mardi 29 juin 2010

Une affaire de proportions… ? (De l’offensive ‘plomb durci’ lancé sur la bande de Gaza par l’armée israélienne)

Alan M. Dershowitz plaide pour Israel dans le Wall Street Journal du 2 janvier 2009. En résumé, l'opération militaire décidée à la fin du mois de décembre par le gouvernement israélien constitue une juste réplique aux centaines de roquettes tirées depuis des mois à partir des Territoires occupés. En tant que juriste, il désire cependant justifier l'emploi de la force. Le pilonnage de Gaza illustrerait en quelque sorte l'ultime argument d'Israel, pour paraphraser un aphorisme gravé sur les canons des armées de Louis XIV.
La ville de Sderot constamment bombardée par les roquettes du Hamas, et citée pour cela par le juriste américain, se situe en retrait de la grande aire urbaine de Tel-Aviv, à une centaine de kilomètres plus au sud : Alan Dershowitz omet de le préciser. Elle jouxte en revanche le coin nord-est de la bande de Gaza. Pour un Européen et a fortiori pour un Américain habitués à des espaces moins compartimentés que le Proche-Orient, ce genre d'argument induit que la majorité des Israéliens se trouvent à portée de lance-pierres de la bande de Gaza. A tort.
La mise en parallèle des deux actions - roquettes d'une part, artillerie au sol et missiles d'autre part - passe en outre sous silence la question des densités urbaines. Certes, dans les deux cas, il y a crime de guerre, puisque des civils deviennent des cibles pour les militaires (on y reviendra). Néanmoins, les partisans du Hamas visent (?) des zones périurbaines : ils ont donc peu de chances de tomber dans le désert, mais en même temps peu de chances de blesser ou de tuer quiconque. Avec des engins bricolés à la va-vite, ils entretiennent un fort sentiment d'insécurité en Israël. A l'inverse, Tsahal opère sur une zone densément peuplée : 1,38 million d'habitants répartis sur 360 km² (densité de 3.800 hab./km²) [source]. Aviateurs et artilleurs ont de fortes chances de tirer à côté de leurs cibles. Ils prennent de surcroît le risque de tuer des civils. L'éditorialiste préfère toutefois décrire une organisation criminelle qui forcerait des femmes avec leurs enfants à dormir au-dessus de caches d'armes pour gêner l'armée israélienne, voire pour provoquer un massacre et ainsi influencer l'opinion internationale.
Des faits ont été établis. Ils concernent également l'utilisation d'installations ou d'ambulances neutres (ONU) par les partisans du Hamas cherchant par là à se protéger. Mais s'agit-il de comportements habituels ? L'éditorialiste gomme en outre l'écart de richesses entre Israéliens et Palestiniens lorsqu'il reproche à ces derniers de ne pas s'équiper de systèmes d'alerte aux bombardements comme il en existe en Israel. Ses sous-entendus ne passent pas : les premiers sauvent des vies tandis que les seconds veulent des morts. Alan M. Dershowitz diabolise le Hamas en lui prêtant un machiavélisme dont il ne me semble pas capable... L'organisation a surtout fait la preuve de son incapacité politique à gérer la bande de Gaza. Maintenir sous pression Israel lui a seulement permis de faire oublier (?) ses graves manquements : infrastructure, éducation, chômage, etc.
Sur le blog Opinio Juris, Kevin Jon Heller démonte point par point l'argumentaire développé dans le Wall Street Journal, en restant exclusivement sur le terrain juridique. Un Etat ne peut se prévaloir de la légitime défense que vis-à-vis d'un Etat indépendant (Charte de l'ONU / Article 51). La non-proportionnalité reprochée à Israel l'est à juste titre, en dépit de l'argument généralement avancé et qu'il faut écarter (les roquettes palestiniennes n'ont pas touché grand monde). Elle vaut pour une autre raison. Car les dégâts énormes causés sur la bande de Gaza ne sont contrebalancés par aucun avantage réel. « [La proportionnalité] se comprend comme la mise en balance du nombre de civils palestiniens tués par l'armée israélienne avec les avantages militaires obtenus par cette attaque. » [1] L'auteur se réfère à l'article 51 (5) de la Charte de l'ONU. Bien plus, le droit des conflits armés prévoit que les civils doivent bénéficier d'une attention particulière, par principe non tenus pour responsabes des décisions politiques de leurs dirigeants. Les tirs de roquette du Hamas n'y changent rien, même s'ils constituent pour les raisons indiquées précédemment des crimes de guerre. Peu importe que tel ou tel extrémiste ait affirmé désirer la destruction d'Israël. Kevin John Heller conclut sa critique de l'éditorial du Wall Street Journal par un double constat.
