samedi 26 juin 2010

Au pays des illusions… (Des accidents de la route, et de leurs effets sur les politiques de santé publique)

Le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (n°19 / 6 mai 2008), revue éditée par l'Institut de Veille Sanitaire a consacré la semaine dernière un article à l'évolution de la morbidité routière entre 1996 et 2004 en France. Les auteurs (Amoros, Martin & Laumon) sortent des sentiers battus, en l'occurrence l'étude des tués sur la route, pour esquisser une vue plus large. Les pouvoirs publics, en brandissant comme seul épouvantail les morts par accident, ont effet favorisé l'émergence d'une vision réductrice : moins de décés = moins de soucis. Considérer les blessés dans leur ensemble pose pourtant un problème essentiellement statistique, que les auteurs du BEH tentent de cerner.
Un accident ne donne lieu à aucun rapport circonstancié, en cas de blessures légères ou de dégâts limités. Les forces de l'ordre se contentent d'un constat médical sommaire. S'ils ne notent aucun décès, policiers et gendarmes consignent les plaies ou les blessures les plus importantes, mais ne dressent par définition aucun bilan des traumatismes, cassures, et hémorragies liés à l'accident. Les auteurs de l'enquête extrapolent donc la situation observée dans le Rhône pour tirer des conclusions à l'échelle nationale. Dans ce département, existent en effet depuis 1996 deux sources statistiques distinctes, l'une habituelle émise par les forces de l'ordre, et l'autre plus exceptionnelle, émanant des services de santé, intitulée registre médical des victimes d'accidents de la circulation routière.
Bien sûr, les informations se recoupent globalement, mais le principal enseignement concerne la sous-estimation systématique des policiers et gendarmes ; celle-ci se révèle précieuse pour bâtir des estimations à partir des 1.354.000 blessés recensés officiellement à l'échelle nationale entre 1996 et 2004. Dans le Rhône, le corps médical dénombre sur cette période 83.450 blessés sur la route, c'est-à-dire 2,3 fois plus que les forces de l'ordre (36.330). Le calcul final de l'extrapolation ne figure pas dans l'enquête : peut-être pour éviter tout catastrophisme. Il n'empêche. Si l'on multiplie le nombre de blessés nationaux par 2,3, on obtient un total de 3.110.000 blessés de la route.
Les auteurs insistent en revanche sur les tendances à la baisse, pour les blessés légers comme pour les blessés graves. Dans la période considérée, le « nombre annuel moyen de blessés (toutes gravités) est de 41.000 pour les piétons, de 56.000 par les cyclistes, de 120.000 parmi les usagers de deux-roues motorisé et de 277.000 parmi les automobilistes. » La forte réduction du nombre des tués dans les six jours suivant l'accident rehausse le nombre de ceux qui s'en sortent avec des séquelles graves (7.344 contre 7.479), même si ce dernier a diminué. Il ressort de l'enquête une inégalité profonde entre usagers de la route. Les piétons accidentés souffrent par exemple rarement de la colonne vertébrale (9%) et les cyclistes accidentés des membres inférieurs (6 %). Quelles que soient les circonstances, la tête s'avère la partie du corps la plus exposée : moins chez les usagers de deux-roues motrices protégés par un casque (44 %) que chez les cyclistes (76 %). [1]
Philippe Azouvi, chef du service de rééducation fonctionnelle de l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine) répond aux questions de Pierre Bienvault dans La Croix du 6 mai (P.5). Grâce au médecin, le journaliste distingue les éléments saillants dans l'enquête publiée par l'InVS. Les traumatismes crâniens et les atteintes à la moelle épinière provoquant paraplégie (colonne dorsale) ou tétraplégie (colonne cervicale) constituent les cas les plus graves et en même temps les répandus. Mais Philippe Azouvi indique également que l'évaluation statistique des accidents de la route ne porte que sur le court terme. Or l'accident s'immisce à la fois dans la vie personnelle et professionnelle [2].
