lundi 28 juin 2010

Histoire drôle islandaise. (De la crise ‘financière’ mondiale vue à travers un biais xénophobe)

Au coeur de la dorsale médio-Atlantique et au pays de la géothermie, les Islandais étaient gros consommateurs d’électricité (Une Poignée de Noix Fraîches). Ils se mariaient peu, divorçaient beaucoup (39,5 divorces pour 100 mariages, à la sixième place mondiale) mais se targuaient d’avoir un des meilleurs taux de fécondité du monde occidental : 1,9 enfant par femme en 2001. Deux enfants sur trois naissaient hors mariage. On pouvait également ajouter qu’en Islande 78,5 % des femmes ont un travail rémunéré (Idem). L’Islande concentrait tous les mérites de la modernité, sans aucun de ses inconvénients : un petit paradis sur terre.
Les Occidentaux rêvaient à cette île de l’Atlantique nord plus encore qu’aux sociétés nord-américaines. Ils y trouvaient - cela demeure vrai - une société moins mélangée au plan racial - vieux fantasme - riche, démilitarisée [1], écologique et puritaine. Il fallait des films comme Back soon pour saisir l’envers du décor, l’ennui généralisé d’une population occupant une terre septentrionale éloignée des grands continents habités, la perte de repère frôlant le désespoir pour des Islandais ayant majoritairement abandonné l’exploitation de la seule richesse de la région - les produits de la mer -, et les maux courants de l’Occident décadent : la consommation irraisonnée d’alcool et de cannabis.

Cet envers du décor restait toutefois à sa place, c’est-à-dire en arrière-fond. Certes, le modèle nordique ne se résumait pas à l’Islande, mais celle-ci occupait une place spécifique. Et puis la crise a frappé. L’admiration béate et l’aveuglement confondant (en un mot) ont alors cédé la place à un dénigrement bête et méchant. René Girard y verrait peut-être l’application de ses théories sur les boucs émissaires ? On observe en tout cas que les médias se précipitent à nouveau vers l’Islande, mais pour des raisons les moins louables. Elle s’avère moins anxiogène que les Etats-Unis - tout ce qui se passe outre-Atlantique résonne en Europe -, assez proche de l’Europe tout en paraissant éloignée ; le tout teinté de vieille jalousie par rapport à l’ancien exemple du modèle nordique. Que se passe-t-il à Reykjavik à l’automne 2008 pour susciter ces articles ? La grande Crise fait trembler le pays du volcanisme.

Dans le Monde, trois articles se sont télescopés. Le 7 octobre, Breakingviews (George Hay) commence par ces quelques mots : « L’île est au bord du naufrage. » L’analyste se justifie par le rapprochement d’ordres de grandeur. Les 330.000 Islandais se sont très lourdement endettés : « Les ressources bancaires garanties représentent 8,6 fois le PNB du pays, contre 2,6 en Irlande. » Le taux d’intérêt réel est très faible (1 %), que l’on calcule en retranchant du taux d’intérêt nominal (15 %) le taux d’inflation (14 %). Les autorités ont de ce fait mis en place un système dans lequel l’argent tombait du ciel. Elles ont poussé les Islandais à emprunter sans compter. Alors que Reykjavik prépare une nationalisation des trois banques nationales, le pays se rapprocherait du gouffre ? George Hay bat en brèche sa propre démonstration en indiquant que la dette publique représente 20 % du PNB. Que l’euro ait gagné 14 % en une semaine par rapport à la couronne islandaise ne signifie même pas grand chose ; au contraire, si l’Islande exporte vers l’UE, cette dévaluation de fait lui donne un surcroît de compétitivité.

Gérard Lemarquis revient sur l’Islande le lendemain (8 octobre), avec les mêmes nouvelles : nationalisation des banques en cours (Glitnir, à 75 %) ou annoncée (Landsbanki et Kaupthing). La couronne islandaise dérape par rapport au dollar : - 45 % de sa valeur en un mois. Les élites dirigeantes réunies d’urgence démontrent leur incompétence. Le journaliste décrit deux solutions à la fois ultimes et théoriques. Toutefois, elles heurtent l’entendement. Si le gouvernement islandais fait main basse sur la capitalisation des caisses de retraite, il vole littéralement les retraités pour un résultat aléatoire, et provoquera à court terme des émeutes. S’il croit ensuite à la « la solidarité des banques nordiques », il prend ses désirs pour des réalités. Même assortie d’une demande d’adhésion à l’Union Européenne, la demande virtuelle ne rencontrera aucun succès. Pour quelles raisons les banques sollicitées secourraient-elles les banques d’un pays en dehors de l’Union ?

Le journaliste du Monde ne tourne pas autour du pot pour expliquer la situation. Que les Islandais s’en prennent à eux-mêmes : « grisés par les mirages d’une hyperconsommation à crédit, [ils] n’ont rien vu venir, d’autant que les banques continuaient à les encourager à s’endetter. » Gérard Lemarquis ne dissimule pas sa réprobation envers les banques islandaises apatrides et menées par des capitalistes fous, « libres de leurs mouvements au nom de la liberté de circulation des capitaux et assujetties à une réglementation réduite à sa plus simple expression ». En plus, elles ont osé investir à l’étranger, au Royaume-Uni, au Danemark ; pire, en France. [2] Ils ont fauté, mais ils ne vont pas échapper à la punition : « les Islandais vont devoir réduire leur train de vie. » Le même journaliste prédit le lendemain en page 3 que l’Islande est au bord du gouffre.

