mardi 29 juin 2010

On nous gave, on nous pollue, on nous tient éveillés… (De la pérennité du sentiment de persécution)

Il y a peu de temps encore, la menace pesait à la fois sur l’esprit et le porte-monnaie… On nous ment, on nous spolie ! La complainte du persécuté s’appuyait sur une analyse généralement vite menée des penseurs du capitalisme (Marx, Engels, etc.) et de ceux de la révolution, de Babeuf à Mao, en passant par Lénine. Des grandes lignes de la lutte des classes, la victime d’injustices retenait la nécessité de passer à l’action. Il fallait identifier clairement l’ennemi, quitte à caricaturer le notable, le grand propriétaire, le puissant, et tous les relais de ce que l’on appelait en d’autres temps le parti de l’Ordre. De ce temps révolu (?), demeure l’angoisse de l’écrasement et l’envie de se battre contre des moulins à vent. On trouvera dans les mois précédents quelques chroniques imprégnées de cet air du temps : Geographedumonde sur l’environnementalisme, et les raccourcis pour gogos.
Pourtant, l’idéal n’est pas toujours dans la nature. Il y a deux ans déjà, j’exposai les arguments des normalistes de l’alimentation, qui mènent un combat acharné contre ce qu’ils appellent la malbouffe (voir un peu après). Les puristes ont réussi à imposer à force de rabâchage l’idée selon laquelle, au-delà d’une certaine limite, l’Indice de Masse Corporelle indique que quelque chose cloche. Au mieux les obèses ignorent-ils qu’ils pâtissent sans le savoir d’une maladie. Au pire, ils tombent dans un piège préparé par des méchants industriels sans scrupules. Deux considérations simples passent alors à l’as. On grossit, parce que l’on n’applique pas le précepte de Molière, manger pour vivre et non vivre pour manger. On grossit parce que l’on brûle moins de calories que l’on en consomme. La règle générale ne vaut certes que pour les gens ingambes et en bonne santé. Cette idée simple semble désormais oubliée. Il ne faut parler ni de gloutonnerie, ni d’inactivité physique, car on pourrait froisser les personnes visées. Soit. Cette tartufferie s’est cependant accompagnée d’un triomphe des apparences et de la mise en place de politiques médico-sociales qui discriminent brutalement les obèses… Pardon, les personnes atteintes de surpoids.
Dans Si t’es pauvre fais du sport, je relevai quelques transformations majeures de la société française au cours du vingtième siècle, comme le recul de nombreux métiers manuels - en particulier dans l’agriculture - l’entrée dans les foyers d’éléments de confort longtemps jugés exceptionnels (l’électroménager, le chauffage, les ascenseurs, etc.) et surtout la disparition de la marche à pied. L’embonpoint signifiant en dernier recours la pauvreté d’une famille, j’alertai mes lecteurs sur le risque d’une politique visant à faire du bien aux gens malgré eux, sans considération du contexte. A quoi sert-il par exemple de recommander l’abandon de la voiture pour qui habite à cinquante kilomètres de son lieu de travail ? Un peu plus tard, dans Cocooning et engraissement, apparaissaient déjà les accusés de l’obésité, les fabricants de junk food, les grands groupes de distribution rendus responsables de l’augmentation du prix des fruits et légumes, mais aussi les chaînes de télévision vivant de publicités criminelles en faveur des confiseries, des plats préparés, ou des frites surgelées.
Dans le Monde daté du 7 avril 2009, la journaliste au nom prédestiné Virginie Malingre refait le point sur l’obsession alimentaire de nos contemporains. En choisissant pour décor la Grande-Bretagne, elle offre la possibilité aux lecteurs de s’attrister d’une situation valable ailleurs, mais pas sur notre sol : vérité au-delà de la Manche, mensonge en deçà ! Virginie Malingre a inscrit son petit garçon dans une école pratiquant en effet le puritanisme alimentaire. En langue vernaculaire, cela s’appelle - nous explique-t-elle - une healthy school. Martin, trois ans, ne soufflera pas ses bougies d’anniversaire sur un gâteau au chocolat, mais en se penchant au-dessus d’un saladier rempli de fruits venus de boîtes de conserve et baignant dans un sirop saturé de sucre. On se réjouit pour lui.
Virginie Malingre ne se félicite pas franchement de cette enthousiasmante initiative. Elle ne pourra au demeurant ne s’en prendre qu’à elle-même si son fils le lui reproche un jour. Personne ne l’obligeait à choisir cette maternelle ! De toutes façons, les bambins se privent une fois pour se goberger de calories le reste de la semaine : « les menus du midi à la cantine : pizza accompagnée de pommes de terre en entrée, pâtes en plat principal et gelly en dessert est une combinaison qui revient souvent pour le déjeuner de mon dernier. » L’article reprend la thèse déjà esquissée. Les Britanniques rattrapent les Nord-Américains en tour de taille moyen. [1] Les gros souffrent, mais les gros vivent de la générosité de leurs (quasi) semblables. Ceux-ci ne brillent pas par la finesse de leurs apostrophes [2], mais les chiffres sont là. Et la journaliste égrénent les comptes. Les gros coûtent cher à la collectivité : les milliards jonglent sans retranscription des calculs. Comment calcule-t-on exactement le coût des rondeurs ? Mystère.
