mardi 29 juin 2010

Ne pas confondre casser une banque et construire une maison (D’un fait divers qui en dit long sur l’Espagne. Et au-delà)

Un entrepreneur du bâtiment dans le nord-est de l’Espagne (Lleida) a fait récemment parler de lui. Criblé de dettes à la suite de la faillite de son entreprise, le jeune quinquagénaire a décidé au début de l’année dernière de prendre le taureau par les cornes. Pressé par ses débiteurs, il a trouvé une solution a priori éloignée de ses compétences premières : le braquage de banque. Cet homme jusque là au-dessus de tout soupçon, et privé de toute expérience dans le grand banditisme s’est inspiré d’un héros de série télévisée - voleur insaisissable, et a dérobé en quatre fois 80.000 euros.
Au préalable, il sélectionnait soigneusement une agence avec un seul employé, de préférence de sexe féminin, dans une bourgade bien desservie par l’autoroute. Une fois rendu à proximité des lieux, il enfilait dans un coin un passe-montagne, un bonnet, des gants, et complétait son déguisement avec des lunettes de soleil. Utilisant un pistolet ou un couteau, le braqueur amateur attachait sur son siège l’employé(e) avec du ruban adhésif et filait ensuite avec son maigre butin en poche. De retour à la vie normale, il ne gardait ni pour lui ni pour ses proches les fruits de sa rapine. Au contraire, il consacrait cet argent frauduleusement acquis au remboursement de ses dettes.
A cinq reprises, il a maintenu son dispositif, toujours habillé de la même façon, à croire qu’il souhaitait inconsciemment se faire pincer. Les policiers qui le suivaient discrètement ont interrompu là cette série en l’arrêtant à l’issue de son ultime forfait [source]. Y avait-il des banques parmi les créanciers ? L’histoire ne le précise pas. Le héros s’est montré aussi habile que Pierre Richard dans les Fugitifs… [extrait]
Plus sérieusement, l’anecdote peut se lire sous l’angle sociologique, comme un révélateur du malaise social. Jean-Jacques Bozonnet a justement consacré le 22 janvier 2009 un dossier dans Le Monde au sujet des femmes battues. En 2008, 400.000 Espagnoles ont subi une agression et 70 ont succombé aux coups de leur conjoint. L’enquête citée par le journaliste met en lumière la surreprésentation des couples étrangers. Beaucoup d’immigrés travaillent comme manœuvres sur des chantiers qui ferment en cascade et se retrouvent en grande difficulté. Au fond, les agissements insensés de cet entrepreneur - braqueur donnent à réfléchir sur la crise économique espagnole. Que se passe-t-il en Espagne pour qu’une industrie de base traverse une telle crise qu’elle amène un patron à n’avoir aucun espoir ? Dans une population de quarante millions d’Espagnols, des dizaines de milliers de personnes cherchent chaque année à se loger : ils ont besoin de maisons neuves et d’appartements mis aux normes…
L’équivalent espagnol de l’INSEE révèle toute l’ampleur de la crise. L’INE brosse un tableau très sombre, en commençant par la baisse du nombre des actes de vente de 28,6 % en 2008 par rapport à 2007. La chute est encore plus sévère pour les logements anciens (- 39 %) que pour les logements neufs (- 14 %). Les données du mois de décembre 2008 indique de surcroît une aggravation de la situation. Rapportées au nombre d’habitants de chacune des Communautés Autonomes, les transactions varient toutefois du simple au double. La Catalogne et le Pays Basque arrivent bonnes dernières, avec respectivement 1.066 et 1.093 ventes de logements pour 100.000 habitants. Les deux régions les plus engagées dans une politique de séparation avec l’Etat central n’en tirent apparemment aucune attractivité, bien au contraire. La Mancha (2.143 ventes pour 100.000 habitants) et la région de Murcia (2.347) se placent à l’inverse au sommet de la hiérarchie régionale. L’INE divulgue également pour le mois de décembre 2008 les variations régionales dans les transmissions de logements par héritage. La vieille Espagne vieillit visiblement [2]. Mais il en faudrait plus pour stimuler l’activité des professionnels du bâtiment.
Pendant au moins deux décennies, les pouvoirs publics à Madrid ont encouragé de façon continue le gonflement de la bulle immobilière, même quand l’Espagne comptait 85 % de propriétaires. Le nombre de logements construits a ainsi doublé entre 2002 (475.000) et 2003 (990.000) : dans l’intervalle les prix suivaient (+ 18 %) [Source]. Les autorités se flattaient d’un taux de croissance supérieur à ceux des autres pays de l’Union. Tout a changé depuis. La moitié des agences immobilières ont mis la clef sous la porte. Le chômage repart à la hausse. Dans Au chevet de l’Espagne, j’abordais les effets du marasme de l’immobilier sur l’activité industrielle et sur les politiques migratoires. « Que vont devenir les ‘petites mains’ du mirage économique espagnols ? » Le gouvernement Zapatero a décidé de rapatrier ceux qu’il n’ose appeler les inutiles. L’Espagne compte pourtant plus de personnes âgées que d’adolescents (voir Le loup est las). Finalement, l’entrepreneur - braqueur n’est pas le seul à tout confondre (casser une banque et construire une maison).
Dans l’aire urbaine de Madrid regroupant environ quatre millions de personnes, les politiques expansionnistes laisseront forcément place à d’autres, visant à recoudre ce qui a été décousu. Il y a de cela quelques mois, les concepteurs de la ville nouvelle de Valdeluz (voir au-dessus) affichaient encore fièrement les voies de communication en cours de réalisation, et les mensurations de la future ville. L’eau si rare en Castille ne l’était pas à Valdeluz, comme en témoignent les espaces verts, les piscines et le golf. Or la lumière (luz) ne manque pas en juillet, avec la chaleur qui s’ensuit : en moyenne supérieure à 30 °C en été à Madrid.
Depuis, le projet patine et les arrivants ne se manifestent qu’en petit nombre [source]. Dans la ville fantôme située à une quarantaine de kilomètres de Madrid, les rares acheteurs se lasseront du paysage et des trajets, mais ils ne trouveront probablement pas de repreneurs pour leurs biens. Pensada para crecer ou ciudad humana sonnent désormais creux. En attendant les vents soufflent sur la Meseta, la musique d’Enio Morricone résonne. On guette un chasseur de primes ou un braqueur de banques…