Mais sur le fond, les vingt-quatre heures n’ont guère modifié la situation de l’île. L’Islandais de Reykjavik conduit un 4×4. Il longe ou traverse des quartiers en chantier. Son père et son grand-père ont avant lui profité de l’argent roi, d’une facilité offerte par les banques de s’endetter sans limites [3]. La consommation a imprégné en profondeur les moeurs islandaises « On a ici le sentiment de vivre quand on a de l’argent, c’est-à-dire quand on n’en a plus le temps. » Obnubilés par l’achat de biens immobiliers, les Islandais ont fabriqué une bulle qui a finalement éclaté : beaucoup d’Islandais paient désormais pour un bien fictif, un bien dont la valeur s’effrite.

Comme il faut clore ce papier, j’en arrive donc à la blague islandaise vantée au départ… De quoi s’agit-il ? Tout ce qui précède est l’histoire de l’Occident. Seulement, il est moins facile de parler de soi que des autres. Tout ce qui est avancé dans les articles du Monde (un tour rapide de la presse francophone confirme ce biais) vaut pour l’Amérique du Nord et pour l’Europe : la politique des taux d’intérêts écrasés facilitant la surconsommation, la croyance dans l’immobilier, les banques investissant à l’autre bout de la planète, les hommes d’affaires prêts à investir dans tout ce qui peut recevoir de l’argent et attirant sur eux les lumières médiatiques, etc. Que l’on comprenne par conséquent mon agacement et, surtout, que l’on attende pas de moi une condamnation des Islandais. Je n’oublie pas que j’ai pu moi aussi bénéficié des largesses de banques disposées à me prêter de l’argent : il n’y a pas de morale dans cette histoire récente. La blague islandaise, c’est que tout le monde (occidental) est islandais.

PS./ Geographedumonde sur la bulle immobilière en France : Le creux entouré de vide.

NB/ Le 10 octobre, Breakingviews (voir au-dessus) évoque pour l’Islande un plan de sauvetage piloté par le FMI : affaire à suivre… Une dévaluation plus forte de la couronne islandaise paraît la plus probable. [1] L’adjectif ne doit pas amener de confusions : l’armée a été très présente en Islande après 1945, mais une armée extra-nationale, venue des Etats-Unis. Washington décide cette implantation dans le contexte de guerre froide et d’affrontement de part et d’autre du Cercle Polaire Arctique. Pour les Islandais, les dépenses militaires demeurent nulles, avec en contrepartie une défense assurée pour rien et les retombées économiques de la présence à l’année de centaines de militaires américains. [2] “En Grande-Bretagne, des investisseurs islandais ont acquis des chaînes de magasins prestigieuses, et à Copenhague, le plus bel hôtel et le plus grand magasin. En France, des intérêts islandais ont fait leur entrée dans le saumon et le fois gras en achetant Labeyrie. Les banques islandaises, ce faisant, ont grossi démesurément. Mais qu’en est-il de leurs avoirs ? Quelle en est la solidité, et lesquels sont-ils immédiatement négociables ?” [Gérard Lemarquis / Le Monde du 8 nov. 2008] ” L’homme d’affaires Björgólfur Gudmundsson, qui vient de perdre des dizaines de milliards de couronnes en trois jours, avait tenté d’ouvrir à la concurrence le transport de fret maritime en Islande. Acculé à la faillite, il émigra en Angleterre. Alcoolique repenti mais confiant dans l’avenir de la consommation d’alcool en Russie, il y créa une brasserie et introduisit à Saint-Pétersbourg la consommation des mélanges ‘breezers’ vodka-soda. Bien gérée, l’entreprise prospéra et fut revendue à Heineken. ‘Gudmundsson Monte-Cristo’, de retour en Islande, avait les moyens d’acquérir la Landsbanki avec l’argent russe. Mais le père et le fils se lancèrent dans la pharmacie et le téléphone en Europe de l’Est, puis dans une grande variété d’investissements pas toujours heureux en Grande-Bretagne. Le père, tel un oligarque russe, s’offrit un club de foot de première division britannique, West Ham, un rêve de gosse. Johannes et Jón Ásgeir Jóhannesson, qui possédaient 31 % de la banque Glitnir, la première à être nationalisée, c’est aussi l’histoire d’un père et de son fils. Le père, épicier, lança une chaîne de supérettes ‘discount’. Le fils a épousé l’héritière de la plus grande chaîne de supermarchés. Là aussi, une grande ambition glissa lentement vers la démesure. Au Danemark, leur société, après avoir investi massivement dans l’immobilier, lança un quotidien gratuit aujourd’hui disparu. Leur situation financière en Grande-Bretagne là encore n’est guère plus brillante : seuls les petits pois congelés Iceland font des bénéfices. Toutes les enseignes prestigieuses achetées au prix fort dans la mode, la joaillerie ou les jouets ne sont plus vendables. Bien qu’appauvri le fils vole toujours en jet privé entre l’Islande et New York où il réside.” [Id. / Le Monde du 9 nov. 2008]. [3] “les Islandais, depuis plusieurs générations, vivent à crédit, au-dessus de leurs moyens. Plusieurs générations l’ont fait depuis la guerre, c’est leur culture, et ils ont toujours payé leurs dettes au prix d’un deuxième, voire d’un troisième boulot.” [Id. / Le Monde du 9 nov. 2008]

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