Et puis le pire s’immisce. Depuis une dizaine d’années, si vous êtes sujets de Sa Majesté et que vos enfants font exploser la balance, la loi britannique considère que vous portez une responsabilité. « Ainsi, en 2006, elle [l’obésité] a été un facteur concourant, avec d’autres, à vingt placements d’enfants en dehors de leur famille. Des adoptions sont régulièrement refusées à des couples uniquement parce que les services sociaux les jugent trop gros. » L’ignominie administrative est à la bêtise ce que la Tour Eiffel est au boulon. On apprend également grâce à Virginie Malingre la multiplication des directives pesant sur la restauration collective et la réintroduction des cours de cuisine au collège.
La journaliste indique en parallèle la mauvaise volonté des parents qui amènent au parloir des goûters ou des pique-niques plus copieux qu’autorisés. A-t-on imaginé meilleure formule pour donner aux écoles l’apparence de prisons pour adolescents ? Dans la logique d’une politique de santé publique visant à isoler les malades, on a réinventé sans succès les quarantaines. Beaucoup d’adolescents s’achètent de la nourriture à leur guise, hors les murs de leur établissement. Pendant ce temps, le problème embellit, si je puis dire. Virginie Malingre se moque pour finir des entreprises - rapaces, qui font feu de tout bois. Plutôt que de gémir sur l’argent corrupteur, elle gagnerait à utiliser autrement ses exemples de clubs de remise en forme pour enfants et de camps de vacances pour grassouillets (fat camp). Elle pourrait déplorer un assistanat et une forme de sous-traitance coûteuse et à l’utilité discutable… Il faut s’en amuser, puisque les dindons de la farce ont les moyens de se faire mener en bateau.
Mais cette conclusion constitue à mon sens un indice d’une inquiétude plus profonde. Il convient de rester mince parce que cela allonge l’espérance de vie à l’échelon individuel, ou parce que les dépenses de santé augmentent à l’échelle nationale. Sans doute, mais comment se fait-il que la démonstration comptable ne soit pas plus évidente, chiffres à l’appui ? Les conclusions (plus de morts, plus d’argent) ne se posent pas comme telles, mais au contraire comme des postulats. Et si l’obésité en tant que marqueur social préoccupait davantage que tout le reste ? Puisque le travail arrive au sommet dans la hiérarchie des valeurs (…) l’embonpoint trahit l’inactivité, c’est-à-dire la paresse et la dépendance vis-à-vis des minima sociaux. Or, pour être respectable en vertu des critères dominants en Occident, il faut éviter de se mélanger avec plus petit que soi, les fins à l’écart des épais. Cet effort de tous les instants passe par les apparences. Et les bourrelets disgracieux brouillent l’image d’une d’ascension sociale réussie.
Dans le Monde daté du même jour, on trouvera un autre article sur une phobie en plein développement, bien qu’en retrait par rapport aux phobies de l’infertilité, des accidents domestiques (Raymonde, cascadeuse domestique) ou du cancer (Le cancer n’est pas mort, vive le cancer !). Elle aussi conduit à une vision clivante du monde. L’insomnie tombée du ciel frappe les adolescents. Martine Laroncle répercute quelques statistiques frappantes, avec sources à l’appui cette fois. Une seule retient mon attention… Dans vingt-deux collèges franciliens, 80 % des élèves de Troisième se couchent après 22 heures. Dans une région accablée par les temps de trajet - ceux des parents autant que ceux des enfants - ces données sont particulièrement instructives. A quelle heure se met-on à table ? A la moitié du téléfilm de France Télévisions, qui ne culpabilise pas en prenant le chemin de son lit, la dernière bouchée dans le bec ?
Martine Laroncle interroge un syndicaliste qui pourrait s’appeler Jourdain. Moins on dort, moins on est en forme. Une représentante d’association familiale parle de deux heures de sommeil perdues en l’espace de trente ans, puis surenchérit. Quand on dort mal, on s’endort pendant la journée. Et qui ferme les yeux se bouche les oreilles, complète judicieusement un proviseur découvreur du fil à couper le beurre. La journaliste constate quand même que les adolescents - comme s’ils étaient les seuls (!!!!) - reconstituent leur capital de sommeil le week-end. Mais qui incrimine-t-on ? Les écrans, évidemment… [Ne pas confondre insomnies et inepties] Que les ploucs sont bêtes. Pourquoi passent-ils tant de temps scotchés devant la télévision ?!! Ils auraient tant de choses divertissantes à faire à la place…
Evidemment, un prof qui peut faire du sport plusieurs fois par semaine, peut aller faire ses courses dans la journée et prendre en charge ses enfants sans trop de difficultés a toute liberté pour se placer en observateur extérieur… Il recuse les censeurs, parce qu’il sait pourquoi il ne connaît pas l’ennui. Cet ennui qui fait que l’on mange pour combler le temps ou que l’on s’affaisse des heures devant la télévision, il serait grand temps de l’analyser à l’aune du monde contemporain.

