lundi 28 juin 2010

Le fantôme des Tuileries. (Débat ésotérique autour d’un projet inabouti de reconstruction)

Un débat comme celui-là, à ma connaissance, il n'en existe nulle part ailleurs qu'en France. Il oppose deux clans autour du fantôme des Tuileries, un palais aujourd'hui détruit dont on projette la reconstruction. Long de 260 mètres, ce palais fermait les deux ailes occidentales du Louvre avant sa destruction en 1882. Les deux ailes parallèles s'avançaient bien au-delà du Carrousel (voir photo), dont il ne reste plus aujourd'hui que le pavillon de Flores d'un côté, et le pavillon Marsan de l'autre. Le jardin dit des Tuileries occupe un espace vide entièrement réaménagé il y a une dizaine d'années lors des travaux du Grand Louvre, de la construction de la pyramide, et du creusement des parkings souterrains. A l'idée d'imaginer un nouveau chantier sur cet emplacement, les esprits s'échauffent et les discours se radicalisent. Les arguments prononcés en disent long sur l'époque. On comprendra donc que je m'intéresse davantage à ceux-ci qu'au projet lui-même.
Les deux camps reviennent d'abord sur le passé des lieux, pour des raisons différentes bien sûr. Les arrières-pensées les réunissent cependant, qui recèlent une dose plus ou moins évidente de mauvaise foi. Commençons par le crime. La Commune porte la responsabilité de l'incendie des Tuileries, dit-on. Il serait plus juste de dénoncer un des membres du Conseil de la Commune, Jules-Henri Marius Bergeret qui avait mené à l'échec début mai les gardes nationaux dans une tentative de s'emparer de Versailles. Il n'a reçu aucun ordre pour déclencher cet incendie. Ajoutons qu'un grand nombre d'objets provenant du palais – meubles, tableaux, etc. – existe toujours. N'est-ce pas la preuve que les incendiaires comptaient dans leurs rangs autant d'extrémistes souhaitant la destruction d'un symbole du Second Empire que de personnes intéressées ? Au demeurant, les photos témoignent : le mobilier de la salle d'audience du duc de Nemours (ici), le trône de Napoléon Bonaparte, le lit de Louis XVIII (), etc. En outre, si les charpentes et les planchers ont brûlé, le bâti a résisté au feu, tout comme l'hôtel de ville. Mais dans ce dernier cas, la Troisième République a opté pour une reconstruction pastiche et dans le cas des Tuileries pour une destruction pure et simple.
« En 1882, Jules Ferry, ministre de l'Instruction et des Beaux-Arts, fait avec une admirable mauvaise foi voter leur démolition, 'seule manière de hâter la reconstruction et de la rendre indispensable' » (Faut-il reconstruire le palais des Tuileries, incendié en 1871 ? / Télérama n°3062 – 17 septembre 2008 / Luc Le Chatelier) Il ne faut donc se référer à la Commune qu'avec la plus grande prudence. Beaucoup estiment sans trop oser l'avouer que les Tuileries constituent un enjeu autour de la mémoire de la monarchie : peu importe qu'elle soit positive ou négative. Savent-ils laquelle ? Peut-être ne veulent-ils pas faire de distinction. Les uns doivent alors militer pour que l'on rase Chantilly, Versailles, Fontainebleau ou encore Rambouillet. Les autres espèrent sans doute rétablir Reims dans ses anciennes prérogatives, que l'on déménage les Saints-Cyriens à Brienne ou que Biarritz devienne ville d'été officielle du président de la République. L'histoire comme argument dans le débat en sortira aussi maltraitée qu'instrumentalisée. Les Tuileries réunissent Louis XVI et Robespierre, Napoléon Bonaparte et son neveu Napoléon III. L'écheveau de l'histoire de France est trop emmêlé pour que l'on puisse tirer un fil isolément d'un autre.
Un autre champ lexical apparaît dans les débats, en forme de double opposition : vrai / faux et fidèle / kitsch. Que disent les faits ? Les dessins d'architecte existent dans les archives. Mais à quel architecte fait-on précisément allusion ? Les Tuileries conçues par Philibert Delorme en 1567 sous la commande de Catherine de Médicis ont disparu bien avant l'incendie de mai 1871, de la même façon que la forteresse primitive du Louvre se trouve aujourd'hui recouverte par un bâti plus récent. Jacques-Androuet du Cerceau y dessine une Grande galerie dans les derniers mois du règne d'Henri IV. Le Vau ajoute des extensions (Galerie des machines et pavillon de l'Horloge) au début de celui de Louis XIV. Sous Louis-Philippe, on perce un grand escalier. Sous Napoléon III on modifie l'ensemble une dernière fois. Quels plans suivra t-on dans ces conditions ? La réponse promet d'être délicate.
