mardi 29 juin 2010

Pierre-ciseaux-feuille (D’un article du journal ‘The Economist’ appelant à la légalisation de la drogue)

The Economist lance un pavé dans la mare ce 5 mars 2009. Comment arrêter les guerres de la drogue se demande l'hebdomadaire, qui constate dans le sous-titre l'échec des politiques répressives visant à interdire la production et la consommation de drogue. Le(s) journaliste(s) - les articles de l'hebdomadaire ne sont généralement pas signés - veu(len)t donc démontrer qu'il existe une alternative. Tout l'intérêt de l'article se situe là, car il(s) cherchent à ne pas tomber dans le piège, qui serait de prôner la légalisation. Il(s) la juge(nt) mauvaise, mais au milieu de toutes les autres, la moins mauvaise de toutes les parades imaginables pour les Etats. The Economist reprend donc à cette occasion les termes d'une vieille controverse sur l'absolu et le relatif. La légalisation est relativement mauvaise. A l'inverse, la prohibition se révèle à l'usage absolument mauvaise. Une fois n'est pas coutume, je donnerai une place assez large à l'argumentaire de l'hebdomadaire, tout en le sectionnant au besoin. On se reportera facilement à l'original, pour qui souhaitera se rendre à la source.
« Il y a cent ans, un groupe de diplomates étrangers se réunirent à Shanghai pour le premier sommet international de lutte contre la drogue. C'était le 26 février 1909. Ils se mirent d'accord pour créer une Commission Internationale de l'Opium, une cinquantaine d'années après la fin de la Guerre de l'Opium [...] En 1998, l'Assemblée Générale de l'ONU a engagé ses pays membres à oeuvrer pour 'un monde sans drogue' et à éliminer - ou réduire sensiblement - la production d'opium, de cocaïne et de cannabis avant 2008. C'est le genre de promesses que les hommes politiques affectionnent. Cela flatte le sens moral, le même sens moral qui avait suscité la prohibition de l'opium il y a un siècle. Cette promesse est censée rassurer les parents d'adolescents du monde entier. Cette promesse s'avère pourtant irresponsable, parce qu'irréalisable. La semaine prochaine, les ministres du monde entier vont se réunir à Vienne, pour fixer les règles d'une politique anti-drogue dans la prochaine décennie. Comme les généraux de la Première guerre mondiale, beaucoup affirmeront que ce qui est nécessaire est réalisable. Alors que la guerre contre la drogue a été désastreuse, déstabilisant des Etats du Sud et renforçant la dépendance vis-à-vis de la drogue dans ceux du Nord. [...] »
Les combats perdus d'hier ne dissuadent pas les combattants du moment. Cela flatte le sens moral. Je souligne l'expression, pour y revenir un peu plus tard, même si c'est bien à ce niveau qu'il convient de se placer. L'article continue sur le mode justificatif. Ainsi, il ne faut pas se méprendre sur le terme de légalisation, auxquels les auteurs ne donnent pas de valeur positive.
« L'ONU se vante du fait que le marché de la drogue est 'stabilisé', ce qui signifie qu'environ 200 millions de personnes consomment de la drogue chaque année, c'est-à-dire 5 % de la population mondiale, proportion qui était celle observée il y a dix ans. [...] » En réalité, le prix de la cocaïne a flanché, mais pas celui du cannabis. Cette guerre a semé au contraire la désolation. « Les EU ont dépensé 40 milliards de dollars chaque année pour tenter d'infléchir l'offre de drogue. 1,5 million de citoyens américains ont été arrêtés pour des infractions liées à la drogue. Un tiers ont terminé en prison pour les mêmes raisons. Les lois anti-drogues sont en outre la cause principale de l'emprisonnement d'un Noir-Américain sur cinq. Dans les pays en voie de développement, le sang a coulé abondamment. Au Mexique, plus de 800 policiers ont perdu la vie dans cette guerre contre la drogue depuis décembre 2006. Cette semaine encore, un dirigeant d'un pays agité par des soubresauts économiques suscités par la drogue a péri au cours d'un assassinat. La prohibition a de surcroît contrecarré les efforts des soldats 'anti-drogue' tout simplement parce que le prix est déterminé par les coûts de transport bien plus que par ceux de la production.
