mardi 29 juin 2010

Les aveugles parlent aux sourds. (De la crise sociale en Guadeloupe et en Martinique - SUITE)

Dans un papier précédent traitant des désordres en cours dans les Antilles françaises, j'ai limité à dessein mon approche aux thématiques agricole et foncière. Mais la presse couvre les nouveaux développements de la crise, non sans s'égarer encore. Une sorte de pitié mielleuse s'insinue de surcroît. Le quotidien La Croix du 16 février 2009 commet cette double faute qui s'explique sans doute par un travers bien connu : raconter une histoire. Antoine Fouchet et Jean-Marc Pulvar - sans probablement s'en rendre compte - semblent s'adresser d'un côté à des aveugles, et de l'autre à des sourds ; au sens figuré du terme. Les premiers lisent leur journal confortablement installés dans leur canapé en métropole, les seconds de plus en plus inquiets de la tournure des événements, jamais très loin de la mer Caraïbe... Reprenons.
Faut-il rappeler d'abord que la Guadeloupe et la Martinique sont des morceaux de France ? Les commentateurs se heurtent à cette réalité, semblant la connaître. L'omettant, ils finissent par la gommer. L'article de La Croix en forme de questions - réponses l'illustre à plusieurs reprises, à commencer par le problème de la propriété foncière, qui lie le présent papier au précédent. « L'esprit colonial est-il toujours présent ? [Cette question contournée fait penser à une assemblée d'occultistes cherchant autour d'une table espiègle à rameuter les mânes de Victor Hugo ou de Napoléon. Passons.] Il a pris des formes plus subtiles qu'autrefois. Les békés (descendants de colons), qui représentent 1 % de la population, maîtrisent ainsi en Martinique 40 % de l'économie et 52 % des terres agricoles. »
Les chiffres choquent, si on les isole de la situation foncière dans son ensemble. La France compte en effet 407.000 exploitations agricoles, soit plus de deux fois moins qu'en 1988 (source). 950.000 actifs familiaux - l'exploitant, son conjoint et / ou éventuellement le(s) descendant(s) direct(s) - se répartissent la Surface Agricole Utilisée, soit en location de terre soit en pleine propriété (source). Nous remarquons au passage que la SAU s'est vivement rétractée, passant de 23,4 millions d'hectares en 1988 à 13,7 millions d'hectares en 2005. Ainsi, 1,5 % des Français bénéficient d'un droit inouï, non négociable. « [En] France, il n’existe pas de marché libre. On achète et on vend des maisons ou des sociétés, mais les propriétés agricoles ne se négocient pas librement. La mise en exploitation est soumise à une autorisation préfectorale depuis un demi-siècle. [...]
En contrepartie des lois de modernisation de l’agriculture française, qui visaient à doper les rendements et repousser le spectre de la pénurie alimentaire, les gouvernements successifs ont garanti aux exploitants l’absence de concurrence, le bloquage des enchères pour l’achat de nouvelles terres. Avec la loi d’orientation agricole de 1962 et celles qui l’ont complétée, le législateur instaure des surfaces minimales d’installation, ou encore l’obligation pour le futur acheteur de présenter des diplômes reconnus par l’Etat. Les Commissions Départementales d'Orientations de l'Agriculture constituées de représentants de la profession et de membres nommés par les préfets statuent sur chaque dossier d’achat. Les SAFER jouent un rôle d’intermédiaire. (source). Le coût de ce contingentement s’avère élevé. » [Les villes boulimiques se nourrissent des campagnes anorexiques] Où qu'ils soient, les agriculteurs jouissent donc d'un grand avantage. Gardons pourtant en tête Michel Blanc dans le film Je vous trouve très beau, pour ne pas confondre privilège professionnel et bonheur personnel... Le personnage a tant besoin d'aide (de compagnie ?) qu'il a recours à une agence spécialisée dans l'installation de Roumaines en France :
Mais au-delà des questions agricoles, Antoine Fouchet et Jean-Marc Pulvar abordent le problème du prix du carburant dans les Îles. « Les prix sont-ils historiquement aussi élevés ? Oui. Cela est dû à la dépendance héritée de la colonisation, des produits de la métropole, y compris lorsqu'il s'agit de produits à l'origine antillais mais nécessitant une transformation (le sucre blanc). Le coût du transport est donc pour quelque chose dans la vie chère. » De deux choses l'une : ou il y a égalité, ou celle-ci n'existe pas. Pourquoi laisse-t-on entendre qu'il y a des esclaves en France ? Chacun jugera de l'éventuelle pérennité en 2009 du commerce triangulaire ou du système colonial. L'uniformité relative des productions agricoles s'explique par d'autres facteurs que ceux-là. En Martinique et en Guadeloupe, la banane et la canne à sucre pour le rhum excluent tout autre activité sur grandes surfaces (voir avant) !
