mardi 29 juin 2010

Candide en Inde. (D’un roman de Vikas Swarup / “Les fabuleuses aventures d’un Indien malchanceux qui devint milliardaire”)

En français, Q and A a perdu son titre accrocheur. La traductrice recourt à une périphrase ampoulée qui trompe triplement le lecteur. Fabuleux vaut seulement si l'adjectif se raccorde au monde de la fable ou du conte philosophique. Car le personnage principal suscite surtout la pitié. Ram Mohammad Thomas est orphelin, perd son tuteur, manque de se faire estropier, travaille puis perd un pécule péniblement accumulé, se lie à des malheureux aussi cabossés que lui par la vie. On le comprend au fur et à mesure, s'il parvient à répondre aux questions du présentateur et à triompher de toutes les épreuves du jeu télévisé, cela l'amène néanmoins directement dans un poste de police. Le jeu intitulé Q and A ne peut qu'écarter des joueurs pauvres et incultes. Seules une bonne éducation et des diplômes permettent théoriquement à un candidat de répondre à des questions de plus en plus difficiles.
Or le héros imaginé par Vikas Swarup passe tous les obstacles successifs, apportant à chaque fois la bonne réponse. Le qualifier de malchanceux sonne donc faux. A treize reprises, il évite en effet les pièges. Non pas parce qu'il étale des connaissances cachées, ou parce qu'il révèle une autre identité. Ram Mohammad Thomas n'est pas fils de Maharadjah ou héritier de Tata. Ni au début ni à la fin. Et pour démystifier complètement le titre, le personnage ne s'inscrit pas au concours télévisé pour devenir riche mais pour se venger du présentateur. Au fond, Vikas Swarup s'intéresse si peu à la vie du jeune indien devenu milliardaire que le roman s'interrompt sur un épilogue rapidement aménagé en happy end. Le héros ne garde pas pour lui ses richesses, et les distribue généreusement à ceux qu'il aime : totalement banal...
Il faudrait pour bien faire établir la liste des oublis de l'auteur. Ceux-ci pourraient décevoir s'il s'agissait d'un roman classique. Dans « Les fabuleuses aventures... », on cherchera vainement une description des paysages, des contrastes entre le littoral de l'Océan Indien et l'intérieur du sous-continent, entre les plateaux semi-arides du nord-ouest et la plaine irriguée du Gange, entre un monde rural arriéré et le fourmillement des grandes villes de Delhi ou de Bombay. Les castes et les divers écarts de richesse, les tensions religieuses entre Hindous et Musulmans, la faim et la pauvreté endémiques, le bidonville de Dharavi, les trains dangereux, la corruption policière : l'auteur aborde tout, mais avec légèreté. Vikas Swarup justifie son orientation littéraire par son métier de diplomate - il a vécu de nombreuses années en Ethiopie, aux Etats-Unis ou en Europe - autant que par la brièveté de la rédaction de son manuscrit [source]. Le manque de matériaux ne décrédibilise pas l'œuvre. Il ménage au contraire le maximum de place à l'action.
A aucun moment on ne s'apitoie cependant sur le sort des pauvres dans « Les fabuleuses aventures... ». Seul l'un d'entre eux se débrouille finalement en décrochant le gros lot. Les autres écoeurent. Ram Mohammad Thomas a subi par exemple à deux reprises l'abandon : par ses parents biologiques et par ses parents adoptifs. Sa seconde mère s'étant enfuie avec un tailleur, son second père l'a donc ramené chez les sœurs après avoir rendu l'innocent responsable des errements de sa femme. Une scène cocasse s'ensuit à l'orphelinat, au cours de laquelle le prêtre qui l'accueille est sommé par deux représentants religieux de modifier le nom de baptême, pour ne froisser ni la communauté musulmane, ni la communauté hindoue. Dans la maison de correction crasseuse qui a succédé à la maison du prêtre, les personnels d'encadrement brillent par leur médiocrité et laissent leurs ouailles traîner à longueur de journée. La palme revient au cuisinier qui subtilise la viande achetée pour les enfants et la revend à l'extérieur. Les intéressés perdent leur temps devant la télévision, à s'imaginer plus grands en personnages de séries au rabais : « La maison de correction nous a rabaissés à nos propres yeux. » Un truand recrute sur place les membres de son réseau de mendiants. Il les mutile pour les rendre dignes de pitié, les petits aveugles comme les manchots lui rétrocédant l'aumône des passants.
Dans un chawl [1] de Bombay, l'invalide de guerre unijambiste ment sur les circonstances de ses blessures pour ne pas avouer sa désertion. Le voisin du héros boit, refuse de travailler, bat sa femme et sa fille. Il n'appartient pas à la lie de la société. Il n'a pas supporté de se voir voler la primauté d'une découverte importante en astronomie. Les domestiques travaillant avec Ram Mohammad Thomas dans une famille d'Australiens forment un bataillon de tire-au-flanc, d'indiscrets et de voleurs. Aucun n'échappe à la vigilance du maître de maison, car ce dernier a posé des caméras jusque dans les chambres. Dernière anecdote enfin, la prostituée dont le héros tombe finalement amoureux va jusqu'à défendre son souteneur au nom des traditions claniques. Elle se transforme pour finir en épouse idéale.
Vikas Swarup a conquis un large public à travers le monde, parce qu'il n'évoque pas une Inde intemporelle, décor de carte postale : l'inverse de l'excellent Cactus. Il décrit plutôt un pays du sud occidentalisé, peu importe lequel. En témoigne l'importance prise par la télévision et plus encore par le cinéma. L'image n'y reflète pas la vie. Elle l'absorbe. Les personnages incarnés à la scène prennent le pas sur les acteurs, ou sur les actrices. L'une d'entre elles y croit tellement qu'elle se suicide, au désespoir de perdre ses rôles en vieillissant. Un autre acteur, dans le roman, se travestit pour séduire des adolescents. Beaucoup d'adultes manifestent des goûts sexuels aussi hétérodoxes que non maîtrisés. L'argent pervertit tout ce beau monde. Si pour finir, l'ami du héros parvient à obtenir le rôle de sa vie, c'est parce que son mentor a mis la main à la poche et financé directement le film.
Le roman donne vie à un Candide finalement assez sombre car le romancier décrit un monde peu reluisant. Mais il y a fort à parier que les lecteurs occidentaux apprécient cette noirceur parce qu'ils l'appliquent à un ailleurs exotique et - qui sait ? - parce qu'elle les confortent dans un sentiment de supériorité. Le contre-sens ne vaut par conséquent pas que pour le titre ! Une adaptation sort en salles en France à la mi-janvier. A suivre.

PS./ Geographedumonde sur l'Inde : Bombes à Bombay.


[1] « Clapiers composés de logements d'une seule pièce, occupés par les classes moyennes aux revenus modestes, les chawls sont le dépotoir de Mumbai. Leurs habitants s'en sortent à peine mieux que ceux qui vivent dans des bidonvilles comme Dharavi. [...] Habiter dans un chawl n'est pas sans avantage. Ce qui est arrivé à Neelima Kumari n'arriverait jamais ici, car dans un chawl, tout le monde est au courant de tout. Les résidants partagent le même toit, se lavent et chient au même endroit. Ils ne se rencontrent peut-être pas dans les soirées mondaines, mais ils sont bien obligés de se cotoyer en faisant la queue devant les W.C. » / Les fabuleuses aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire / Vikas Swarup / Belfond - 10:18 (2005) / P.69.

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