Si l'on prend l'exemple de la cocaïne, le coefficient multiplicateur entre le prix à la récolte et le prix payé par le consommateur ultime est cent. Même si les campagnes d'éradication à l'aide d'herbicides ont fait quadrupler les prix, cela n'intervient qu'à la marge. Finalement, les combattants 'anti-drogue' se targuent d'intercepter la moitié de la cocaïne produite dans le monde. Néanmoins, la poudre vendue dans la rue se négocie à la hausse, pour une qualité moyenne en diminution. Il n'est même pas évident que la demande diminue quand les prix augmentent. En outre, il est clair que le marché s'adapte aux ruptures d'alimentation. Car la répression amène les intervenants à privilégier de nouveaux sites : ainsi l'opium a migré de la Turquie et de la Thaïlande en direction de la Birmanie et de l'Afghanistan méridionale. Dans ce dernier pays, la drogue enrichit les ennemis des armées occidentales. »
Le(s) auteur(s) retrace(nt) les étapes - clefs sur la route des drogues, avec le Mexique aux portes des Etats-Unis [Tailles larges et têtes coupées], mais aussi la Guinée-Bissau, au sud de la Mauritanie [Ni saut de puce, ni puce à l'oreille], pays gangréné par l'argent de la drogue et où les criminels s'attaquent aux plus hauts responsables politiques, jusqu'au président récemment assassiné [Le Monde]. Il(s) associe(nt) en revanche à tort le développement des cultures illicites en Afghanistan avec une répression ailleurs. Cette explication compte moins que la guerre menée depuis trente ans par une partie de la population afghane : Opium, misère du peuple afghan.
« En plus de cet échec, la prohibition a renforcé le grand banditisme au point que la puissance de ce dernier n'a connu aucun équivalent dans l'histoire. Si l'on en croit les statistiques de l'ONU, l'industrie de la drogue produirait l'équivalent de 320 milliards de dollars de matière première. En Occident, elle transforme en criminels des citoyens respectueux des lois [...] Elle est responsable du fait que les drogues sont plus dangereuses. Les toxicomanes achètent de la cocaïne et de l'héroïne de mauvaise qualité. Beaucoup utilisent des seringues usagées et prennent le risque d'attraper le sida. Les malheureux succombant à une overdose au crack ou au meth tombent de surcroît sous le coup de la loi, au même titre que ceux qui leur livrent ces substances dangereuses. [...] Un certain nombre de généraux courageux, en Europe et en Amérique latine reconnaissent qu'il vaudrait mieux concentrer les efforts sur la santé publique et sur les conséquences : financement de la méthadone, des seringues neuves. [...] La légalisation ferait de la drogue un problème non juridique mais médical. Les gouvernements taxeraient et en même temps réguleraient. Ils pourraient donner l'argent aux organismes s'occupant de la prévention ou aux services hospitaliers accueillant les toxicomanes. Bien sûr, la drogue continuerait à être interdite aux mineurs. Il y aurait une échelle de prix adaptée à la réglementation. Ce serait délicat à mettre en place. Le plus difficile serait de faire diminuer la consommation sans encourager le marché parallèle, le vol et la prostitution des toxicomanes.
Dans les pays producteurs, la disparition de la prohibition provoquera peu d'opposition. Mais dans les pays du Nord en revanche, il faut avouer que le tournant politique sera beaucoup moins populaire. Les parents nord-américains admettraient aisément les conséquences positives d'une telle remise en cause dans les pays producteurs (en Amérique latine, en Asie, etc...) ou sous l'angle de la guerre contre le terrorisme. Mais ils se braqueront dès qu'on rapporte la question de la drogue du point de vue de la consommation sur le territoire américain. Ils ont peur pour leurs enfants. Cette peur est en grande partie fondée sur l'hypothèse selon laquelle il y aurait une explosion de la consommation. Cette hypothèse n'est pas avérée. Il n'y a pas de corrélation entre la dureté des lois et la fréquence de la toxicomanie. [...] Entre la Suède - ligne dure - et la Norvège - ligne libérale - la consommation de drogue est équivalente. La légalisation agirait à la fois sur l'offre et sur la demande. Mais effectivement, rien n'est sûr. Au contraire, les ventes d'un produit moins cher, de meilleure qualité, et disponible progresseront. Les partisans de la légalisation doivent le reconnaître.
Cela étant, deux arguments anti-prohibition valent toujours. En vertu de l'un (libéral), les drogues extrêmement dangereuses existent, mais restent très minoritaires. Les consommateurs ne passent à l'acte qu'une fois de temps en temps (le tabac suscite davantage d'addiction que les autres). Ils en tirent autant de plaisir qu'en buvant un verre de whisky ou en fumant une cigarette. Selon cette vision libérale du monde, ce n'est pas à l'Etat de contrarier ce plaisir... Et puis le préjudice retombe sur celui qui touche à la drogue. L'accoutumance détruit la cellule familiale, avec des implications sociales graves ? C'est pour cette raison que les politiques agissant à l'amont devraient être centrales et non secondaires. D'un autre côté, la légalisation offre la possibilité de traiter correctement l'addiction. Une information précise à propos des risques sur la santé complèterait l'information fournie par les prix. Les gouvernements pèseraient alors sur le marché, les drogues dures se retrouvant marginalisées. La prohibition a au contraire favorisé l'éclosion de nouvelles drogues de synthèse. »
The Economist claironne sa cohérence ; d'une décennie à l'autre, droit dans ses bottes. Il rappelle ses précédents. L'(es) auteur(s) pointent les contradictions de l'Occident, première zone de consommation mondiale de drogues illégales. Dans le même temps, le tabac et l'alcool provoquent l'addiction et amplifient les risques cancéreux, au vu et au su de tous. On lit en outre l'échec des interdictions, le malheur de toxicomanes subissant des drogues coupées, à la qualité problématique. Comble de tout, personne ne peut ignorer la conclusion pessimiste sur l'effet probable d'une légalisation, et la hausse attendue de la toxicomanie. Mais on peut être pleinement cohérent et laisser de côté certains aspects. Il conviendrait par exemple de dépasser la lecture Nord contre Sud.
