mercredi 30 juin 2010

Tartuffe d’Agen. (D’une création de ‘zone 30 km/heure’, et de ses implications)

Après des mois de réflexion, la mairie d'Agen a instauré une zone dite 30 km/h dans le centre de la ville. Les deux mois d'été ont été nécessaires pour fixer les limites extérieures, repeindre les affichages au sol, installer les nouveaux panneaux et dos d'âne... « Compte tenu de ce qu'est la ville d'Agen, un centre-ville très dense et des rues très étroites, etc. Pour qu'on s'y sente bien, il faut que les voitures roulent doucement. Et donc on s'est raccroché à une réglementation nationale qui est celle de la zone 30. » Par une extraordinaire coïncidence le maire d'Agen, Jean Dionis du Séjour, appartient au Nouveau Centre, parti des anciens de l'UDF ralliés à Nicolas Sarkozy.
Son adjointe Laurence Maïoroff précise que la zone 30 correspond à une nouvelle approche de la circulation. Celle-ci dépasse la seule question de la vitesse des voitures : « çà veut dire que les piétons ont la possibilité de traverser à n'importe quel endroit, et pas forcément dans les passages matérialisés pour piétons, et çà veut dire que les cyclistes ont la possibilité de s'insérer dans la circulation et ont la possibilité de rouler à double sens dans toutes les voies de circulation... » Même si le maire vante tous les bénéfices à attendre de son projet, il reconnaît que la police ne tardera pas à faire appliquer l'arrêté municipal.
« Notre plan, c'est un mois de dialogue entre la police et les contrevenants, et un très gros effort de communication, et après un dispositif permanent. Alors bien sûr, le dispositif permanent inclut des sanctions. C'est normal. [...] Mon rêve pour l'hyper-centre d'Agen, c'est que ce soit un cœur qui batte fort, et qui retrouve un dynamisme commercial, où je vois des belles enseignes, des commerçants qui nous amènent de beaux produits et qui en même temps gagnent leur vie, gagnent de l'argent ; et je sais, en ayant voyagé un petit peu en particulier en Allemagne, que pour qu'un cœur vive bien, il faut que les voitures restent à leur place. Donc nous avons maintenant toute une nouvelle communication à faire pour rentrer dans la modernité et apprendre à partager de façon un petit peu différente. » [Jean Dionis du Séjour / Site officiel de la mairie]
Sans les désigner formellement, la zone 30 vise les actifs résidant à l'extérieur d'Agen. Les professions libérales, les enseignants ou encore les personnels administratifs viennent travailler chaque jour dans le centre. Or, dans l'extrait vidéo mis en ligne, tout le monde s'exprime sauf eux. Le premier édile manifeste surtout son attention aux commerçants, qui contribuent au budget de la commune. Les policiers interrogés rappellent qu'ils ont le mois de septembre pour dialoguer avec les contrevenants. Les amendes tomberont ensuite.
Pour La Croix du 16 septembre 2009, Nicolas César a obtenu une interview de Jean Dionis du Séjour. « Les gens sont exaspérés par les excès de vitesse. A tel point que certaines personnes âgées et jeunes mères de famille sortent moins en centre-ville. » En cinq ans, on a recensé 39 accidents de la route dans Agen. « En cas d'accident avec un piéton ou un cycliste en zone 30, juridiquement l'automobiliste est en tort, quelles que soient les circonstances de l'accident. » Passons le non-sens cocasse : il risque d'y avoir plus d'excès de vitesse dans la zone 30 qu'avec une limite habituelle à 50 km/heure. Une contradiction me gêne davantage.
Si la mairie s'inquiète du nombre d'accidents sur la voie publique, pourquoi autorise-t-elle les piétons à sortir des clous et les cyclistes à remonter les rues en sens interdit ? Les usagers les plus à même de tomber ou de percuter un obstacle ne vont-ils par prendre plus de risque dans la zone 30 ? Dans La Croix, le maire d'Agen laisse percer le caractère insidieux de sa mesure. Il veut faire payer les automobilistes en cas d'accidents avec un piéton et / ou un cycliste. Les Agenais vivant dans le centre ou à proximité peuvent se passer de voiture. Le périmètre urbain forme une sorte de carré de deux kilomètres de côté situé sur la rive droite de la Garonne : le premier pont sur le fleuve date de la Restauration [source]. La zone 30 contraria les visiteurs - pourquoi pas ? - mais également les actifs résidant hors d'Agen.