[1] « Car, c’est un fait établi, la Grande-Bretagne produit de plus en plus d’obèses et s’apprête à rattraper son cousin américain. Si l’on se réfère à l’indice de masse corporelle (IMC), un quart des adultes rentrent dans cette catégorie. Et 61 % sont en surpoids. Pour les enfants de 5 à 6 ans, ces pourcentages sont respectivement de 9,9 % et 22,9 %. Le gouvernement prévoit que si cette tendance se confirme, en 2050, la moitié des femmes seront obèses, tout comme 60 % des hommes et 25 % des enfants. » / Un oeil dans l’assiette du voisin / Le Monde / mardi 7 avril 2009.
[2] « Les plus modestes sont les plus menacés, à l’image de la famille Chawner - Philip, le père, Audrey, la mère, et leurs deux filles, Emma (19 ans) et Samantha (21 ans) -, qui pèse à elle toute seule 83 stones, soit 527 kilos. Les parents n’ont pas travaillé depuis 11 ans et vivent avec 12 000 livres d’allocations par an. Avec l’inactivité et le poids sont venus le diabète, l’asthme et l’épilepsie, pour lesquels les Chawner touchent de l’argent public, en plus du chômage. Et depuis que la jeune Emma est passée dans une émission de télé-réalité, les Chawner sont devenus la cible des anti-gros. Sur Facebook, un groupe de plus de 3 500 personnes a alimenté pendant des mois la haine contre les quatre obèses, avant que la police ne fasse fermer le site. ‘Bougez vos gros culs, Emma Chawner et ta famille, et trouvez un job’, pouvait-on notamment y lire. » / Id.

Incrustation : documentaire en vogue sur un géant de la nourriture rapide accusé de tous les maux. Super Size Me

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