Trois étapes se succèdent pour le blessé grave : l'admission dans un service de réanimation, suivie d'une hospitalisation – une quinzaine de semaines dans les situations les plus délicates – qui se conclut par une rééducation en hôpital de jour. Le chef de service de Garches rappelle les progrès réalisés à chaque étape, qui débouchent sur des gains de vies humaines. Mais la révolution des savoirs, des compétences et des matériels bouscule finalement l'organisation du système de santé, remet en cause la prise en charge par un tiers. Chaque année, 7.500 rescapés doivent entamer une nouvelle vie ; leurs proches aussi. En deux ou trois décennies, les progrès de la médecine s'accompagnent d'une redoutable inversion des courbes statistiques : de moins en moins de morts, mais de plus en plus de paralysés, d'estropiés, et d'affligés.
En France, et sur cette période, l'automobile a produit au bas mot 100.000 handicapés lourds, sans doute plus de 150.000 ? Je laisse le soin aux pros et aux antis de s'entredéchirer sur les chiffres, ou sur les bienfaits de la mobilité individuelle. Au total, l'automobile rend d'importants services, mais avec une contrepartie manifestement mal évaluée. Pas plus que le prix de la construction et de l'entretien des infrastructures routières – hors cas particulier des autoroutes – celui des accidents n'apparaît clairement ; effet pervers de la mutuellisation des coûts, par le biais de l'impôt. Mais qui songerait raisonnablement à une restriction de l'usage de la voiture ?
Une comparaison s'impose. Dans un autre domaine, celui de la néo-natalité, 10.000 prématurés naissent chaque année en France avant 33 semaines de grossesse, 40 % gardant des séquelles identifiables [source]. Or jusqu'à preuve du contraire, il n'est pas question de priver d'existence les 60 % qui mènent une existence normale, sous prétexte que des dizaines de futurs handicapés sortent chaque année des maternités françaises. Il en est ainsi du progrès : chaque médaille a son revers. Une équipe soignant un prématuré de 500 grammes ou un blessé inconscient ne peut savourer pas à l'avance le fruit de ses efforts. Le mystère prévaut. Les raisonneurs qui discutent du bien-fondé de la réanimation en ignorent manifestement les enjeux.
Par le biais des accidents de la route, l'automobile constitue on le voit un enjeu de santé publique épineux. Au lieu d'évoquer les conséquences financières, je terminerai toutefois sur une interrogation. Des dizaines de milliers d'handicapés expérimentent dès aujourd'hui la question de la dépendance. Mais pense-t-on à leurs proches ? Comme pour l'autisme ou pour la psychiatrie, les structures d'accueil font défaut. Dans le cas des enfants autistes, des établissements existent en Belgique. Cependant, les familles se sentent souvent démunies. A la longue, ceux qui entourent leur proche dépendant perdent, si ce n'est la capacité financière, la force physique pour poursuivre plus longtemps. Le vieillissement renvoie ici à une double perte d'autonomie, pour l'handicapé et pour ceux qui l'aident à vivre.
Comme pour les personnes âgées impotentes, la famille constituerait l'ultime parade pour éviter la banqueroute à un système imaginé pour la soulager. Au pays des illusions, la famille forte, organisée autour d'un noyau solide dans le temps devient soudain le modèle dominant ? Je ne peux cacher mon pessimisme. Malgré les déclarations d'intention, les dépenses de santé continueront à augmenter en France. Il serait préférable d'en avertir l'opinion publique et de procéder d'ores et déjà à des arbitrages financiers.
PS./ Geographedumonde sur le vieillissement : Banquiers, dormez inquiets !

[1] « La répartition des régions atteintes (tête, colonne vertébrale, membres inférieurs) dépend du mode de transport ; elle est respectivement de 69 %, 9 %, 23 % chez les piétons, de 76 %, 18 %, 6 % chez les cyclistes, de 44 %, 24 %, 32 % chez les usagers de 2RM et de 58 %, 15 %, 28 % chez les automobilistes, parmi les blessés avec séquelles majeures. » [Amoros, Martin & Laumon]
[2] « Quelles séquelles peut laisser un traumatisme crânien sévève ? [P.A.:] Principalement, des troubles de la mémoire, de l'attention, de la concentration, des difficultés cognitives ou intellectuelles. [...] Nous avons fait une enquête sur plus de 500 traumatisés crâniens sévères. Un an après leur accident, plus de 60 % d'entre eux n'avaient pas repris leur activité professionnelle. » [Pierre Bienvault & Philippe Azouvi]

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