aucun moment. Le cinéaste s'est contenté de deux vues extérieures au pâté de maisons choisi pour fond de scène. L'église catholique sert à filmer le préambule et une partie du dénouement : je n'en dirai pas plus, pour celui (celle) qui compte voir Gran Torino et souhaite garder le suspens jusqu'au bout. La caméra se fixe pour le déroulement du générique sur un grand lac (Erié ?) tellement immense que l'on ne devine pas l'autre rive, et qui offre une ligne de fuite pour le spectateur. Le reste du film se déroute entre quatre rues, à peine au-delà : un coiffeur italien, un magasin de bricolage et un chantier de construction, dans lequel le protégé du héros se fait embaucher. Le quartier ne respire pas l'aisance, et les trottoirs laissent passer des touffes d'herbes entre les plaques disjointes. Des parcelles mal protégées par des grillages retournent à l'état sauvage.
Dans la rue du personnage principal joué par Clint Eastwood, les maisons se ressemblent toutes, très proches les unes des autres, en retrait de cinq mètres par rapport à la rue, sur trois niveaux. Pour la plupart d'entre elles, le bardage en bois mériterait ponçage et peinture. Les gouttières flanchent et les ardoises sur les toits auraient besoin d'une révision. Un doux laisser-aller règne, à l'exception de la maison du grand-père, bichonnée comme son gazon ou sa vieille Ford garée dans l'arrière-cour. Car ces maisons construites datent visiblement de l'immédiat après-guerre : l'utilisation du bois, l'escalier donnant sur un perron protégé par l'étage. Là, on peut s'asseoir et profiter des soirées estivales qui donnent un répit aux chaleurs écrasantes de la journée, une bière fraîche à la main.
La vie est dans la rue, dans la ville d'avant la télévision. Les maisons s'inscrivent dans une tradition architecturale coloniale telle qu'héritée des Anglais. Elles reproduisent le modèle des maisons victoriennes du XIXème siècle (voir ici, à Toronto). Dans les maisons plus récentes, les étages ont disparu pour épargner aux habitants de gravir des étages : comme celles où habitent les deux fils du héros. En définitive, il est aussi anachronique que son petit domaine, et sa descendance ne se prive pas de le lui rappeler. Il s'en moque et livre même un combat aussi inattendu que désespéré au service de ses petits voisins asiatiques maltraités par une bande de voyous. Car cette partie de ville n'a pas évoluée et se transforme en ghetto.
Dans le film, Clint casse la barraque, avec en plus une pincée d'optimisme. Car le présent bouscule le passé. Le vieux bougon se métamorphose en bonne fée. Sa voiture et sa maison, son dernier carré en somme, tout ce qui a donné du sens à sa survie, il le donne. Sa réconciliation avec lui-même (et avec Dieu) résulte de son abandon. Il n'a pas cédé sur ses convictions profondes, et en particulier sur le refus de partir en maison de retraite. Cela étant, la morale de l'histoire paraît difficile à généraliser. Tous les retraités n'ont pas ramené de Corée un fusil d'assaut, ni ne résident à côté d'enfants de réfugiés Hmongs qu'il faut secourir. Comprendra qui a assisté à l'affrontement final. Mieux vaut quand même pouvoir s'appuyer sur sa famille et sur le voisinage ! Dans une vraie ville...

PS./ Geographedumonde sur les Etats-Unis [Petits travers des grands travaux] et sur le vieillissement : Des lendemains qui chantent.


[1] Le logement des personnes âgées vieillit lui aussi / La Croix / mardi 3 février 2009 / Bernard Gorce.
[2] Id.



Incrustation : une scène du film de Clint Eastwood Gran Torino (2009)

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