lundi 28 juin 2010

Israël, tourne-toi. (Yves Lacoste, dans ‘Géopolitique de la Méditerranée’)

Concernant Israël et les Territoires palestiniens, Yves Lacoste a cherché l'apaisement [Géopolitique de la Méditerranée - Armand Colin (2006)]. Il s'en tient aux faits, à l'enchaînement des événements, du XIXème siècle jusqu'à nos jours. Ce juste milieu séduit parce qu'il permet au lecteur de saisir dès les premiers paragraphes l'impossibilité d'un arrêt des hostilités, si ce n'est au prix de concessions radicales. La paix au Proche – Orient est une aspiration philosophique et religieuse, non un programme politique acceptable. Il faut bien sûr comprendre l'adjectif acceptable du point de vue des populations qui soutiennent ou élisent leurs représentants à Ramallah ou à Tel-Aviv.
D'où provient le sionisme s'interroge Yves Lacoste ? C'est à l'origine un nationalisme comme bien d'autres, né de l'idée d'un peuple juif unique. Pour les sionistes, en dépit de l'éloignement géographique entre l'Amérique du Nord, le Maghreb et l'Espagne, la France et l'Allemagne, l'Europe centrale et orientale, les Juifs partagent un destin commun. Ils subissent les persécutions en Europe et professent une même foi, bien que certains sionistes historiques ne cachent pas leur athéisme. Les désaccords ne manquent cependant pas au départ. Certains sionistes pensent par exemple que leurs coreligionnaires doivent briguer une nouvelle Terre promise, en Ouganda ou dans le nord de l'Argentine. Beaucoup considèrent avec bienveillance les idées progressistes les plus avancées : mixité, place de l'éducation, partage de la propriété, etc. Ils se heurtent aux convictions des Juifs plus traditionnels.
Yves Lacoste néglige peut-être le contexte historique et géographique européen. Le sionisme a en effet reflété le désarroi d'intellectuels devant ce que l'on a appelé à l'époque le réveil des nations dans la Mitteleuropa. Dans les grandes villes cosmopolites d'Autriche – Hongrie et de Russie dans lesquelles il faisait jusque là bon vivre, dans lesquelles les familles juives parvenaient – dans une certaine mesure – à s'entremêler avec les Gentils, un tournant s'amorce au XIXème siècle. Contrairement à ce qui se pratiquait précédemment, les élites intellectuelles marquent leur appartenance linguistique ou ethnique, le chacun chez soi finissant par s'imposer. L'affaire Dreyfus montre un regain inattendu de l'antisémitisme en France. Mais en Europe centrale et en Russie, ces différents phénomènes se combinent avec un nationalisme intransigeant, combattu par Moscou et Vienne. On pense à la personnalité de l'écrivain Stephan Zweig .
Mais Yves Lacoste rappelle qu'une écrasante majorité des personnes concernées refusent toute idée de quitter leur foyer de peuplement, leur pays. Le sionisme achoppe sur le problème de la langue. L'hébreu commun à tous ne sert qu'à lire et comprendre la Torah. Les Séfarades utilisent une langue dérivée du vieil espagnol (ladino) et les Ashkénazes une autre dérivée du vieil allemand (yiddish) [différences encore perceptibles]. Dans l'Empire russe, non seulement les ouvriers ne désirent pas s'en aller, mais ils se rallient en grand nombre au Bund, l'Union générale des ouvriers juifs, combattue par le tsar puis anéantie par les bolcheviks. Cela étant, jusqu'en 1914, si l'on envisage les migrations en fonction des effectifs, l'exil des Juifs européens vers les Etats-Unis ou l'Argentine l'emporte sur l'exil en Palestine, comparativement anecdotique.
L'Empire ottoman s'ouvre au reste de l'Europe, tandis que le chemin de fer raccourcit les temps de trajet. « La venue des premiers colons sionistes en Palestine fut facilitée par une nouvelle puissance, l'Allemagne, parce que les Ashkénazes parlaient allemand, et parce qu'elle était le nouvel allié de l'Empire ottoman. Ainsi, l'empereur Guillaume II, en visite à Istanbul, facilita l'implantation des colons juifs. » [P.398] En 1882, précise le géopoliticien, une première colonie agricole est créée en Palestine à l'écart des Juifs sabras, dont les ancêtres résidaient déjà à Hébron ou à Jérusalem. L'utilisation du mot colonisation s'avère très judicieuse, car les Juifs s'installent dans des zones basses, et marécageuses : littoraux méditerranéens et bassin d'effondrement du Jourdain et du lac de Tibériade. Le paludisme tue mais ne remet pas en cause les implantations : 100.000 Juifs vivent en Palestine en 1914. Haïfa, Jaffa et Tel-Aviv tirent le plus grand profit de leur site, en bord de mer ou à proximité immédiate. Ce succès relatif tranche avec la Palestine intérieure, anciennement humanisée, sur des plateaux de moyenne altitude : Jérusalem est à 800 mètres. Les populations arabes vivent de polyculture vivrière, surtout tournées vers l'élevage. Les premiers achètent des terres aux seconds.
La Première guerre mondiale déstabilise ce fragile édifice car l'Empire ottoman disparaît. A la faveur des mandats, Anglais et Français se rangent plutôt du côté des populations autochtones : par méfiance vis-à-vis des kibboutzniks germanophones autant que par souci de s'allier les grandes familles arabes de la région. Londres décide même d'interrompre l'immigration au départ de l'Europe. Rien n'y fait, les colons continuent de rejoindre la Palestine. Comme les terres disponibles se raréfient, leur prix augmente, donnant de la valeur aux terres acquises précédemment ; surtout lorsqu'elles se sont transformées en riches parcelles. La population arabe qui s'accroit rapidement – grâce à l'amélioration de l'hygiène, de la santé et de l'alimentation – se laisse séduire par des discours extrémistes, qui réclament une restitution des terres. Une grande révolte arabe éclate en 1929. Quelques années plus tard, les colons juifs créent une milice destinée d'abord à défendre les foyers de peuplements : la Haganah. Après 1935, l'ennemi devient britannique, sauf pendant l'intermède de la Seconde guerre mondiale. Pour les rescapés de l'Holocauste, les 375.000 Juifs de Palestine attirent d'autant plus qu'une partie de l'Europe tombe sous le joug soviétique. En novembre 1947, l'ONU nouvellement créée vote pour la création de deux Etats en Palestine et l'internationalisation de Bethléem et de Jérusalem.
