lundi 28 juin 2010

Le beurre, l’argent du beurre et la crémière. (De la nourriture comme élément consolidateur du pouvoir chinois)

Le journal hongkongais Asia Sentinel a mis en ligne le vendredi 7 novembre un article assez mal monté, mais intellectuellement très stimulant. On n'y relève aucun scoop, tout au plus un bref compte-rendu des derniers rebondissements de l'affaire de la mélamine (voir Des enfants uniques confrontés à l'horreur ordinaire). Quatre enfants sont morts, pour 94.000 personnes intoxiquées, si l'on en croit les organismes officiels chinois. L'article d'Asia Sentinel s'intitule « Poison for the people, green food for the nomenklatura » (« Du poison pour les gens, des produits bio pour les privilégiés du parti » ). Le titre et les premiers paragraphes induisent en erreur le lecteur un peu pressé.
Deux impressions fausses pousseraient presque à ne pas persévérer : l'absence de faits nouveaux d'une part, et l'opposition entre puissants et démunis, entre riches et pauvres d'autre part. Cette dernière se répète dans tellement de pays que la situation chinoise pourrait apparaître comme banale. Or elle ne l'est pas. Le correspondant d'Asia Sentinel décrit en effet les avantages d'ordre alimentaire et médical dévolus à la caste au pouvoir. Les Chinois peuvent éventuellement soupçonner l'existence de fermes et magasins spécifiques, mais ils n'y accèdent jamais. A l'imitation de ce qui existait à l'époque de la nomenklatura soviétique, les membres les plus éminents du Parti Communiste Chinois bénéficient non seulement d'une nourriture riche et équilibrée, d'une eau spécialement purifiée, mais encore de nutritionnistes. Ces derniers appliquent une sorte de règle d'or selon laquelle il convient de manger plus de poisson que de viande [1]. A l'heure du scandale du lait contaminé, le journal hongkongais veut manifestement éveiller les consciences sur l'ampleur des inégalités en Chine continentale. Sans doute ne faut-il pas totalement écarter cet argumentaire, même s'il ne suffit pas.
L'article tire son origine d'une nouveauté : l'un de ses responsables a reconnu publiquement l'existence de ce système pour privilégiés. Zhu Yonglan, directeur d'un Centre au nom imprononçable (« Center for the Supply of Special Foods to Central Organisations under the State Council ») a ainsi livré quelques détails sur ses activités au cours d'une allocution à Jinan, la capitale du Shandong, un peu plus tôt dans l'année. Son Centre subvient aux besoins des hauts-fonctionnaires travaillant dans quatre-vingt-quatorze ministères et hautes administrations. Le Centre gère plusieurs fermes réparties dans treize provinces et protégées par des gardes armés. Toutes respectent une sorte de cahier des charges bio : ni pesticides, ni engrais ou intrants chimiques, ni OGM, ni hormones. Selon Asian Sentinel, leur niveau de responsabilité justifierait que le parti veille à leur bonne santé. De la part d'un régime pronant la révolution et le triomphe de la science, il y a dans cette quête de produits agricoles produits à la mode ancestrale quelque chose de grotesque et pathétique.
Dans la seconde moitié de l'article, le journaliste rappelle que dès 1949, dans une Chine souffrant de la pauvreté et de la malnutrition, le Parti Communiste a très rapidement installé une chaîne alimentaire spécifique, assurant la liaison entre les champs et l'assiette des privilégiés. Asian Sentinel élargit même le propos à d'autres aspects de la vie quotidienne : le tabac, les résidences en bord de mer, le personnel de maison ou encore des hôpitaux ultra modernes, comme l'Hôpital militaire 301 de Pékin doté de deux ailes distinctes, dont l'une interdite au commun des mortels... Dans ces conditions, les apparatchiks vivent plus vieux que la moyenne. Il y a ceux qui sont déjà morts, mais à un âge avancé : Mao (à 82 ans), Deng Xiaoping (à 92 ans) ou le généticien Tan Jiazhen (à 100 ans). Zhou Youguang, l'inventeur de l'alphabet pinyin est lui toujours de ce monde, à 102 ans. Cela étant les travailleurs pauvres vivent généralement moins vieux que les intellectuels : cette liste a ses limites. Admettons néanmoins l'argument, tant les vieillards plus ou moins actifs sont nombreux au sommet du parti : Jiang Zemin a 82 ans, Li Peng 78 ans ou Luo Gan 73 ans. Asian Sentinel a confondu les criminels grâce à leur crime. Reste le mobile.
Par sa description, le journaliste suggère une double légitimation du pouvoir. Primo l'alimentation et la médecine d'Etat renforcent la cohésion des apparatchiks, renforçant leur sentiment de supériorité. Secundo, plus l'écart entre leur sort et celui du lot commun se creuse, plus la peur de tomber dans la plèbe soude les heureux bénéficiaires. Par la flatterie et par la peur, le parti légitime donc puissamment son existence ; par delà ce système d'alimentation et de santé parallèle. Mais Asian Sentinel donne le sentiment de céder à la rancune. ILS (sous-entendu, les membres du parti) prennent du bon temps et vivent leurs vieux jours heureux, pendant que le peuple avale de la mélamine. Evidemment, les octogénaires cités plus haut appartiennent à une génération mise en place par Mao, qui a connu la Chine avant 1949. Ils ont traversé sans encombres le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle alors que tant de millions de Chinois ont péri. Les gérontocrates n'inspirent pas le respect que l'on devait aux personnes âgées à l'époque de la Chine impériale, mais provoquent au contraire le dégoût et l'aveuglement. Ainsi, le journal hongkongais relie l'éviction de Zhao Ziyang lors du printemps de Pékin à sa volonté affichée de supprimer les privilèges de la nomenklatura (ils se seraient accrus depuis) qui lui vaut la vindicte de ses pairs. Cette hypothèse met de côté les manifestations survenues place Tiananmen !
Enfin, et pour revenir à l'affaire de la mélamine incorporée dans le lait, Asian Sentinel apporte sa propre pierre à l'édifice, pour la constitution des pièces d'un procès qui n'aura vraisemblablement jamais lieu... Je traduis : « Selon un rapport récent du Nanfang Daily, l'ajout de mélamine dans la nourriture animale date d'il y a cinq ans, et a commencé par les fermes aquacoles. Il s'est ensuite généralisé dans d'autres secteurs, chez les éleveurs de volailles, de vaches laitières, ou encore dans l'industrie agroalimentaire (gateaux et confiseries). L'interdiction promulguée en juin 2007 n'y a rien changé, après l'hécatombe aux Etats-Unis d'animaux domestiques victimes de produits infectés par la mélamine. Le nom de plusieurs laiteries chinoises réputées a pourtant circulé dès cette époque. 'La gravité des faits a prouvé qu'il ne s'agissait pas d'un incident isolé, mais d'une politique délibérée visant à tromper les consommateurs, pour un profit immédiat' assène un fonctionnaire de l'OMS. Aux yeux de celui-ci, le scandale est inédit. »
Que faut-il en conclure si ce n'est - au minimum - une dualité parmi les élites ? On a bien vu que du point de vue de nombreux dignitaires, la sécurité alimentaire légitime la prééminence du parti. Mais pour une autre partie (dans quelle proportion et avec quel niveau de responsabilité ?), celle-ci perturbe le jugement. Pour se limiter à eux, les membres du Comité central ignorent ce qui est acceptable par l'opinion publique, ou quelle quantité d'éléments superflus ou nocifs elle tolèrera dans sa nourriture. N'étant pas directement touchés - et pour cause - l'absence de risque personnel les éloigne du réel. Pour certains (combien ?), l'absence de protection des consommateurs, le non - respect du droit s'ajoutent à la montée en puissance de l'industrie agroalimentaire chinoise. Le contexte offre l'opportunité d'un profit immédiat. J'ai souligné ces deux mots dans le texte originel car j'y vois non le fruit d'un accident mais une volonté délibérée.
Les profiteurs se moquent de la conséquence de leurs actes ? Certes. Quelques hauts placés les protègent ? Certes. Tout cela ne me semble paradoxalement pas essentiel. Car les responsables du scandale de la mélamine parlent inconsciemment de la réalité du pouvoir en Chine. Ils considèrent que demain sera un autre jour. Que les puissants ne le demeurent pas toujours, et qu'Un 'tiens' vaut mieux que deux 'tu l'auras'. Ces privilégiés bien nourris veulent le beurre, l'argent du beurre et la crémière...