PS./ Geographedumonde sur l’Espagne : Au chevet de l’Espagne.

[1] « Frappée en pleine rue d’une demi-douzaine de coups de couteau par son ancien compagnon, une jeune femme a échappé de peu à la mort, mardi 20 janvier, à Barcelone, grâce à l’intervention de passants. La veille, dans un tribunal de Madrid, un procureur a réclamé 33 ans de réclusion pour un homme qui a rendu son épouse tétraplégique en la rouant de coups devant ses enfants. La chronique des violences faites aux femmes est quasi quotidienne dans la presse espagnole depuis que le pays s’est doté, en décembre 2004, d’une loi contre la violence conjugale. En dépit de cette initiative pionnière en Europe, les statistiques annuelles, présentées lundi 19 janvier à Madrid, montrent que le nombre de victimes reste élevé. En 2008, 70 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Le bilan pourrait être alourdi en fonction du résultat de sept enquêtes encore en cours sur des crimes survenus en fin d’année. L’année précédente, 71 femmes étaient mortes, c’est-à-dire autant qu’avant la loi (71 en 2003 et 72 en 2004). L’embellie constatée en 2005 (57 victimes) et 2006 (68) aura été de courte durée. Au total, 400 000 femmes seraient maltraitées selon une récente étude du ministère de la parité. Les violences faites aux femmes de nationalité espagnole ont diminué en 2008, mais la proportion des victimes immigrées, notamment latino-américaines, est en forte hausse. Elle est passée de 39,4 % en 2007 à 44,3 %, soit près d’une victime sur deux. Dans un rapport révélé par l’hebdomadaire Tiempo, la police nationale s’attend à une aggravation du phénomène avec la crise économique. Les agressions se sont accélérées depuis le déclenchement de la crise financière en octobre, avec dix femmes tuées pour le seul mois de décembre. La quasi-totalité était en situation de précarité sociale. […] Grâce aux campagnes d’information et à un numéro vert, les plaintes sont en augmentation (+15,9 % entre 2007 et 2008). Si 75 % des cas sont signalés par la victime elle-même, les appels des familles ont doublé en 2008. […] Le nombre de morts par violence domestique rapporté à la population place le pays parmi les moins touchés (3,61 cas par million d’habitants), entre la Suède (3,42) et le Royaume-Uni (3,77). La violence conjugale n’est pas toujours à sens unique. Lundi 19 janvier, dans la région barcelonaise, une femme a tué son ex-compagnon en l’écrasant volontairement avec son 4 × 4. Près de 40 000 femmes maltraitantes seraient recensées dans les fichiers de la police. » / La loi espagnole, pionnière en Europe, n’a pas réduit les violences conjugales / Le Monde / Lundi 22 janvier 2009 / Jean-Jacques Bozonnet.
[2] Nombre de logements transmis par héritage : Canaries (109 / 100.000 habitants), région Cantabrique (159), Rioja (163), Navarre (164), Madrid (207), Murcie (256), Pays Basque (374), Baléares (406), Extrémadure (450), Galice (620), Asturies (736), Aragon (966), Catalogne (1.000), pays Valencien (1.035), Andalousie (1.135), Castille la Mancha (1.415) et Castille - León (2.251). Chiffres INE.

Incrustation : Valdeluz

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