mardi 29 juin 2010

L’Algérie plutôt que la Seine - Saint-Denis ? (La société musulmane et la modernité)

Quartier du Bel-Air, à Montreuil, en Seine - Saint-Denis. Aurélie Collas relate un tabassage passé relativement inaperçu. Ce fait divers pourrait sortir tout droit d'un film de Clint Eastwood première époque, sans la deuxième partie au cours de laquelle le justicier sauve la victime ignominieusement accusée. A Montreuil, cet innocent est tombé dans un guet-apens, pris à partie par une poignée de malfaisants. Il a fini à terre, roué de coups par ces faux courageux. Les idiots rivalisent de sauvagerie quand ils sont en groupe. En tout cas, aucun témoin ne l'a secouru. Risquait-il de finir éventré sur le macadam ? Aurélie Collas assure que les policiers du commissariat de la ville sont intervenus à temps pour l'extirper de ce piège. Défiguré et brisé, il a été transporté à l'hôpital, en service de réanimation. La journaliste du Monde apporte un précieux éclairage à ses lecteurs sur les ressorts d'un emballement mimétique. René Girard a autrefois analysé comment la violence peut monter au sein d'un groupe, culminant éventuellement avec la mise à mort du bouc-émissaire, finalement sacrifié en place publique.
Quelles que soient ses particularités - j'y reviens après - cette affaire s'inscrit dans un contexte hexagonal, voire occidental. Il y a eu en effet confusion entre la victime et une autre personne suspectée de viols sur enfants, précise Aurélie Collas. C'est une curieuse façon de poser le problème. Que la bonne ou la mauvaise personne se promène importe peu ! Nul ne peut se prévaloir en France du rôle de juge. Seulement voilà, une photo du violeur présumé, de la taille d'un timbre-poste circulait sur les écrans de téléphones portables. Tout s'explique alors... ? La journaliste constate sans regretter explicitement ce détail. Elle recueille un témoignage selon lequel « [les] pères de famille tournaient dans le quartier avec la photo du pédophile, ils voulaient lui faire la peau. » Mais n'avaient-ils rien d'autre à faire ?
Ce n'est pas le premier jugement expéditif de l'histoire de France. Cela ne le rend pas moins odieux. Yves Boisset a en son temps choisit ce thème, en écho au mythe de Suzanne sortant du bain, dans l'Ancien Testament [photo / scène en haut à droite]. Dupont Lajoie raconte en 1975 comment des brutes s'allient à des gens sans scrupules pour étouffer la vérité. Un petit blanc a violé et tué une jeune femme encore en maillot de bain, mais il parvient à faire accuser un maghrébin travaillant dans un chantier tout proche. Ce dernier n'échappe pas à l'opprobre populaire. Le cinéaste requiert pour les coupables la peine maximale, l'indignité humaine, et surpasse le simple réquisitoire contre le racisme.
Ce mot n'apparaît justement à aucun endroit, concernant le drame du 12 mars. Après avoir planté le décor, les rondes de pères de famille, Aurélie Collas ajoute que dans ce quartier de Montreuil, sa physionomie a coûté très cher à la victime. Elle trahit son origine maghrébine. On ne prononce pas le mot de racisme, parce que la scène s'est déroulée à Montreuil et non dans Paris intra-muros ? Le résultat est pourtant le même. Continuons. Démasquée (...), la victime est mise en joue. Quelqu'un porte donc sur lui une arme, au milieu de la journée. Il a tiré avec une munition en caoutchouc, fort heureusement. S'ensuit le pire, un tabassage en règle par une vingtaine de personnes.
« 'C'est un malheureux concours de circonstances', estime un commerçant témoin de la scène. 'Le type n'a pas eu de chance, il avait le même visage que le violeur. N'importe quel père aurait fait pareil.' » Le commerce ne rend pas toujours intelligent. Il faut craindre que la compagnie de ses semblables n'ait obscurci le jugement de ce lumineux témoin. Mais on grogne davantage encore en lisant les explications embarrassées de Dominique Vuanet, la maire de Montreuil. [1]
Boualem Sansal offre quant à lui au Monde une magnifique tribune samedi 28 mars 2009. Il l'a intitulée L'Algérie, pays du mal-vivre. Ces lignes fiévreuses décrivent l'actualité algérienne, plus précisément la prochaine et probable réélection d'Abdelaziz Bouteflika, mais aussi ses appuis et soutiens de l'autre côté de la Méditerranée. Sa critique est implacable, qui unifie l'histoire de l'Algérie indépendante, dans une effarante continuité depuis le coup d'Etat de Boumediene en 1965. L'écrivain ne sauve donc que les trois années suivant l'indépendance. Avec une ironie réjouissante, Boualem Sansal explique que le scrutin ne réserve aucune surprise, mais entérinera le maintien au pouvoir d'un monarque grotesque, roi gâteux à la Ionesco. L'écrivain ne parle pas de désespoir [Le loup est las] mais plutôt d'agonie.
