lundi 28 juin 2010

Au chevet de l’Espagne. (Yves Lacoste dans ‘Géopolitique de la Méditerranée’)

« Que va-t-il arriver à l'Espagne ? » Yves Lacoste (voir précédent papier) entame ainsi son premier chapitre. La question confirme le choix de l'auteur, qui commence par l'Espagne son étude de la Géopolitique de la Méditerranée. Par cette ellipse, il délaisse volontairement la neutralité qui sied à un universitaire. Yves Lacoste ne demande pas comment va l'Espagne, mais considère d'emblée qu'elle va mal. Il livre dans le même paragraphe les responsables des graves difficultés traversées par l'Espagne : les séparatistes catalans et basques, qui menacent l'unité du pays. Cependant, cinquante pages plus loin, au moment de clore son chapitre, Yves Lacoste conclut sur l'immigration. Le péril n'a pas disparu, mais aurait changé de nature ?
De l'histoire espagnole, le géopoliticien a tiré entre temps une conviction expliquant son revirement. On devine une ligne directrice : l’Espagne n’a jamais été un Etat unifié. La Reconquista est le fait de royaumes autonomes les uns par rapport aux autres. En 1474, alors que le califat de Cordoue vit ses dernières années, l'union des couronnes de Castille et d'Aragon s'effectue dans le respect des privilèges et spécificités locales (fueros). La conquête du Nouveau Monde et l'afflux de métaux précieux en Espagne fragilisent ensuite le pays. En 1700, le petit-fils de Louis XIV monte sur le trône sous le nom de Philippe V, mais l’Espagne peine à devenir un Etat moderne. Dans le même temps, l'alliance avec la France apporte deux désastres, sous-entend Yves Lacoste : suppression des privilèges locaux d'Aragon et de Catalogne – sur place, beaucoup contestent la légitimité de la nouvelle dynastie – , et affaiblissement naval. La montée en puissance de l'Angleterre annonce la perte des colonies américaines.
L'histoire médiévale et moderne donne donc du crédit et de l'épaisseur aux revendications régionalistes, si l'on résume d'une phrase. Pour Yves Lacoste, l'histoire de l'Espagne après le dos de mayo 1808 met au contraire au second plan cette question. C'est là à mon sens que le géopoliticien prête le flanc à la critique. Même s’il lui trouve des excuses, l'armée française envahit à deux reprises l'Espagne, fragilise l'édifice institutionnel et divise durablement les élites intellectuelles et financières que compte le pays. L'auteur s'en étonne comme s'il s'agissait d'un événement hasardeux : or la guerre n’a pas cessé en 1814 après le départ des Français. Cette maladie a continué à ronger l’Espagne ensuite.
Le géopoliticien retient cependant du XIXème siècle le combat entre le progrès et une réaction plus ou moins incarnée par la monarchie bourbonienne, la lutte entre le petit peuple écrasé et les possédants représentés par l'Eglise et les grands propriétaires. Les deux guerres carlistes (1833 – 1840 et (1870 – 1873) illustrent pourtant des fractures internes durables, et la réalité d’un caractère régional bien marqué. En découlent la séparation entre Navarrais et Basques en 1936... et la cohabitation actuelle entre deux autonomies distinctes. Pour décrire enfin l’histoire espagnole la plus récente, Yves Lacoste s’en tient à une grille de lecture très réductrice : la guerre perdue de 1898, vue sous l’angle de la critique de l’impérialisme, la guerre civile de 1936 – 1939 sous l’angle de l’opposition entre fascistes et démocrates. Cette simplification lui permet de remiser les régionalismes au second plan.
L'opinion perce sous le discours savant : le nationalisme, ici à l'échelle d'une région, se range dans le camp du bien et de la justice parce qu'il combat le franquisme et qu'il ne s'oppose pas à l'instauration d'une monarchie parlementaire à Madrid après 1975. Dans ce pays de 505.000 km² et de 42 millions d'habitants, la constitution de 1978 affirme « l'indissoluble unité de la nation espagnole » [P.71] mais en même temps reconnaît l'existence des nationalités basque, catalane et galicienne. Dans chacune des régions concernées, les autorités locales bénéficient d'une grande liberté pour restreindre l'utilisation du castillan et à l'inverse favoriser l'utilisation du basque, du catalan ou du galicien. La Generalitat a ainsi pris la responsabilité d'imposer le catalan aux immigrés extra-européens installés à la faveur du boom économique des années 1990 – 2000.
