mardi 29 juin 2010

Ne pas confondre jeu d’orgue et jeu d’écritures. (De la situation budgétaire périlleuse de Grigny, chef-lieu de canton de l’Essonne)

En cette fin du mois d'août 2009, l'été s'éternise. Les belles journées retardent l'heure immanquable de la rentrée. Les journaux bruissent de déclarations insanes et de discours vaguement mobilisateurs. Eta se terre et perd ses caches unes à unes, dispersées entre les Alpes et les Pyrénées. Les nouvelles économiques sont toutefois mauvaises. L'activité ralentie et le chômage croissant poussent les responsables politiques à promettre pour après-demain des cieux plus découverts. A quelques pas d'ici, les viticulteurs se préparent à vendanger des grappes saturées de soleil, espoir d'un millésime rare.
Le Monde daté du 27 août consacre sa page trois à une grosse commune de l'Essonne, Grigny, en situation de faillite déguisée. Le préfet a pris en main le budget de la commune, en lieu et place de l'équipe municipale. Geographedumonde (Les nuits de Grigny) a déjà écrit sur la cité des Trois Bornes, sur la violence plus ou moins organisée qui y règne. La situation de détresse remarquablement évoquée par Luc Bronner ne concerne cependant pas une jeunesse laissée à elle même, mais la santé financière en péril de la commune.
Grigny évoquait pour moi jusqu'à l'an passé, non une banlieue francilienne, mais un brillant musicien français mort prématurément. Nicolas de Grigny (1672 - 1703) a écrit un Livre d'orgue dont les chroniqueurs disent qu'il a enchanté et inspiré Jean-Sébastien Bach. Une demi-génération sépare les deux compositeurs. Mon père émerveillé par son premier lecteur - enregistreur de cassettes audio m'a involontairement fait découvrir Grigny par le biais d'enregistrements de concerts de France Musique, au début des années 1980. Malheureusement, pour préserver la paix des ménages je me dois, trois décennies plus tard, de faire abstinence de musique d'orgue. Pour l'enfant que j'étais, Grigny a représenté une vérité première. Un génie s'inspire de ses prédécesseurs. Bach n'y a pas échappé.
En attendant, Grigny dans l'Essonne résonne d'une tout autre musique. Son déficit a été multiplié par sept entre 2006 (1,9 millions d'€) et 2009 (15,5 millions d'€), à hauteur du tiers du budget communal. Bien que Luc Bronner néglige de le préciser, cet endettement n'est déraisonnable qu'au regard des règles comptables françaises. Plusieurs pays occidentaux connaissent des seuils d'endettement supérieurs, à commencer par la France. Que s'est-il passé à Grigny pour que le préfet en vienne à une mesure d'exception ?
" Grigny n'est pas victime de la crise économique actuelle, mais subit, sur le long terme, la dégradation du niveau de vie des habitants et les insuffisances de la politique de la ville. Un 'effet ciseaux' terrible, propre aux villes pauvres de banlieues : comme la population est très jeune (40 % de moins de vingt ans) et ne cesse de se paupériser (49 % de logements sociaux, 21 % de bénéficiaires de minima sociaux, etc.) les dépenses de la commune augmentent en permanence. Mais les ressources financières ne suivent pas : à nouveau comme la population est pauvre (revenu par habitant inférieur de 40 % à la moyenne), la ville dispose de recettes fiscales très limitées." [L.Bronner].
A cette explication globale du journaliste, il convient d'ajouter le mécanisme global de la périurbanisation (De Franco à la Crau). Les habitants de grandes agglomérations privilégient naturellement une zone par rapport à une autre, selon des critères déjà décrits d'homogénéisation sociale. Rapporté à la situation de cette commune de l'Essonne, dès qu'une famille dispose des moyens financiers de s'installer ailleurs qu'à Grigny, en achetant ou en faisant construire, elle le fait. Grigny est donc tombée depuis longtemps dans une spirale sans fin. Plus les problèmes s'accumulent (750 naissances par an et 4.500 enfants dans le cycle primaire pour une population de 26.000 habitants), plus ceux qui seraient les mieux à même de faire contrepoids partent vivre ailleurs : dans des communes plus calmes, avec des écoles sans problèmes.