« Oui, c'est ça, l'Algérie, Algeria ! Ce pays lointain où il fait si mal vivre ! Mais les souvenirs forcés comme les cadavres qui remontent à la surface, on sait ce que c'est, ils ne disent pas tout. Qui sont ces cadavres putréfiés que dégorgent des charniers de hasard ? Qui sont ces cadavres déchiquetés que Mare Nostrum charrie d'une rive à l'autre comme des déchets industriels, et ces squelettes qui tombent des placards, qui sont-ils, qui les a mis là, pourquoi, quand, comment ? Et ces pauvres gens qui hurlent dans les caves, qui sont-ils, qu'ont-ils fait ? Car enfin, mal vivre, c'est cela que ça veut dire, des gens qui meurent comme des chiens, et des gens qui les pleurent en cachette, et des gens qui dépérissent à force de vomir. C'est croiser chaque jour dans son quartier ses tortionnaires et les assassins de ses amis et devoir les saluer, ou baisser les yeux pour ne pas les blesser conformément à la loi de Réconciliation nationale. C'est faire semblant de rien et passer sa route. »
Dans la seconde partie, Boualem Sansal se demande à juste titre si le problème n'est pas un peu français. Sans même en appeler à la guerre de Libération [terminologie algérienne] ou aux événements [terminologie française aujourd'hui un peu désuète], il pense à l'Algérie d'après 1962. Les rebondissements très actuels du dossier des irradiés à la suite des essais nucléaires français au Sahara entre 1960 et 1966 ne donnent lieu à aucune allusion. Malheureusement, il concentre à tort ses piques sur quelques personnalités présentes ou passées du paysage politique hexagonal, alors que les collusions entre Alger et Paris relèvent d'une tradition politique née dans les années 1960 de la mauvaise conscience des Français, et maintenu ensuite pour cause d'intérêts économiques mal compris. La séparation de 1962 est bonne pour les livres d'histoire et les discours politiques...
Les déclarations louangeuses d'Alexandre Adler à l'encontre du président Bouteflika ont fait sortir Boualem Sansal de ses gonds. Il s'écarte du plus important. Je partage bien sûr son sentiment [Ne pas confondre 'analyste mythomane et 'pompier pyromane']. L'écrivain conclut que l'islamisme, loin de disparaître, tient désormais lieu de doctrine politique à Alger. « Les islamistes désarmés ? Soit, mais ils sont plus forts que jamais, ils sont au gouvernement, à l'Assemblée, ils tiennent le bazar, ils ont converti Bouteflika et ses frères, reconquis la télévision, les mosquées, les écoles, et font ce qu'ils veulent de nos rues qu'ils enflamment à coups de bondieuseries et d'appels à la haine. » A quelles rues Boualem Sansal pense t-il ? Il a en tête l'Algérie plutôt que la Seine-Saint Denis.
Boualem Sansal a t-il réagi au tabassage de Montreuil ? Pour ma part, cet épisode prouve que le désespoir ne prospère pas qu'au sud de la Méditerranée. La famille idéalisée dans cette pitoyable chasse aux pédophiles, comme rempart contre les dérèglements de la ville ne garantit pas à elle seule la stabilité sociale et le bonheur individuel, bien au contraire. Les violences familiales fleurissent en effet sur fond de mariages arrangés, de patriarcat dépassé et de chômage. Le Maghreb ne se trouve pas seul en cause, pas plus que la France dans sa globalité. Des populations expriment toutefois un malaise profond. A Montreuil, vit également une importante communauté d'origine sahélienne. On lira avec intérêt les articles récents sur le triste sort des femmes au Sénégal dans Sud-Online.
Jameel Theyabhi, qui constate de son côté l'affligeante prolifération des fatwas sur Internet, s'inquiète à un autre endroit d'un éclatement possible de l'ouma : The Fatwa Anarchy. Certains passants de Montreuil nuisent moins qu'un dey sans couronne, ou que des pseudo docteurs de la loi sévissant sur la Toile...



[1] « La menace d'un pédophile en liberté 'a engendré un sentiment de peur tel dans le quartier qu'il a fait céder les barrières entre les gens, car elle touchait à ce qu'ils ont de plus précieux : leurs enfants', estime Dominique Voynet, la maire de Montreuil. [...] La municipalité et la police affirment ne pas avoir diffusé la photographie du violeur en liberté. 'Il fallait protéger les enfants, rappelle Mme Voynet, mais comme le visage de l'homme ressemblait à celui de M. Tout-le-Monde, il risquait de tenter les gens de se faire justice eux-mêmes.' » / Pris pour un violeur, un homme a été lynché en pleine rue à Montreuil / Le Monde / 31 mars 2009 / Aurélie Collas.

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