Après le 14 mai 1948, jour de l'indépendance d'Israël, Yves Lacoste se contente de commenter une chronologie bien connue. La césure de 1958 – 1962 fait défaut à mon sens : avant le retour du général de Gaulle et la fin de la guerre d'Algérie, Israël s'appuie sur la France – pas seulement dans la crise de Suez en 1956 –. Après, le retournement diplomatique pro – arabe de la France pousse Israël à rechercher un nouvel allié : les Etats-Unis. L'aide matérielle et logistique de ceux-ci explique en bonne partie la déconfiture arabe pendant la Guerre des Six Jours (5 juin 1967). Israël bascule par la force des armes dans une logique durable, l'occupation de la Cisjordanie, de Jérusalem ouest et du plateau du Golan (le tout avec l'aide américaine). Si l'on met de côté les étendues désertiques inutilisables, Israël double sa superficie : 20.300 km² + 7.480 km². Ainsi que le notifie Yves Lacoste, des implantations ont suivi.
Mais elles s'intercalent entre les villes et villages arabes. Dans le même temps, les immigrants continuent d'arriver en Israël ; ils ressemblent toutefois de moins en moins à leurs devanciers. Les kibboutz attirent de moins en moins. Comme dans l'ensemble du monde occidental, le monde rural rebute et les grandes villes s'accroissent : civilisation des services, du confort à la californienne. Les Israëliens se banalisent alors que leur gouvernement leur demande de l'héroïsme et le sens du sacrifice. La colonisation n'est qu'une forme de périurbanisation appliquée aux Territoires. Les colons de Cisjordanie, souvent ex – Soviétiques ou Russes travaillent dans les grandes villes et non dans l'agriculture, qui se modernisent en s'appuyant sur la main d'oeuvre arabe bon marché. Dans le même temps, les organisations palestiniennes bénéficient de l'argent saoudien – Le Hamas reçoit pendant plusieurs années l'appui discret de Tel-Aviv – et se radicalisent.
La guerre du Kippour (1973), les deux invasions au sud – Liban (en dehors du poids gagné par le Hezbollah en 2006) les Intifadas qui commencent pour l'une en 1987 et pour l'autre en 2000 ne modifient à mon sens en rien les équilibres précédents. Israël a certes obtenu une paix plus ou moins armée avec les pays voisins proches, mais au-delà, la Révolution islamique à Téhéran en 1979, la première guerre du Golfe et plus encore la seconde ont assombri l'horizon. Yves Lacoste contrebalance à juste titre l'évocation des accords d'Oslo en montrant d'une part qu'ils ont couronné une conciliation a minima et d'autre part que les extrémistes ont immédiatement débordé les rares hommes d'Etat prêts à la discussion (Itzak Rabin ou Yasser Arafat).
A la fin du chapitre, le géopoliticien se perd dans le factuel. Israël vieillit et n'a plus guère à attendre de pays extérieurs. Les pionniers prêts à défendre l'intégralité d'Eretz Israel ne se recrutent plus guère que parmi les Juifs orthodoxes : les exceptions confirment la règle générale. L'érection du mur n'y changera pas grand chose (Voir cet article à charge du Monde Diplomatique). Dans les Territoires, l'impasse est totale. Les problèmes sanitaires, démographiques et économiques se combinent. Accuser Israël de tous les maux sert cependant à camoufler l'impéritie d'un personnel politique palestinien par ailleurs notoirement corrompu. La popularité du Hamas et du Djihad islamique se jugent à cette aune.
Le chapitre de la Géopolitique de la Méditerranée consacré à Israël se clôt, et le lecteur attend en vain une perspective. Dans la logique précédente se distingue à mon sens une ligne de force. La question n'est pas - me semble-t-il - le désengagement ou non des Territoires, mais la prise en compte de la réalité géographique. A quoi sert-il de contrôler tel ou tel territoire, quand la population israélienne dans son écrasante majorité vit ou travaille en ville. La colonisation n'est pas seulement injuste, elle constitue un contresens. Israël dans ses frontières d'avant 1967 suffit aux besoins de 7,3 millions d'Israéliens majoritairement citadins. Ajouter tous les déserts d'Arabie n'apporterait à Israël ni plus de prospérité, ni plus de sécurité. A Singapour, on compte 4,6 millions d'habitants pour un territoire nettement plus exigu (650 km²).
Les autorités israéliennes gagneront à raisonner en terme d'aires urbaines denses et non étalées, plutôt qu'en terme de territoires et de frontières. Les agglomérations s'étendent le long d'un littoral témoin des premiers succès (carte). C'est également un tronçon de la voie terrestre qui relie au Nord la Turquie et l'Europe, au Sud l'Egypte. Israël, tourne-toi à nouveau vers la Méditerranée, cet autre lien avec l'Europe...

PS./ Geographedumonde sur Israël [Comment l'historien Shlomo Sand n'a rien inventé] et sur le bassin méditerranéen vu par Yves Lacoste : Au Maroc, le désert est si lointain...

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