En France, on s'enthousiasme de l'ouverture ou du maintien de classes dans des zones rurales éloignées, dans des centres-villes gentryfiés. A Grigny, les élèves pâtissent visiblement d'un sous-encadrement. Les activités périscolaires ne sont pas ouvertes à tous, au détriment des enfants dont les parents ne travaillent pas. En même temps, il y a une certaine logique. Le scandale est ailleurs, en réalité. Il naît d'une profonde injustice géographique entre Français. Cette injustice résulte en l'occurrence de la gestion décentralisée de l'éducation. Combien de communes, dans l'Auxerrois, en pays Briochin ou ailleurs se paient le luxe d'une école pour une poignée d'enfants, quand une grosse banlieue parisienne manque de ressources pour (ne pas) assurer le minimum ?
Luc Bronner utilise avec justesse le témoignage d'un ancien adjoint municipal communiste. Celui-ci montre que la situation présente de Grigny résulte d'une convergence d'intérêts, entre la majorité de la population francilienne et les élus locaux. "D'un côté, l'Etat était très content de se débarrasser des populations difficiles et de les concentrer sur Grigny. De l'autre, la mairie en profitait pour se constituer une réserve électorale et faire du clientélisme". Méfiant à l'encontre des théories du complot, je n'en constate pas moins que les grands partis politiques de la Cinquième République se sont copieusement appuyés sur les élus locaux.
Or depuis trois décennies, les infrastructures franciliennes ont connu une profonde transformation. Si l'on se contente du seul réseau RER, il a relié de nombreuses périphéries franciliennes, et par voie de conséquences accentué la concurrence entre banlieues. Les investissements publics dans les transports, l'éducation, les biens culturels, etc. ont garanti à ceux qui en avaient les moyens de choisir. Pour les autres, il reste Grigny, Trappes, Mantes-la-Jolie, etc. Par la grâce des lois de décentralisation, les mairies gèrent un territoire de plus en plus rêvé, et de moins en moins vécu. Il ne l'est ni dans le quotidien (écart domicile / travail), ni dans la durée (mobilité de la population).
L'article conclut sur les mauvaises évaluations de l'Insee, accusé d'avoir sciemment sous-estimé la population communale, et sur les décisions comminatoires du préfet. Mais la Chambre Régionale des Comptes a émis un avis défavorable au sujet de la gestion de la mairie. Malheureusement, Luc Bronner ne s'est pas saisi du document. Rappelons qu'en France, les Chambres des Comptes ne fonctionnent pas comme des tribunaux. Elles ne peuvent sanctionner des contrevenants et rendent des avis consultatifs.
A Grigny, les élus ont - au su et au vu de tous - adopté un budget truqué : "en inscrivant des recettes qu'ils savaient être complètement fictives et en retenant des niveaux de dépenses irréalisables". C'est tout simplement un jeu d'écriture, une fraude manifeste. Dans l'Essonne, pas plus que dans le Gard (Par l'opération du Pont-Saint-Esprit), les élus fantaisistes (...) ne risquent cependant rien. Quoi qu'il en soit, l'augmentation de la taxe foncière (+ 50 %) et de la taxe d'habitation (+ 44,26 %), sans harmonisation départementale accentuera les problèmes de la commune à court terme, en convainquant les plus solvables de déguerpir.
Et si l'emprunt national si évoqué ces temps-ci servait à apurer les comptes de la décentralisation, en supprimant le déficit des collectivités locales, tout en les empêchant de recommencer ? On peut toujours faire des châteaux en Espagne. En attendant, je vais rechercher ma vieille cassette pour réécouter Nicolas de Grigny. Ne pas confondre jeu d'orgue et jeu d'écritures.

PS./ Geographedumonde sur la banlieue parisienne : Les nuits de Grigny.


Incrustation : Nicolas de Grigny.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire