mardi 29 juin 2010

De Franco à la Crau. (D’un article de Charlotte Worms dans la ‘Vie des Idées’)

Intitulé Surproduction immobilière et crise du logement, l'article de Charlotte Worms se suffit presque à lui-même. Il s'appuie sur des sources diversifiées et visiblement bien exploitées. Pour les besoins de ma démonstration, je livrerai quand même les grandes lignes de la première partie, avant de commenter quelques idées tirées de la seconde. L'historienne asseoit sa réflexion sur une idée directrice, la révolution paysagère espagnole entamée il y a quatre décennies. La fin de l'ère franquiste et l'installation de la démocratie espagnole ont coïncidé avec une croissance économique intense, très manifeste dans les grandes villes. Charlotte Worms tait en revanche l'impact de l'intégration de l'Espagne dans la CEE en 1986, et le développement qui s'ensuit, dans l'agriculture subventionnée par exemple.
Quoi qu'il en soit, le pays ressemble en ce début de XXIème siècle à une réplique des Etats-Unis transposée au sud de l'Europe. La littoralisation des activités imite celle de la Floride [Même si Mary veut s'y installer à tous prix] et l'étalement de la métropole madrilène équivaut à celui de Los Angeles [Utopie en tache], toutes proportions gardées : pour l'une, sur les plateaux battus par les vents du centre de l'Espagne [Ne pas confondre casser une banque et construire une maison], et pour l'autre sur une vaste plaine située au sud de la Californie... L'auteur constate froidement cette transformation sans verser une larme à la fois facile et prévisible sur le temps qui passe et détruit tout. Miracle ou mirage ? Elle prend soin de ne pas trancher. Au fond, les villes surgissent de terre, à partir d'une gare de l'AVE (le TGV espagnol) à Ciudad Real, ou au bout d'une ligne de métro madrilène à Valdecarros. Ce n'est plus simplement de l'urbanisme opérationnel, c'est un spectacle quotidien.
L'expression folie immobilière employée par Charlotte Worms indique non seulement le rythme effréné des constructions, mais également le défi à la raison. Les prix moyens des logements ont très fortement augmenté, de plus d'un tiers entre le début de 2003 et la fin de 2004, lors du maximum de la spirale inflationniste. Les promoteurs et industriels ont livré jusqu'à 700.000 nouveaux logements au cours de la seule année 2006. L'historienne parle de bulle spéculative, mais déclare toutefois se désintéresser des causes de son retournement. Sa première partie se termine par cette accroche : « Je voudrais rendre compte ici de quatre éléments spécifiques au cas espagnol, qui ont convergé vers une certaine forme de surproduction immobilière : une tendance historique à l’hypertrophie de l’immobilier en période d’expansion, la structure particulière du marché du logement espagnol, la dérégulation foncière et urbanistique depuis le milieu des années 1990 et la décentralisation des compétences en matière d’urbanisme. »
Les caractéristiques de la déroute économique espagnole suivent. J'y porterai quelques contradictions. « On observe, dans l’histoire de ce pays, la répétition de périodes où l’immobilier prend un poids très important dans l’économie nationale. Ce poids se reflète dans la passion sociale pour les questions immobilières et, depuis les politiques franquistes d’accession à la propriété, pour le fait de devenir propriétaire d’un logement. » Entendons-nous quand même. Franco a géré un pays que ses armées ont en partie ravagé entre 1936 et 1939 : Madrid transformée en champs de ruines, Tolède, les villes de la vallée de l'Ebre, de Catalogne ou de l'ancienne poche cantabrique (Saint-Sébastien, Santander, ou encore Oviedo). Par la suite, rien de ce qui est de nature à gommer la guerre civile n'est négligé... Les Espagnols devenant majoritairement propriétaires, le régime escompte sans doute les rendre reconnaissants, à défaut de les convaincre. Sur la nécessaire modernisation d'une Espagne en retard, Franco reprend un slogan aussi vieux que Joseph Bonaparte...
Mais dans l'après-guerre, quel pays européen n'a pas connu les mêmes évolutions que l'Espagne ? Dans le cas de l'Allemagne, de l'Angleterre ou d'une partie de l'Europe centrale et orientale, les destructions de la Seconde guerre mondiale ont provoqué des dégâts si importants que la décennie 1950 n'a pas suffi pour achever la reconstruction des villes détruites. Dans le cas de la France, globalement moins endommagée que ses voisins, le retard pris durant la guerre et les conséquences du baby-boom ont conduit à une sorte de frénésie de constructions après 1945. Dans une Europe piégée par une très forte inflation, les loyers deviennent vite insupportables alors que les emprunts immobiliers se remboursent presque tout seul.