Le Tartuffe de Molière circonvient Orgon pour épouser sa fille. Il contrefait le dévot, mais ne peut cacher sa vraie nature lorsqu'il se retrouve en tête à tête avec l'épouse du précédent. « Ah ! Pour être dévot, je n'en suis pas moins homme. » Ses prières sont bruyantes et ses bonnes œuvres annoncées à la cantonade. Lui qui n'oublie pas de lutiner dans l'ombre la première venue, demande bien fort à une servante de dissimuler sa poitrine. « Par de pareils objets, les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensées. » Plus il disserte sur les trésors du Ciel, plus il agit dans le sens de ses intérêts terrestres. Molière incite celui qui écoute Tartuffe à penser le contraire pour saisir ses véritables intentions. Il dessine un personnage retors, habile à ne dire que l'essentiel. L'imposteur dit en effet ce que ses interlocuteurs veulent bien entendre. Il faut finalement à Orgon plusieurs signes convergents pour découvrir la duplicité du dévot.
Jean Dionis du Séjour ne se reconnaîtra sans doute pas dans cette comparaison. Il protestera de ses bonnes intentions à l'égard de tous ses administrés. « Il veut aussi inciter ses administrés à privilégier les transports en commun. Des parkings relais ont été installés à 1,5 km du centre-ville. Là, chacun peut laisser gratuitement sa voiture pour prendre une navette qui l'emmènera dans le centre. Par ailleurs, les tarifs du stationnement en plein centre devraient augmenter d'ici à quelques mois. » [Nicolas César / La Croix] Les projets de transformation de rues importantes - le boulevard Carnot ? - en rues piétonnes conduiront pourtant à raréfier le nombre de places de parking dans le centre.
Il en résultera un renchérissement du logement, et un renforcement de l'homogénéisation sociale (gentryfication). Geographedumonde (Des b.o.f.s aux bobos) a déjà décrit les mécanismes en jeu. Mon propos n'est pas de remettre en cause la réhabilitation du cœur de la ville d'Agen, mais d'en montrer les conséquences en terme de ségrégation sociale. Car la voiture règne en maître ailleurs. Toute politique tarifaire ne prenant pas en compte la globalité du territoire et la majorité de la population se heurte à un mur. La politique des transports menée à Agen ou ailleurs renforcera les zones commerciales périphériques, c'est-à-dire l'inverse des promesses du moment.
On peut contempler celles-ci sur les images satellitales. Deux appartiennent à la commune d'Agen : à l'est sur la route de Cahors, et au sud (ZAC Agen - sud). A cinq kilomètres vers le sud-est, le parc commercial de Siailles s'étend sur la commune périurbaine de Bon-Encontre : 2.600 habitants en 1962, 4.460 en 1982 et 6.000 en 2009 (Source). Sur l'autre rive du fleuve, en plaine zone inondable, le Passage d'Agen s'étire jusqu'à l'autoroute A62, dite des deux mers. La population résidentielle a là aussi nettement augmenté dans les dernières décennies : 5.700 habitants en 1962 pour 9.000 habitants en 2005 (Source). L'un des deux sites d'activités de l'agglomération - avec celui plus excentré encore de Pont-du-Casse à l'est - s'étire entre la quatre-voies et l'aéroport d'Agen la Garenne, à cinq kilomètres du centre.
Les personnes vivant dans le département du Lot-et-Garonne, plus ou moins dans l'orbite de l'agglomération, se contentent déjà des hypermarchés entourés de parkings. Clairement découragés d'y entrer, se rendront-ils à nouveau dans le centre ? Je crains qu'ils n'y viennent plus que pour des sorties nocturnes, ou des courses un peu exceptionnelles. Encore faut-il garder à l'esprit la concurrence en la matière de Bordeaux et de Toulouse, toutes deux à moins de cent-cinquante kilomètres d'Agen.
La muséification du cœur d'Agen s'avèrera peut-être payante à court terme, auprès d'une population retraitée. La tartufferie de l'équipe municipale ne va pas plus loin, je pense. Dans l'immédiat, la zone 30 colle à l'air du temps. Peut-être ne changera-t-elle pas grand chose. Elle ne grève en tout cas pas le budget municipal, et assure donc à bon compte la popularité de la municipalité. Mais outre la fuite des activités à l'extérieur, le centre-ville se videra parce que trop cher et trop bruyant la nuit. A l'heure où les Tartuffes - qu'ils soient à Agen ou non m'importe peu - se gargarisent de développement durable et d'économie d'énergie, à cinq, dix ou vingt kilomètres, les pavillons à piscine poussent comme des champignons. L'Agenais bénéficie il est vrai d'un ensoleillement moyen (1.984 heure/an) supérieur de deux-cents heures à celui de la région parisienne.

PS./ Geographedumonde sur les problèmes de circulation automobile en ville : Genevois pas de solutions miracles.

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