Dans de nombreuses métropoles de pays rangés dans la seconde catégorie, les classes moyennes supérieures - sans même parler des élites sociales - sont assez riches pour s'acheter de la drogue. A Tepito, le commerce informel a ainsi progressivement cédé la place à un commerce plus lucratif. Mais les habitants les plus aisés de Mexico portent la responsabilité de la métamorphose de ce quartier péricentral [voir ici / Le Monde], au même titre que les toxicomanes californiens financent le crime organisé basé dans les métropoles mexicaines de Tijuana et de Mexicali, de l'autre côté de la frontière. Il est aussi malaisé de distinguer l'Italie de l'Albanie, et l'Espagne du Maroc [Du cannabis à la tomate]. La drogue, comme les immigrés clandestins ou les détenus dans des prisons surpeuplées [Les portes du pénitencier continuent de se refermer], unit paradoxalement le Nord et le Sud. Entre les deux ne demeure qu'une zone d'échange, dont la vitalité incite à la mobilité géographique davantage qu'à la reconversion professionnelle : Bye bye New York.
Sur le sujet des politiques de prévention, The Economist fait preuve de mauvaise foi benoîte. Car si l'existant fonctionne mal, rien n'est dit sur les causes d'une révolution espérée pour les toxicomanes à la suite de la légalisation. La distribution de seringues neuves - outre qu'elle ne serait même pas ruineuse - n'empêcherait personne de fumer un joint, d'avaler un comprimé, ou de se talquer les narines. De fait, les obstacles ralentissant l'effort de prévention ne se limitent pas aux questions financières. Quel Etat riche d'Europe du nord réputé juridiquement très souple à l'encontre de la toxicomanie peut-il se prévaloir d'un système idéal ? Avouer qu'il n'y a aucun miracle à attendre d'une légalisation est certes un minimum, mais elle frustre le lecteur. J'aurais personnellement apprécié une seconde partie de démonstration, dans laquelle l'(es) auteur(s) aurai(en)t évité le mot légalisation.
Pour éclairer mon point de vue, j'en appelle à un jeu d'enfants appelé Pierre - ciseaux - feuille dans lequel - il y a des variantes d'un pays à l'autre - intervient aussi un puits. Chacun des protagonistes prépare sa main dans son dos. A un signal donné il la retire et la porte devant lui en simulant l'une des quatre formes citées. La pierre casse les ciseaux. Les ciseaux coupent la feuille. La feuille recouvre le puits. Cependant le puits engloutit la pierre et les ciseaux, alors que la feuille enveloppe la pierre. Dans ce jeu, la stratégie prime sur le hasard à partir du deuxième coup [Théorie des jeux]. Les politiques anti-drogues me font penser aux ciseaux se fracassant contre la pierre. En réalité, à l'aune de l'histoire entamée en 1909, l'Etat s'avère non - compétent. De la même façon qu'un tribunal saisi pour une affaire qui surpasse ses attributions se déclare non - compétent. Cette distinction n'est pas byzantine à mes yeux. Le mot légalisation confère qu'on le veuille ou non une une valeur (positive) à la drogue, et excuse par conséquent un scandale. Car la drogue détruit la santé, ruine les familles, et ne transmet qu'en rêve le bonheur, ce bonheur que certains universitaires prétendent enseigner en cours... [Comment être heureux...]
La drogue renvoie à des questions existentielles (la feuille ?). C'est donc une affaire morale qu'il ne faut pas craindre de traiter comme telle, car l'homme ne se nourrit pas que de pain. Et si les Etats persistent à brandir les ciseaux, ils se montreront tels qu'ils sont devenus, incapables de défendre les simples citoyens, semant ailleurs dans le monde le désordre : en un mot incompétents. Voir aussi Une Poignée de noix fraîches.

Incrustration : pierre-feuille-ciseaux vu par Médailles-Canale

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