lundi 28 juin 2010

Bombes à Bombay. (Des spéculations qui suivent une série d’attentats…)

Imaginons. M., un homme d'affaires ambitieux de Bombay a virtuellement perdu une bonne partie de son porte-feuille boursier en début d'année. Les trente premières valeurs indiennes (indice Sensex) ont baissé de 15 % en quelques heures. En réponse, les autorités ordonnent le 22 janvier 2008 au soir, la clôture du marché [source]. M. garde toutefois la tête froide et des réserves en liquidités... Il lui faut désormais envisager des solutions pour rebondir. Les nouvelles de l'Amérique du Nord empêchent dans l'immédiat tout rebond de ce côté du monde. En Europe, le futur proche est incertain. La solution locale s'impose. M. détient des participations dans la construction navale, la pétrochimie ou l'industrie textile [source] et dispose dans le même temps d'appuis au sein de quelques unes des grandes banques de la capitale économique de l'Inde. Deux de ses fils jouent dans des équipes de polo de Bombay. Les affaires continuent dans les clubs, par enfants interposés [Shehnai, bidaai and polo !].
Son projet est de lancer un emprunt sous le prétexte d'une rupture de trésorerie avant que les conditions posées pour des prêts se durcissent à la suite de la crise économique qui s'amorce dans le sous-continent. Les banques ont confiance. Pour pouvoir remporter son pari à la baisse des cours, il lui faut d'abord procéder à une vente. Celle-ci intervient en réalité simultanément et renforce l'idée d'un besoin de financement. M. annonce en octobre son intention de se débarrasser de milliers d'actions, pour une somme totale de 250 millions de roupies indiennes (5 millions d'euros) à la bourse de Bombay. Celles-ci ne lui appartiennent pourtant que virtuellement. Les acheteurs suivent parce que sa réputation plaide pour lui. Le 28 novembre 2008, une série d'attentats ravagent plusieurs points sensibles de la ville ancienne. La Bourse ferme ses portes, mais dès la réouverture le lendemain, la baisse espérée lui permet soudain de retirer de confortables bénéfices. Elle lui permet d'acquérir - cette fois réellement - son paquet d'actions moitié moins cher, 125 millions de roupies environ. A l'issue de toutes les transactions, M. récupère 250 moins 125, c'est-à-dire 125 millions de roupies... [Procédé dit de la vente à découvert - VAD]
Au début de la même année 2008, les autorités pakistanaises se préparent à un changement de direction au plus haut niveau de l'Etat. Pervez Musharraf, ex - général arrivé au pouvoir en 1999 à la faveur d'un coup d'Etat, devenu grâce à la Cour Suprême chef de l'exécutif, puis en juin 2001 Président de la République islamique du Pakistan, s'apprête à rendre le pouvoir à Islamabad. Il a bien réussi en 2002 par un référendum remporté largement (98 % de votes favorables) à obtenir une prolongation de cinq années. Mais en 2008, son impopularité lui ferme tout autre solution qu'un retrait de la vie politique, même si sa réélection l'année précédente l'autorise théoriquement à poursuivre [source]. Ses sentiments sont partagés entre le soulagement - pouvoir se reposer - et la rancœur vis-à-vis des Occidentaux et plus particulièrement de Washington. Il estime avoir été lâché.
Les plus hauts responsables des services secrets pakistanais (ISI) hésitent encore moins à exprimer leur ressentiment. Dans les années 1980, ils ont orchestré à l'est du pays et dans les montagnes afghanes l'armement et l'entraînement des moudjahidin censés combattre les armées soviétiques avec l'accord de l'Amérique et de l'Europe. Un peu plus d'une décennie plus tard, et plus encore après 2001, les mêmes officiers ont reçu l'ordre de lutter contre le terrorisme islamique, à tous prix. Les réseaux s'embrouillent, et sur le terrain à Karachi [1] les résistances se font jour. Bientôt, les services doivent intervenir au Pakistan même pour contrecarrer les extrémistes (épisode de la Mosquée Rouge en juillet 2007). Mais dans le nord, l'ISI soutient toujours les combattants du Cachemire guerroyant de l'autre côté de la frontière en territoire indien ; ces derniers se réclament eux aussi de l'Islam.
L'élection du mari de Benazir Bhutto en septembre 2008 confirme les services dans leur pessimisme. La tentation est grande pour un certain nombre d'entre eux d'interférer dans l'action diplomatique des civils récemment arrivés au pouvoir. Asif Ali Zardari croit en effet à une embellie diplomatique avec l'Inde [2]. Il ne manquerait plus qu'il démantèle l'ISI, mettant en péril l'armée et le Pakistan. Un groupe d'officiers décident donc dans l'ombre de court-circuiter leur hiérarchie et de monter une opération en Inde occidentale avec des éléments recrutés sur place. Les hommes désireux d'en découdre avec la majorité hindoue ne manquent pas et Bombay réunit plusieurs avantages : l'accès par l'océan Indien, les grands hôtels remplis de touristes étrangers qui garantissent l'attention des médias occidentaux, des musulmans ostracisés dans les périphéries de la mégalopole...