« Les politiques d’extension planifiée des villes (ensanche) du dernier tiers du XIXe siècle, qui délimitent de nouveaux territoires urbains, entraînèrent une flambée des prix du sol, alimentée par des transactions à caractère spéculatif. Historiens et géographes ont montré comment les bourgeoisies urbaines, notamment à Madrid, se construisaient en accumulant le patrimoine foncier. Plus tard, dans la période dite de desarrollismo, de la fin des années 1950 au début des années 1970, caractérisée par l’ouverture aux capitaux étrangers, le développement de l’économie espagnole s’appuie sur le bâtiment et le tourisme – et l’économie du tourisme est aussi fondée sur le bâtiment. » Je souscris pleinement à cette chronologie, en incorporant l'idée que la France ou l'Italie - pour ne citer que deux pays voisins - ont peu ou prou connu le même soviétisme mou : création de la DATAR, développement des villes nouvelles, élargissement du réseau autoroutier, etc.
Alors Charlotte Worms insiste sur l'expansion qu'elle juge spécifique (?) de l'économie espagnole au cours des trois derniers cycles de 1969-1974, de 1986-1991 et de 1998-2006. Puisque j'ai rapproché un peu plus haut l'Espagne et les Etats-Unis, j'abonderai en partie dans son sens en parlant de changement d'époque déjà perceptible à la veille de la mort de Franco. A partir des années 1970, le gouvernement espagnol s'est entiché d'un nouveau modèle économique, sans transition et de façon plus marquée que dans le reste de la Communauté Economique Européenne. Le plein emploi et la croissance à l'Américaine passent alors par un gonflement du secteur des services... Il est évidemment tentant de grossir le poids du tourisme dans le cas spécifique de l'Espagne, pour s'apitoyer des hectares bétonnés de la côte méditerranéenne. Mais de quelles alternatives disposaient les Majorquins ou les Andalous ? Au demeurant, le fort taux de chômage - supérieur à 20 % dans les années 1980 - a laissé aux autorités une faible marge de manœuvre.
Le besoin insatiable de terrains constructibles a conduit les promoteurs à se fournir chez les propriétaires fonciers, d'autant plus aisément que l'autorité centrale retirait son droit de regard sur la viabilisation de nouvelles parcelles, en autorisant les municipalités à statuer sans autorisation préalable. Le propriétaire foncier, le promoteur, les villes recevant de nouveaux impôts et même l'acheteur vite convaincu de retirer une plus-value en cas de revente ultérieure ! [Pensée reprisée], tous y ont trouvé leur intérêt. L'historienne déplore le retrécissement de l'espace agricole espagnol. Il convient cependant de rappeler que la surface agricole réellement utilisée s'est accrue grâce aux grands aménagements hydrauliques lancés dès l'époque de Primo de Rivera (1923-1930). En outre, les pâturages semi-arides de la Meseta ne sont pas comparables à de riches terres céréalières du bassin parisien. Le paradoxe apparaît dans les statistiques : malgré l'empavillonnement forcené de son territoire, l'Espagne est dévenue un pays exportateur de matières premières agricoles, grâce à l'irrigation, à l'intensification... Et aux petites mains maghrébines payées au lance-pierre.
Les besoins de logements ont crû rapidement parce que « [l]a taille moyenne des ménages a diminué. » Encore une fois, ceci vaut ailleurs ! A juste titre, Charlotte Worms complète son argument. « Cette réalité ne suffit toutefois pas à expliquer le volume de la construction dans ce dernier cycle. Entre 1997 et 2006, plus de 5,5 millions de logements neufs ont été mis en chantier, alors que ne se créaient sur la même période que 3,5 millions de nouveaux ménages » Les étrangers acquièrent en grand nombre des résidences secondaires en Espagne, mais on entend l'argument dans le Sud-Ouest français, en Toscane, ou même à Paris.