Les indépendantismes basque et catalan se heurtent pour finir à des obstacles difficiles à contourner, suggère Yves Lacoste : la présence dans les autonomies de populations – toutes origines géographiques confondues – ne parlant que le castillan, « qui se sentent espagnols bien qu'ils soient nés à Barcelone ou à Bilbao. » En outre, « les nationalistes basques et catalans ne peuvent guère accuser l'Etat espagnol d'avoir freiné leur développement industriel. » [P.69] A juste titre, le géopoliticien relève qu'au Pays basque ou en Catalogne, la question de l'indépendance sépare sociologiquement les populations : plus on descend dans l'échelle sociale, plus on trouve de familles n'utilisant que le castillan. Les slogans autonomistes ou indépendantistes séduisent les mieux instruits, les catégories socio-professionnelles les plus favorisées. Des risques d'éclatement existent donc.
Les partis autonomistes et / ou indépendantistes laissés à eux-mêmes rivalisent de propositions pour se démarquer et déconsidérer leurs adversaires. Une surenchère en résulte. Le fondateur d'Herodote s'inquiète également des revendications territoriales mettant en cause la frontière franco-espagnole. A l'intérieur de l'Espagne, les plus extrémistes lorgnent sur les régions voisines : la Navarre pour le Pays basque, les Baléares et le pays valencien pour la Catalogne. Pour justifier la comparaison avec une autre péninsule méditerranéenne et étayer l'idée d'une balkanisation rampante de l'Espagne, Yves Lacoste constate que « les journaux basques et catalans se sont passionnés pour l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie [...]. En juin 2006, ils ont applaudi à la sécession officielle du Monténégro (500.000 habitants) qui s'est séparé de la Serbie, bien que la langue soit commune. » [P.74].
Selon le même auteur, deux nationalismes coexistent, l’un peu dangereux parce qu’il s’accommode du jeu démocratique, l’autre beaucoup plus. A ses yeux, ETA menace l’Espagne, mais a peu de chances d’obtenir gain de cause, étant donné que l’organisation criminelle ne bénéficie plus de la protection des autorités françaises. Je retournerai personnellement la démonstration en liant les régio – nationalismes à la question migratoire sur laquelle il termine. A mon sens les indépendantistes catalans ont créé un contentieux plus lourd. La Catalogne, qui a prospéré grâce au dynamisme de Barcelone et au boom immobilier, a en effet attiré une main d’œuvre peu qualifiée et mal payée. La catalanisation a rendu ces immigrés, et plus encore leurs enfants, esclaves de la Catalogne. La crise économique (voir vidéo sur le ralentissement du BTP à Madrid) va provoquer des tensions sociales fortes, quand ces Latino-américains ou ces Africains vont se sentir rejetés, obligés de s’installer dans un ailleurs forcément étranger : à moins de trouver un emploi en Andorre, le reste du monde se passe du catalan. On peut certes s’interroger sur l’ampleur de la remise en cause à venir du dynamisme économique des littoraux, en Espagne ou ailleurs.
Je l'annonçais au départ, Dans les deux dernières pages de ce chapitre consacré à l'Espagne, Yves Lacoste conclut sur les liens entre immigration et terrorisme. Il distingue au préalable trois vagues successives de migrants. Les étudiants nord-africains de l'après-guerre accueillis par les universités de Séville ou de Cordoue arrivent à une époque où Franco protège discrètement les nationalistes maghrébins. Les travailleurs qui viennent un peu après permettent à l'Espagne de se transformer en une puissance agricole exportatrice de fruits et légumes, surtout après son entrée dans la CEE en 1986. Dans les vingt dernières années enfin, les migrants ont oeuvré dans le bâtiment et les services. Cela préfigure t-il le 11 mars 2004 et les attentats de Madrid ? Le géopoliticien admet au détour d'une phrase que l'on ne peut trancher facilement cette question, en parlant d'un : « réseau islamiste constitué par des Marocains islamistes installés depuis longtemps en Espagne où ils étaient relativement bien intégrés. » [P.104]
Le terrorisme n'a séduit ni le maçon construisant un immeuble dans la périphérie de Madrid, ni la femme de ménage travaillant dans un hôtel de la Costa del Sol, ni l'ouvrier agricole irrigant les plants de tomates sous serre près d'Almeria. Mais l'amalgame est tentant. Yves Lacoste présente l'hostilité de l'opinion publique espagnole vis-à-vis des immigrés comme grandissante : c'est probable, mais selon quels critères ? Les défis socio-économiques exposés plus haut semblent en outre plus inquiétants que le menace bien hypothétique d'une reconquête de l'Andalousie brandie par des groupuscules islamistes. Que vont devenir les 'petites mains' du mirage économique espagnol ?
PS./ Geographedumonde sur le bassin méditerranéen d'après Yves Lacoste : Tintouin en Méditerranée.

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