lundi 28 juin 2010

Des enfants uniques confrontés à l’horreur ordinaire. (Du scandale du lait contaminé en Chine et de ses implications)

Isabelle Attané a récemment rédigé dans la revue de l'Ined une fiche d'actualité sur le thème de la disproportion entre hommes et femmes dans la société chinoise. Deux tableaux synthétisent les difficultés présentes et futures. Le premier superpose les pyramides des âges de 1982, 2000 et 2050. Au premier coup d'oeil apparaît le prochain et rapide rétrécissement de la base démographique de la Chine, c'est-à-dire les moins de 20 ans. Les classes d'âges les plus nombreuses avaient moins de 20 ans en 1982. Dix-huit ans plus tard, elles se retrouvent logiquement dans la tranche des 25 – 40 ans, et ont alimenté la croissance économique des deux dernières décennies, par l'augmentation rapide du nombre d'actifs. Elles glisseront à l'avenir vers le sommet de la pyramide, ainsi que l'explique Isabelle Attané : 330 millions de Chinois devraient avoir plus de 65 ans en 2050. Le deuxième tableau figure le déséquilibre croissant entre garçons et filles. Pour 100 filles (âgées de 0 à 5 ans), on comptait entre 105 et 110 garçons en 1982, entre 110 et 115 garçons en 1990, entre 115 et 120 garçons en 2000 et entre 120 et 125 garçons en 2005.
Dans son développement, la démographe tente d'apporter des explications classiques sans s'apesantir sur le contexte historique et politique de l'enfant unique [voir Horloge biologique et plan quinquennal] et sur la fiabilité des statistiques chinoises. Son objectif principal concerne la masculinisation de la société : pourquoi et comment ? La population indienne présente un déséquilibre équivalent, indique Isabelle Attané. Les pyramides des âges ne sont néanmoins pas les mêmes dans les deux pays [ici]. En Inde (107,5 hommes pour 100 femmes en 2005) comme en Chine, les causes seraient similaires : avortements sélectifs et surmortalité infantile chez les enfants de sexe féminin. Néanmoins, la politique de l'enfant unique n'existe pas en Inde. La question de l'avortement ne se pose donc pas tout à fait dans les mêmes termes. Bien sûr, les deux Etats interdisent toute sélection naturelle parmi les foetus. Seulement en Inde, l'avortement ne figure pas dans les actions de santé publique imposée. Y ont recourt les femmes ayant les moyens de payer une échographie puis l'intervention elle-même, dans le cas d'un diagnostic décevant (une fille plutôt qu'un garçon). Les plus modestes doivent poursuivre leur grossesse jusqu'à terme, à moins de risquer leurs vies en consultant une avorteuse. En Inde, l'avortement n'a pas créé le déséquilibre hommes – femmes, mais il l'a accentué.
En Chine, depuis la proclamation de la politique de l'enfant unique, dans les trente dernières années, les autorités locales ont massivement utilisé l'avortement pour forcer les couples récalcitrants à renoncer à leur deuxième enfant ; au troisième enfant, s'il s'agit d'un couple issu d'une ethnie non Han. Au contraire de l'Inde, ce sont donc les Chinois les plus modestes – ceux vivant hors des grandes mégalopoles de l'Est et ne bénéficiant d'aucun passe-droit – qui ont payé le plus lourd tribut à la politique anti-nataliste du gouvernement. L'obligation de limiter le nombre d'enfants a cependant pu être supportée parce que la croissance économique et l'autorisation donnée de s'enrichir ont offert un espoir à des dizaines de millions de Chinois. Dans la Chine de Deng Xiaoping, les couples peuvent vieillir en espérant se constituer une petite retraite et ainsi se passer de belles-filles pour s'occuper d'eux. Le désastre boursier en cours ne tardera pas à déclencher des vagues - la bourse de Shanghai a perdu 70 % en un an (La Croix), mais ceci est un autre sujet. Puisque la masculinisation en Chine s'effectue à un rythme plus soutenu qu'en Inde, on peut supposer qu'elle comporte des germes de déstabilisation plus dangereux. Que l'Etat se discrédite, et les Chinois mettront en cause les politiques anti-natalistes...
Pour expliquer que l'on favorise les garçons en Chine, Isabelle Attané recense plusieurs causes civilisationnelles (patriarcat traditionnel, confucianisme, etc) sans renoncer à des facteurs explicatifs d'ordre économique, en particulier la « libéralisation du système de santé ». Elle ne démontre toutefois pas qu'un couple renonce à un enfant parce qu'il aurait calculé à l'avance les frais d'hospitalisation ou les visites médicales, et surtout, qu'une fille coûte plus cher qu'un garçon. L'étude des conséquences sur le marché matrimonial du déséquilibre garçons – filles me paraît plus pertinent. La démographe estime qu'à court terme (en 2030), 1,6 million d'hommes ne pourront se marier : sauf s'ils acceptent d'en rabattre sur des critères communément admis, en acceptant de convoler avec une femme plus âgée, une veuve ou une divorcée. Au lieu de disserter sur les trafics de Vietnamiennes ou de Laotiennes achetées par des Chinois, Isabelle Attané aurait pu simplement décrire la rancoeur probable de jeunes hommes issus des classes les plus défavorisées, dindons de la farce de l'enfant unique, n'arrivant pas à prendre de femme ; sans parler de leurs parents quand même un peu inquiets de finir leurs vieux jours sans l'aide d'une belle-fille.
L'affaire du lait contaminé (ici et ) qui a éclaté au lendemain des Jeux Olympiques de Pékin déclenche une émotion proche de celle observée à l'annonce des écoles effondrées au cours du séisme du 12 mai dernier dans le Sichuan. La politique de l'enfant unique n'a pas déclenché de révolution en Chine pour une raison qu'Isabelle Attané ne mentionne pas. Les Chinois ont considéré en majorité que l'Etat les garantissait des fléaux passés, la famine, les grandes épidémies ou les cataclysmes provoqués par la nature. En 2008, on peut sans trop s'avancer parler de montée des désillusions, d'autant que la diminution du nombre d'enfants par famille a produit un phénomène de sacralisation des enfants observé depuis longtemps en Occident : moins d'enfants, mais des enfants choyés. A mon sens, les deux affaires ne révèlent qu'aux étrangers le caractère pernicieux du régime communiste ou la corruption qui règne sur place. Les Chinois vivant en RPC en connaissent les tenants et les aboutissants.
Non, l'émotion provient d'une donnée brute. Des dizaines, des centaines d'enfants meurent ou vont mourir d'avoir ingéré un lait empoisonné. Les organismes de surveillance savaient depuis plusieurs semaines la gravité de la situation, mais ont préféré recourir à la méthode habituelle : le silence et l'inaction. Selon des informations officielles, le nombre d'enfants affectés par la mélamine s'élève à 10.000, qui souffrent de calculs rénaux et de saignements dans les urines (RFI). Des enfants uniques confrontés à l'horreur ordinaire...



PS./ Geographedumonde sur la Chine : Séisme destructeur et certitudes inébranlables.



Incrustation : Merci à Ebolavir... En bleu, l'enfant unique en Allemagne, et en rouge, en Chine.
Voir aussi : un article de Gérard-François Dumont sur l'histoire de l'enfant unique : Chine, vers un nouvel enlèvement des Sabines ? [Diploweb]

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