Autant l'historienne se répand contre la décentralisation en matière d'urbanisme qu'elle appelle à tort dérégulation [1], autant elle se montre laconique sur l'impact des politiques publiques. « Des déductions fiscales à hauteur de 15 % sont prévues pour les ménages qui acquièrent un logement ainsi que pour les titulaires d’un plan d’épargne pour l’achat d’un logement, à condition de se porter effectivement acheteur dans les quatre ans. » Dans le même temps, les autorités ont littéralement fossilisé le parc locatif (gel des loyers, alourdissement des baux et durcissement des conditions d'expulsion). Cette politique fiscale assortie d'une politique monétaire focalisée sur des taux d'intérêt très bas a produit un appel d'air équivalent à celui occasionné par un bris de vitre dans une cabine pressurisée. Contrairement à la France, le gouvernement espagnol n'a pas contrebalancé son dispositif par des aides aux logements anciens, dans une optique patrimoniale, par exemple. Le parc historique, souvent en centre-ville a d'autant plus perdu de son attractivité.
Les promoteurs cupides [2] et les mairies avides de nouvelles ressources financières entrent dans la catégorie des grands responsables, en boucs émissaires commodes. A propos de ces dernières, Charlotte Worms recense deux impôts directs, sur les biens immeubles et sur les plus-values, mais aussi plusieurs impôts indirects. De surcroît, « [l]es règlements d’urbanisme réservent également une part du foncier nouvellement urbanisé au patrimoine municipal (outre celle destinée à la voirie et aux équipements). Celle-ci est définie par les Communautés autonomes dans le cadre du plafond de 10 % fixé par la loi de 1998 (modifiée en 2007). Il s’agit en principe de permettre la constitution de réserves foncières et la mise en œuvre d’une politique de logement social et d’équipement urbain. En fait, les municipalités ont souvent utilisé la vente aux enchères de leur patrimoine foncier comme mode de financement ordinaire. » [Par l'opération du Pont-Saint-Esprit]
Pourquoi le cacher, la conclusion optimiste de l'auteur ne me ravit pas. De Franco à Zapatero, les dirigeants politiques se succèdent, mais les idées à la mode séduisent toujours autant. Le tournant évoqué par le chef de gouvernement socialiste ne me fait pas oublier ce qui a précédé. Je n'idéalise pas la planification, fût-elle au nom du développement durable. Vendus au nom de gains hypothétiques, combien de grands travaux se sont finalement avérés destructeurs, coûteux et sous-utilisés ! Charlotte Worms se rend-elle compte qu'elle sous-entend un regret vis-à-vis de l'aménagement du territoire tel qu'imaginé à l'époque de Franco ? En glissant ceci au détour d'un paragraphe, elle me touche bien davantage : « il ne peut s’agir que d’une politique à courte vue, puisque l’urbanisation anarchique, discontinue et de faible densité qu’elle a permise est à terme très coûteuse pour la collectivité. » Le court-termisme témoigne aujourd'hui de ses écueils.
Je n'oublie pas ce qu'il a pu porter de positif... Ni tout ce qu'il a fallu supporter sans broncher ; que les sceptiques combattaient en vain la modernité en marche ; que la dette récompensait l'audacieux et que le ringard payait comptant (la dette immobilière des ménages, en Espagne, est passée d'un quart du PIB en 1998 aux deux tiers en 2007 / Chiffres C.W.) ; qu'il fallait construire parce que l'on manquait de logements. etc. Alors le gouvernement espagnol devra relever un défi majeur, soutenir ou non le marché immobilier. L'administration Obama a plutôt opté pour la première, en épaulant les banques défaillantes et en secourant les ménages endettés. En mai 2009, le rythme de saisies immobilières ne ralentit cependant pas [3].
Il faut s'attendre à une augmentation du stock de logements vides, et à une glissade des prix. Que deviendront alors les milliers de mètres-carrés vides ? Je gage que le contribuable paiera la reconversion d'espaces rendus à l'agriculture ou à la nature sauvage, un peu comme dans le lit majeur de la Durance. Le Monde y consacre rien moins que son éditorial du 13 mai 2009. Dans la Crau, la Caisse des Dépôts se propose de rendre à la nature 357 hectares de vallée caillouteuse pour l'instant occupés par des vergers à l'abandon : coût estimé pour l'hectare de cailloux... 35.000 € ! Combien paiera-t-on la reconversion de l'hectare bétonné ? De Franco à la Crau.