Pour ce qui est du prix des carburants, toute la population mondiale a subi la flambée des cours dans les années 2000. Ce prix ne doit en outre rien au hasard. Pour les trois quarts, il correspond en France à des taxes : en Creuse, ou dans les Caraïbes. Dans le second cas, il est plus facile de filouter, les ports de la Dominique se situant à une soixantaine de kilomètres, de l'autre côté du bras de mer. « Un récent rapport d'experts vient, par ailleurs, d'épingler la politique des prix des pétroliers (Total et sa filiale Sara) qui s'achalanderaient par ailleurs en mer du Nord alors qu'il y a du pétrole pas loin, au Venezuela » Premièrement, le brut extrait du sous-sol nécessite des phases d'épuration et de traitement. Deuxièmement, s'il n'existe pas (plus) de raffineries dans les DOM, il faudrait démontrer que quelqu'un a tramé un complot contre les consommateurs antillais : selon toute probabilité, s'il n'y a pas de raffineries, c'est parce qu'elles ne seraient pas rentables. Et puis les Français de l'Hexagone brûlent bien plus de pétrole du Golfe Persique que de brent de mer du Nord, malgré la différence de distance à parcourir. Ici ou là, les conditions d'extraction, et les qualités requises imposent telle ou telle région productrice, sans aucune extrapolation possible. La proximité du Venezuela ne signifie donc rien pour les habitants des Antilles.
Sur le volet politique, les journalistes de La Croix tombent dans le même piège d'une illusoire spécificité locale. « Le Medef local est-il influent ? En Guadeloupe, le patronat est majoritairement composé de métropolitains et de pieds-noirs, tandis qu'en Martinique il existe une sorte de bourgeoisie locale composée de békés, de mulâtres, de Chinois, etc. Cest deux patronats sont réputés défendre bec et ongles leurs intérêts. » Je n'en conteste pas les grandes lignes, mais m'interroge. On disposerait du nombre d'amateurs d'oursins, de maris volages ou d'inscrits à l'UMP parmi les patrons antillais que cela n'avancerait pas grand chose. En revanche, le lobbying auprès des pouvoirs publics et les liens continus entre patrons et gouvernants sont des constantes de la Cinquième République. Il se dit qu'à Paris, et pour ne prendre que cet exemple, la récente suppression de la publicité sur les chaînes de France Télévisions ne mécontente pas les patrons des chaînes privées concurrentes ! Qu'en déduire ? Dans le camp d'en face [1], on apprend que les meneurs du collectif guadeloupéen s'autoproclament représentants. Ils n'ont pas été élus, pratiquent à l'occasion le coup de main contre les non - grévistes récalcitrants, et acceptent dans leurs rangs des activistes révolutionnaires. Qui sert de cache-nez aux uns ou aux autres, nul ne le sait. A t-on oublié en revanche les grandes paralysies provoquées par les routiers en métropole ? Que voient les journalistes d'original dans la situation syndicale de la Guadeloupe et de la Martinique ?