PS./ Geographedumonde sur la Chine : Hu Jiabao au pays du casse-tête.


[1] « Quatre pattes valent moins que deux (la viande blanche plutôt que rouge), deux moins qu'une (les champignons et racines plutôt que la viande), et une moins que zéro (les poissons à la place de tout le reste) » / « Poison for the people, green food for the nomenklatura » / Asia Sentinel / 7 novembre 2008.
[2] « According to a recent report in the Nanfang Daily, the addition of melamine into animal feed started about five years ago in the aquatic farming industry and has since spread into other agricultural products including poultry, milk, biscuits and candies despite a ban imposed in June of 2007 after large numbers of dogs and cats in the United States died after it was added to pet foods imported from China. Some of China’s top dairies have been embroiled in the scandal. 'The scale of the problem proved that it was clearly not an isolated accident but a large-scale intentional activity to deceive consumers for simple, basic, short-term profits,' commented a spokesman of the World Health Organisation. He said that this was one of the largest food safety events it has had to deal with in recent years. Angry consumers commented on the Internet. 'If the central leaders did not have these special foods, China would not have poisoned food … If individuals have to rely on guesswork to ensure they eat safe food, this government should resign … This is worse than the evil feudal society. In the old days, we had to provide tribute to the Emperor -- but now all the top officials have it.' » / Id.

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