[1] « Depuis la première loi du sol de 1956, qui établit le cadre contemporain de l’intervention publique dans la gestion foncière, la législation foncière et urbanistique espagnole postule un lien de cause à effet simple entre l’augmentation du volume foncier et la baisse des prix des logements. C’est sur cette idée que s’appuie la loi du sol de 1998 (en vigueur jusqu’à l’adoption d’une nouvelle loi du sol en 2007) visant à libéraliser l’offre foncière. Alors que la loi de 1975 distinguait, parmi le sol non encore urbanisé, le sol non-urbanisable (protégé), le sol urbanisable et le sol urbanisable non programmé, la loi de 1998 supprime cette dernière catégorie, retirant aux pouvoirs publics un outil fondamental de la planification. Désormais, tout le territoire national peut être qualifié pour l’urbanisation, à moins d’être expressément protégé. L’article 10 de la loi établit ainsi 'la présomption générale favorable à la transformation urbanistique du sol, c’est-à-dire à sa classification comme urbanisable'. Les pouvoirs publics doivent motiver la protection d’un terrain et non sa qualification pour l’urbanisation. Par ailleurs, cette loi établit officiellement l’unique référence au marché pour l’évaluation du prix du sol au moment de sa qualification pour l’urbanisation, donc avant son changement d’usage ; elle va ainsi contre un siècle de réflexion sur les moyens d’une répartition équitable des bénéfices du changement d’usage du sol. Dans tous les cas (y compris celui de l’expropriation par la puissance publique), il n’existe qu’un seul prix du sol, calculé sur la base de la valeur attendue de l’exploitation maximale du terrain en fonction de sa catégorie juridique ; celui-ci est appliqué avant la préparation effective du sol pour l’urbanisation. » / La Vie des Idées / Surproduction immobilière et crise du logement / Charlotte Worms
[2] « Aujourd’hui, le grand vacarme des grues s’est tu, les promoteurs bradent leurs produits. On a vu certains proposer deux appartements pour le prix d’un, d’autres offrir la voiture avec la maison. Les journalistes font des reportages sur des villes fantômes. Ainsi le Residencial Francisco Hernando, construit dans la petite commune tolédane de Seseña (12 000 habitants), à 35 km de Madrid par la route, ne compte aujourd’hui que 750 habitants dans ses 2 536 logements déjà livrés. Né de la mégalomanie d’un promoteur immobilier multimillionnaire et de la corruption d’élus locaux, le Manhattan de Seseña, comme l’avaient baptisé les médias, aurait dû à terme compter 13 500 logements. Projeté sans infrastructures ni équipements, sans la garantie de ressources en eau suffisantes pour assurer la consommation des habitants, cet ensemble est un cas particulièrement frappant des mauvaises pratiques (ici de surcroît frauduleuses) auxquelles a donné lieu l’emballement de l’économie immobilière. Aujourd’hui, après avoir vu ses projets ralentis par le nouveau maire communiste qui a obtenu sa mise en examen, le promoteur est finalement emporté par la crise : cette fois-ci, Paco el Pocero (l’égoutier), comme l’ont surnommé les Espagnols en référence à son premier métier, a perdu sa mise. Les grandes sociétés immobilières déposent le bilan les unes après les autres et leurs directeurs, héros des success stories depuis les années 1960, appellent à l’aide les pouvoirs publics au nom de l’intérêt général. En juin 2008, une étude du ministère chiffrait à 500 000 le stock de logements neufs (construits depuis 2005) non vendus. » / La Vie des Idées / Surproduction immobilière et crise du logement / Charlotte Worms.
[3] « Record des saisies immobilières aux USA. Les procédures de saisie immobilière aux Etats-Unis ont atteint un nouveau record en avril, a indiqué jeudi le cabinet RealtyTrac. Au total, plus de 342 000 biens immobiliers ont fait l'objet d'une procédure au cours du mois passé. Qu'il s'agisse de simples notifications de retard aux propriétaires, d'annonces de ventes aux enchères ou d'expulsions des occupants par les créanciers. Toutefois, la hausse des procédures a fortement ralenti, pour atteindre 1 % sur un mois et 32 % sur un an en avril, après un bond de 17 % et 46 % respectivement en mars. Selon RealtyTrac, la progression de ces derniers mois est imputable à la levée du moratoire sur les saisies, arrivé à échéance en février. Les Etats les plus touchés par ce phénomène restent la Californie, l'Arizona, le Nevada et la Floride. A eux quatre, ils ont représenté 56,6 % des procédures en cours en avril, indique RealtyTrack. » / Le Monde / Supplément abonnés - 12:15 / 13 mai 2009.
Incrustation / Centrale à béton. Edmond Prochain.

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