Pour le reste, l'argument pessimiste selon lequel les artisans manquent en nombre et surtout en compétence cache une ignorance. Car s'il est vrai que l'idée de construire à l'identique relève de l'utopie, pour quelles raisons affirme t-on que le talent ferait défaut ? Certes, le béton a nui aux métiers du bâtiments en les coupant de l'art et de l'artisanat et a incité des générations d'architectes à se focaliser sur la structure des bâtiments – la plupart du temps invisible – et à négliger l'habillage qui est tout. Mais il est injuste d'omettre les milliers de professionnels du patrimoine : les tailleurs de pierre, charpentiers, maçons, menuisiers, etc. relèveraient le défi d'un tel chantier si on les sollicitait. Qui en doute, remet en cause leurs compétences dans les chantiers de restauration des cathédrales, au château de Lunéville ou au Parlement de Bretagne à Rennes. Tous ces artisans ont – génération après génération – modifié des parties de monuments, remplaçant chaque pièce du puzzle par une autre, la plus proche de l'originale.
D'un autre côté, le jardin des Tuileries et la perspective à peine ponctuée par le Carrousel datent d'il y a 130 ans. Le visiteur de passage comme l'habitué des lieux ne peuvent se plaindre d'un manque dans le paysage, à moins de considérer un espace ouvert comme une gêne. En architecture le pur n'a pas de sens. Les discussions autour du projet des Tuileries pâtissent à mon sens d'une vérité refoulée. Tout le monde aurait admis que le beau relève du subjectif, voire qu'il appartient à chacun de le définir. Ainsi il suffirait de suivre des plans pour que cela soit beau ? Mais on nie alors la part du génie, l'importance de l'inspiration. En face, « Alexandre Gady, maître de conférences à la Sorbonne, défend avec véhémence l'idée de l'authenticité : 'Au pire, ce sera du Disney ; au mieux, une méchante maquette à l'échelle 1' » Il aurait pu ajouter l'adjectif moche. Je crains qu'il ne s'en abstienne faute de vouloir admettre l'idée du beau. Lui et d'autres, en France et plus largement en Occident, s'en tiennent à la science et à la propriété. N'a de valeur absolue que l'ancien et le signé. Un culotte du roi Dagobert – non retrouvée – vaut plus qu'un caleçon du général De Gaulle, une mauvaise partition de Mozart, davantage qu'une pièce remarquable de Salieri.
Pour finir, le propagandiste principal du projet a calculé l'enveloppe budgétaire : 350 millions d'euros. Alain Boumier se montre particulièrement sûr de lui en affirmant réunir autour d'une même table des investisseurs privés. Qu'y a-t-il de scandaleux ? Il prétend ne rien demander au contribuable : néanmoins, cela ne calme pas les anxieux. Peut-être ceux-ci devraient l'interroger sur l'utilité du bâtiment terminé : non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur. L'augmentation du nombre de salles d'expositions pour le musée des Arts décoratifs ou pour le Louvre ne rapportera guère d'argent. Pour le reste, l'auditorium et le centre de conférences ne viendraient combler aucun manque à Paris. Il faudra d'autres idées pour rentabiliser le bâti.
Au Sénat, la ministre pensait clore la discussion sur les urgences financières : « S'il pouvait disposer de tels moyens, le ministère de la culture et de la communication privilégierait une utilisation à la restauration de monuments du patrimoine national existants, tels que le château de Compiègne, le château de François Ier, à Villers-Cotterêts, ou de cathédrales telles que celles de Beauvais, Rouen ou de Reims, qui nécessitent d'importants programmes de restauration. On peut rappeler à cet égard que le bilan sanitaire sur l'état du parc monumental français réalisé à la demande du Parlement en décembre 2007 fait apparaître un besoin global de travaux estimés à 10,7 milliards d'euros pour l'ensemble du parc de monuments classés. Pour toutes ces raisons, ce projet ne saurait être considéré comme prioritaire par le ministère de la culture et de la communication. »
Malheureusement, le principe des vases communicants ne s'applique pas aux questions financières. L'argent privé non alloué au projet n'ira pas grâce à un coup de baguette magique à d'autres chantiers urgents. Ces débats passionnés témoignent du fait que beaucoup croient encore que l'Etat peut tout entretenir, tout réhabiliter, tout offrir au public dans les meilleures conditions. Décidément, ces discussions autour d'un fantôme méritent le détour, même si le projet lui-même laisse assez froid. Voir aussi ce dossier de presse.

PS./ Geographedumonde sur Paris et la banlieue parisienne : Les nuits de Grigny.

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