« Même si je suis profondément attristé par la réponse israélienne aux attaques inqualifiables du Hamas, je ne dois pas pas me précipiter pour qualifier ces actions de criminelles. » [2] Je reprends ici la main afin de prolonger ma première remarque sur les densités différentielles entre Gaza et le centre - sud d'Israël. Kevin John Heller transforme sa précaution méthodologique en pirouette. Rien n'empêche à mon sens l'observateur de s'interroger sur les objectifs poursuivis par l'armée israélienne sans se porter sur le terrain du droit. Vouloir arrêter les tirs de roquette sur Sdérot, Ashdod ou Beer Sheva revient de la part de l'Etat-major israélien à promettre la lune au gouvernement à Tel-Aviv. La thèse de la faillite des élites militaires ressurgit soudain, développée par le Lieutenant-Colonel Yingling au sujet de l'armée américaine en Irak [voir ici].
Repousser les Palestiniens hors de Gaza produirait éventuellement l'interruption des tirs de roquettes. Comme les civils traversant la frontière franco-espagnole en mars 1939 à l'issue de la guerre d'Espagne, des milliers de Palestiniens se réfugieraient alors en Egypte, seul pays immédiatement voisin. Cette stratégie terrible isolerait toutefois Israël de la communauté internationale et fragiliserait encore le régime de Moubarak [voir 80 millions d'Egyptiens], à l'instar de la Troisième République dépassée par la prise en charge des 400.000 réfugiés espagnols quelques semaines avant la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne.
Si l'on se réfère à David Galula (1919 - 1967), officier français aujourd'hui très en vogue dans le monde militaire nord-américain, l'armée israélienne utilise une masse pour écraser un moustique. Elle obtient peu de résultats en contrepartie de grandes destructions. Dans son opuscule édité en anglais en 1963 et récemment traduit par Economica (Contre-insurrection, théorie et pratique), le Français part de ses expériences : guerres civiles en Grèce et en Chine, guerres d'Indochine et d'Algérie. Il synthétise la stratégie révolutionnaire de prise de pouvoir, en particulier chez Mao et répond ensuite point par point. En fin de compte, un gouvernement peut méthodiquement contre-carrer un mouvement insurrectionnel. Malheureusement, l'auteur reste muet sur les conséquences morales d'une action contre-insurrectionnelle. On trouvera ici une fiche de lecture du livre de Galula.
Certes, le Hamas ne peut à lui seul faire vaciller Israël, mais il a la capacité - l'offensive plomb durci l'illustre - de jouer la mouche du coche. Galula montre à ce titre qu'une insurrection dépense infiniment moins d'argent et d'énergie que l'armée loyaliste, ici conventionnelle. Pour les Israéliens, l'issue heureuse de cette opération tardera à se dessiner. Car une condition demeure, qui fait revenir au point de départ : gagner la confiance de la population civile, pour désolidariser le Hamas des Palestiniens eux-mêmes. Le succès de la manœuvre - prélude à l'instauration de la paix - implique une stratégie inverse de celle poursuivie par l'armée israélienne.
L'encerclement et l'isolement de Gaza ont appauvri la majorité des habitants et enrichi une minorité de trafiquants - criminels : l'essor de l'agriculture, du commerce et des services rééquilibreront(aient) seuls la situation. Pour cela, les Israéliens doivent revenir sur l'étalement pavillonnaire irréaliste (compte tenu des superficies à sécuriser) et injuste (en contrepartie des populations lésées), abaisser les frontières et réouvrir les routes entre les territoires palestiniens et le reste d'Israël, tout en menant le combat contre-insurrectionnel. La main d'œuvre palestinienne comblera(it) sans difficultés les vides laissés par des Israéliens plus diplômés, et plus urbanisés... : c'est déjà le cas à petite échelle !


[1] « [The proportionality] it is determined by comparing the number of Palestinian civilians killed by a specific Israeli attack relative to the military advantage gained by the attack. » / Dershowitz on Israel and Proportionality / Opinio Juris (3 janvier 2009) / Kevin John Heller.
[2] « Finally, let me reiterate : although I am deeply troubled by Israel's response to Hamas's indefendible attacks, I do not know enough to conclude that Israel's attacks are criminal » / Id.

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