samedi 26 juin 2010

A qui perd, perd. (Des effets économiques de l'indépendance du Kosovo)

En janvier dernier, je concluai un papier sur l'Albanie par un double dénégation [Le retour du Grand Turc ?]. Aucune grande Albanie ne barre l'horizon des Balkans, et le grand Turc ne menace pas l'Europe. J'ajoutai quelques mots sur le Kosovo : « La fixation d’une frontière entre le Kosovo et la Serbie répond néanmoins de la plus mauvaise façon aux problèmes de la province albanophone. La prospérité viendra de la libre – circulation des biens et des personnes, et non pas de la constitution utopique d’Etats jugés viables parce qu’ethniquement homogènes (purs ?). Pour les Kosovars, le lien avec l’Albanie compte bien moins que le maintien d’une liaison avec l’axe majeur des Balkans, passant à l’est de la province. Ce dernier relie deux vallées, celle de la Morava (Sud-Nord), une rivière qui se jette dans le Danube à une trentaine de kilomètres de Belgrade, à celle du Vardar – Axios (Nord-Sud) fleuve qui change de nom en traversant la frontière entre Macédoine et Grèce et termine en mer Egée, à l’ouest de la presqu’île de Chalcédoine (carte). »
Le Courrier des Balkans du 20 mai dernier jette à ce sujet un pavé dans la mare. Nikola Lazić donne le ton dès le titre : « Kosovo – Serbie : l'effondrement du commerce transfrontalier ». Les conséquences économiques de l'indépendance auto-proclamée le 17 février 2008, et de la fixation d'une frontière internationale surprennent par leur rapidité ; par leur nouveauté également, puisque jamais les échanges n'ont cessé dans un passé proche ou lointain d'une région à l'autre. Même si les autorités de Belgrade ne reconnaissent pas la frontière kosovare, elle gêle de facto les échanges entre la Serbie et son ancienne province. Des douaniers appliquent désormais les décisions prises à Pristina, concernant par exemple les plaques d'immatriculation des véhicules, ou encore les justificatifs de facture. Aux postes frontières, des embouteillages provoquent des heures d'attente coûteuses.
Nikola Lazić illustre surtout la fragilisation des petites entreprises serbes, par l'effondrement de leurs commandes. Parmi les secteurs productifs concernés, il évoque le bâtiment (production de briques et de tuiles), la petite métallurgie, l'agroalimentaire et surtout le petit commerce assuré par camion jusque là assez compétitif, avec un coût de transport de marchandises proche de 50 centimes d'euro au kilomètre. Côté serbe, les chefs d'entreprises rencontrés espèrent diversifier leur clientèle pour parer à ce désagrément. C'est la preuve que leur pays dispose d'atouts géographiques, d'une ouverture sur l'Europe danubienne autant que vers la mer Egée. Mais de l'autre côté de la frontière, un Kosovar estime à 20 % la hausse des prix dans la province désormais obligée de se rabattre sur les produits grec, bulgare et turc, avec en plus une perte de qualité. Le journaliste du Courrier s'attarde néanmoins sur les réactions officielles de la Chambre de Commerce ou du Bureau des Statistiques à Belgrade. Les responsables interrogés tiennent un discours particulièrement prévisible sur la nécessité d'arrimer le Kosovo à la Serbie [1].
Or le surcoût évoqué plus haut révèle que l'indépendance coûtera bien moins aux Serbes qu'aux Kosovars, parmi les plus pauvres du continent. Du point de vue des échanges avec la Serbie, les entreprises kosovares jouent gros dans cette affaire. Partons du cas de ce fabriquant de nourriture animale de Voïvodine cité par Nikola Lazić. Il a perdu tous ces clients kosovars depuis février vers lesquels il expédiait 25 tonnes de nourriture chaque semaine. Il est certes perdant, mais ses clients n'engraissent plus leurs bêtes. S'ils ont trouvé un fournisseur de substitution, il y a fort à parier qu'ils paieront plus cher ; et si par hasard, ils vendaient leur viande ou les sous-produits de leur élevage en Serbie, ils devront intégrer le prix du passage de frontière : double rognement des marges d'exploitation de bien mauvais augure.
Dans ce pays montagneux, l'inflation prévisible va concerner aussi les produits alimentaires, traditionnellement importés des plaines cultivées du nord. Le pays dispose de frontières avec d'autres pays que la Serbie, mais les routes d'accès sont rares et serpentent avec l'altitude, en particulier à l'ouest entre le Kosovo et l'Albanie. A Pristina, on espère sans doute que la hausse des prix – en particulier dans l'agriculture – stimulera les producteurs locaux. Mais il n'y aura un gain réel que si ceux-ci parviennent à concurrencer en terme de prix les produits importés ; y arriveraient-ils que la frontière perdrait une bonne part de sa justification ! En attendant, dans les secteurs proches de la frontière avec la Serbie beaucoup de paysans s'enrichiront en trafiquant des produits passés en douce.
Au Sud de la Serbie, et plus généralement chez ceux qui vivaient du commerce avec le Kosovo, le renchérissement provoqué par le passage de la frontière – Nikola Lazić cite une entreprise qui double son parc de camions pour bénéficier de deux systèmes de plaques minéralogiques – risque fort d'entraîner un ralentissement économique. Le journaliste le démontre indirectement, en décrivant une montée inédite d'albanophobie en Serbie. On peut le pressentir, dans ce jeu à qui perd perd, les populations serbes et kosovares s'appauvriront à cause d'une indépendance portée aux nues dans les journaux anglo-saxons.
Il existe toutefois un gagnant évident : l'administration kosovare. Quelques dizaines (centaines ?) de fonctionnaires vont pouvoir vivre aux frais de leurs concitoyens. On ne voit pas qu'ils obtiennent grande latitude financière, sauf à bénéficier de prêts octroyés par de généreux donateurs (pour combien de temps ?) [voir aussi alternatives économiques]. Quels services apporteront-ils en contrepartie ? Au Kosovo, le PNB par habitant dépasse tout juste la moitié du PNB par habitant de la Serbie : 1.300 dollars par an contre 2.400. L'Afrique sub-saharienne au milieu des Balkans. Les puissantes organisations criminelles oeuvrant à partir du Kosovo pourront toujours parrainer le nouvel Etat... [Source]
[1] « 'Le Kosovo est l’un des rares territoires avec lesquels la Serbie jouit d’une balance exceptionnellement positive, et toute forme de blocage nuirait surtout aux entreprises serbes', constate Goran Nikolić [de la Chambre de Commerce]. Le Bureau officiel des statistiques de Belgrade indique en effet que la Serbie représente le premier partenaire économique du Kosovo, avec 13,6% des importations kosovares en provenance de Serbie. La Chambre de commerce du Kosovo a évalué en 2007 la valeur des échanges commerciaux avec la Serbie à 420 millions d’euros (M€), dont 230M€ de ventes serbes. » / Nikola Lazić.

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