A peu près à la même période, dans l'ouest de l'Inde, les cadres du parti nationaliste hindou BJP ne décolèrent pas. Depuis près de quatre ans et l'élection comme premier ministre d'un membre du Parti du Congrès (Manmohan Singh), et en dépit de la détérioration des relations entre la majorité hindoue et les communautés minoritaires, le parti souffre d'une érosion de son audience. Ses membres vieillissent et beaucoup ont renoncé à défendre une ligne dure. Du côté de la base, l'impatience pousserait les anciens à agir de nouveau. Beaucoup brûlent d'en découdre. Les destructeurs de la mosquée d'Ayodhya (en décembre 1992 / Uttar Pradesh) ont cédé la place à une nouvelle génération de militants née après l'annonce en mars 2002 par New Delhi de la construction d'un nouveau temple consacré au dieu Rama sur les ruines précédentes [source].
En cette fin d'hiver 2002, le Gujarat s'enflamme : des centaines de musulmans périssent dans plusieurs pogroms organisés en sous-main par le bras armé du BJP. Le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh) embrigade 50.000 paramilitaires volontaires depuis un quart de siècle derrière les drapeaux safran, au nom du nationalisme hindou et de la lutte « contre les traîtres à la nation, qu’ils soient hindous, de toutes castes, musulmans, sikhs ou chrétiens » [source]. La radicalisation interne d'une fraction du parti hindou intervient en réaction aux décisions du gouvernement BJP dirigé par le Premier ministre Vajpayee. Celui-ci a en effet choisi la voie de la modération, tant au plan économique qu'en matière de relations internationales. Le nationaliste hindou va jusqu'à proner un rapprochement avec son homologue Pervez Musharraf. Le discours de Srinagar sur la main de l'amitié en avril 2003 ébranle le parti en profondeur. Le BJP est au bord de l'implosion et rate finalement le coche lors des élections générales de 2004. Les plus enragés ne souhaitent qu'une nouvelle provocation pour voir revenir des militants prêts à en découdre. Le 11 juillet 2006, une explosion dans un train à Bombay, cause 200 morts et des centaines de blessés [source]. La métropole retrouve cependant vite son rythme trépidant, tandis que l'affrontement entre hindous et musulmans n'a pas lieu.
Bombay ne porte plus néanmoins plus ce nom. Car les nationalistes du Shiv Sena ont débaptisé en 1996 la métropole dont le nom remonte aux Portugais (Bom bahia : bonne baie), légèrement modifié par les Anglais. Les nationalistes locaux qui collaborent avec des représentants du BJP jugent ce passé inconvenant pour l'une des plus grandes mégalopoles asiatiques, dans la plus grande démocratie du monde. Le Shiv Sena avance donc un autre nom plus hindouisant. Bombay s'appelle depuis Mumbai, en référence à la déesse marathe Mumbadevi [source]. Mais bien peu de gens respectent l'appellation officielle. Lors des élections de 2004, les ultra-nationalistes ont perdu à la fois la gestion de l'Etat du Maharastra et celle de la ville de Bombay. La coalition BJP - Shiv Sena paie pour des années d'immobilisme, de corruption et d'affairisme [Monde Diplo].
Dans l'agglomération de 19 millions d'habitants, les musulmans subissent un déclassement renforcé année après année, d'autant plus difficile à vivre que les castes défavorisées connaissent elles une embellie, parce que mieux insérées ou favorisées par des lois votées à New Delhi sur les discriminations positives [Monde Diplo]. A Bombay, des centaines de personnes survivent dans des bidonvilles après avoir fui le Gujarat [source]. Ils subissent les vexations réservées à toutes les minorités. L'étirement de l'agglomération et l'encombrement des voies de circulation les privent de toutes façons d'une éventuelle possibilité d'emploi. Le 28 novembre, les rumeurs des attentats parviennent jusqu'à eux. Les musulmans de Bombay partagent-ils secrètement le sentiments de révolte des terroristes arrivés par la mer qui ont attaqué les hôtels, les hôpitaux, la gare et ou le quartier général de la police ? Les nouvelles leur parviennent peu à peu [voir Le Monde du 28 novembre et du 29 novembre]. Les musulmans se barricadent maintenant, dans la crainte d'un nouveau pogrom...
Chacun l'aura compris, les hypothèses d'un lien entre les terroristes et une puissance étrangère à l'Inde avancées dans la première partie de ce papier restent toujours à prouver. Peut-être le Shiv Sena désavouera-t-il bientôt ses dirigeants admirateurs d'Hitler ? Quant à M., il sort de mon imagination. Les faits demeurent. Les médias s'inquiétent d'une vague d'attentats lorsque des Occidentaux risquent leur vie. Au Bangladesh, des faits similaires [3] suscitaient il y a peu quelques lignes. Et comme à chaque fois, les géostratèges s'expriment...
Bombay (image satellite) va d'ici quelques jours reprendre sa vie normale, comme si les événements les plus récents n'avaient pas eu lieu. Sur place, on commence tout juste à respirer, quelques semaines après la fin des pluies de mousson qui s'éternisent début octobre et transforment une partie de la mégalopole en vaste égout à ciel ouvert. Les anciennes îles découvertes par les navigateurs portugais servent encore aujourd'hui de soubassement à la presqu'île de Bombay. La pointe de terre rejoint sans discontinuité le continent, grâce à la sédimentation urbaine qui a permis le comblement des parties autrefois maritimes. L'eau remonte facilement par capillarité lors des pluies d'été. Nul doute que l'on continuera à faire des affaires dans la capitale économique de l'Inde (wikipedia), ou à tourner des films. Les pelleteuses et autres engins de chantier remodèleront bientôt Dharavi, le plus grand bidonville du monde (entre 700.000 et 1.000.000 d'habitants). Les plus grosses fortunes continueront à cotoyer les foules de miséreux.