Au fond, je gage qu'ils succombent à un biais contestable. Comme si les DOM étaient indépendants. Ils s'interrogent toutefois sur cette perspective en la refermant aussitôt. Il faut au contraire à mon sens crever l'abcès, et affronter les faits, comme les subventions coûteuses de la métropole : à condition de les aborder dans le sens chronologique. Ce sont les politiques publiques (soutien à l'agriculture, barrières douanières, ect.) dans les départements d'outre-mer qui ont provoqué l'inflation, avec les effets d'une concurrence à géométrie variable. Le relèvement des salaires des fonctionnaires en place a résulté de la situation précédente, sans la remettre en cause. Il a bafoué le principe d'égalité et s'est avéré inefficace économiquement, puisqu'il a renforcé l'inflation première. C'est un fait. Depuis le début des années 1980, les îles antillaises enregistrent en outre les effets de la décentralisation. Je veux croire que les Guadeloupéens et Martiniquais ne rejettant pas la métropole, n'oublient pas la part de responsabilité de leurs élus créoles dans leur situation présente...
A quoi sert-il de broder, en lieu et place de l'Histoire, à partir des horreurs de l'esclavage. Comme si l'on s'adressait à des gens incapables d'entendre que le sang a été abondamment versé hier et non aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, l'indépendance n'apporterait à aucun DOM l'extra-territorialité. Le voisinage géographique - déjà évoqué - s'imposerait au contraire encore plus, en particulier sur les coûts de main d'œuvre. Et cette indépendance n'effacerait pas le crime originel. L'esclavage a depuis longtemps disparu du paysage géo - économique actuel du continent. Que l'on pense simplement à l'écart entre deux anciennes zones longtemps similaires ! Haïti perle des Antilles à la veille de la Révolution souffre aujourd'hui de tous les maux du sous-développement, classé parmi les pays les moins avancés de la planète. Les douze anciens Etats esclavagistes appartiennent de leur côté aux Etats-Unis d'Amérique, ceux du treizième amendement. Avec les trente-huit autres, ils forment la première puissance économique de la planète. Cependant, la guerre de Sécession n'a ni effacé l'histoire de l'esclavage, ni dissous le racisme.
En Martinique ou en Guadeloupe, des semaines de discussions autour d'interminables tables rondes n'apporteront pas de solutions miracles pour que s'évanouisse la vie chère, à moins de modifier les règles du jeu sur le contrôle des frontières, ou sur la propriété foncière. Mais de toutes façons, cela ne rendra pas intelligents les sots. Ceux qui se sentent méprisés ne seront pas davantage soulagés sur commande. L'apaisement ne se décrête pas [voir la lettre pastorale de l'évêque de Fort-de-France]. Il faut pour l'obtenir que les aveugles voient et que les sourds entendent. Gare à la pitié dangereuse, pourrait-être en conclusion la maxime de Pascal Legitimus.
PS./ Geographedumonde sur les Antilles françaises : Les créoles au secours des békés.
PS. (bis) / Il faut aller chercher les explications complémentaires dans ce papier d'Econoclaste mis en ligne depuis.

[1] « Comment sont composés les collectifs intersyndicaux à l'origine de la grève générale ? Le Collectif contre l’exploitation outrancière (LKP) de Guadeloupe est le fruit d’un travail de plusieurs mois, sous la houlette de l’UGTG (Union générale des travailleurs guadeloupéens) et de son secrétaire général Elie Domota, pour rassembler syndicats, partis politiques nationalistes et associations de toutes sortes, notamment culturelles. En Martinique, le Collectif du 5 février, qui ne compte qu’une quinzaine de groupes, la plupart syndicaux, semble plutôt avoir été constitué dans la foulée du LKP et est dirigé par deux syndicats dont les dirigeants sont des trotskistes : Philippe Pierre-Charles (Groupe révolution socialiste) et Ghislaine Joachim-Arnaud (Combat ouvrier). » Antoine Fouchet et Jean-Marc Pulvar / La Croix / Lundi 16 février 2009 / P.2 et 3.

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