PS/ Geographedumonde sur le discours géostratégique : En stratégie, comment combiner optimisme et défaitisme.




[1] Karachi, si loin de Paris. Mis en ligne le 13 février 2007.
[2] « M. Zardari a tenu des propos stupéfiants dans la bouche d'un dirigeant pakistanais. Il a fait preuve d'une audace dans l'ouverture à l'Inde qui a plongé dans la gêne jusqu'à ses partisans les plus proches. Alors que les Pakistanais ont, eux aussi, tendance à soupçonner la 'main de l'Inde' à la moindre difficulté, M. Zardari a déclaré, en octobre, au quotidien américain Wall Street Journal : 'L'Inde n'a jamais été une menace pour le Pakistan.' Mieux, il a pulvérisé un dogme du nationalisme pakistanais en taxant de 'terroristes' les séparatistes armés au Cachemire indien, jusque-là célébrés au Pakistan comme des 'combattants de la liberté'. Et comme si cela ne suffisait pas à détendre l'atmosphère avec New Delhi, il vient d'annoncer que le Pakistan ne déclenchera jamais le premier une frappe nucléaire contre l'Inde. Il y a une logique à cette convergence chaque jour plus ostensible. M. Zardari est convaincu que l'islamisme radical, encouragé ou toléré par ses prédécesseurs, est devenu un poison mortel menaçant les fondements même du Pakistan. » / Frédéric Bobin / Le Monde / 28 novembre 2008.
[3] Du risque climatique lointain au risque terroriste immédiat. Mis en ligne le 15 juin 2007.

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