lundi 28 juin 2010

Comment l’historien Shlomo Sand n’a rien inventé. (D’une tribune dans le M Diplo annonçant un livre à paraître : “Comment fut inventé le peuple juif")

A l'automne prochain, la maison Fayard devrait éditer un ouvrage de l'historien israélien Shlomo Sand intitulé « Comment le peuple juif fut inventé. » La version originale a été rédigée en hébreu et publiée au début de l'année 2008, fraîchement accueillie en dehors des cercles laïcs et / ou classés à gauche. On trouvera ici la critique du journal Haaretz. Spécialisé dans l'histoire contemporaine, Shlomo Sand a dernièrement travaillé sur les liens entre cinéma et Etat. Dans son dernier livre, il a donc choisi de sortir de ses champs d'investigation habituels pour s'interroger sur l'un des piliers principaux de l'histoire d'Israël : l'exil des Juifs à la suite de la destruction de Jérusalem en 70 après J.C. par les légions romaines, et la constitution d'une diaspora.
Il conteste cet exil et s'intéresse à la diffusion du judaïsme à l'extérieur du Proche-Orient [voir carte]. Les Juifs ashkénazes descendent exclusivement selon cette théorie de peuples vivant entre mer Noire et mer Caspienne. Ces populations (Khazars) ont migré par la suite de l'autre côté de la Volga vers l'Europe orientale et centrale, sous la pression mongole. Outre quelques foyers périphériques (Yémen et Kurdistan actuels), le judaïsme se serait également répandu à travers le bassin méditerranéen occidental, donnant naissance aux Juifs séfarades. Shlomo Sand déconsidère l'idée d'une dispersion et discrédite celle d'un peuple unique. A ce titre, il remet en cause tout en s'en défendant la légitimité historique d'Israël. Les pères fondateurs parlent en 1948 d'un retour vers la mère – patrie. Ainsi, il ne s'agit pas d'une colonisation puisque les Juifs reviennent chez eux.
Shlomo Sand n'accepte pas ce raccourci, soit. Ne donne t-il pas – tout en s'en défendant – des munitions aux ennemis les plus virulents d'Israël ? Sa thèse ne conduit-elle pas tout simplement à nier leur existence, en considérant que les principales menaces se trouvent à l'intérieur des frontières israéliennes, et non dans des pays voisins hostiles ou chez des organisations islamistes extrémistes ? Le malaise naît de la confusion des genres. S'il tient à défendre la cause des Arabes expulsés des territoires occupés – et c'est parfaitement concevable – il faut l'annoncer clairement et utiliser les mêmes grilles de lectures pour tous. Les pièces de son procès conviennent : les mythes fondateurs, et le nationalisme réducteur ont leur équivalent en Palestine (voir Une Poignée de Noix Fraîches).
Le Monde Diplomatique d'août 2008 a obtenu de l'historien une tribune dans laquelle il expose les lignes de force de son argumentaire, à commencer par la mise à plat de l'histoire officielle israélienne : la Torah reçue dans le Sinaï et la terre promise, Babylone et l'Egypte. Il récuse toute notion d'errance après la destruction du second temple en 70 après J.-C. et ne reconnaît aucune cohérence au mouvement sioniste. Le trait devient même ironique : « A la fin du XIXe siècle, les conditions mûrirent pour son retour dans l’antique patrie. Sans le génocide nazi, des millions de Juifs auraient naturellement repeuplé Eretz Israël puisqu’ils en rêvaient depuis vingt siècles. Vierge, la Palestine attendait que son peuple originel vienne la faire refleurir. Car elle lui appartenait, et non à cette minorité arabe, dépourvue d’histoire, arrivée là par hasard. Justes étaient donc les guerres menées par le peuple errant pour reprendre possession de sa terre ; et criminelle l’opposition violente de la population locale. »
Shlomo Sand recense dans un second temps les apports de la science archéologique. A de nombreuses reprises, dit-il, les fouilles infirment la Torah. Le peuple juif n'a pas connu l'exil à Babylone : seuls quelques lettrés ont vécu en Mésopotamie, étape fondamentale pour l'histoire du monothéisme. Moïse n'a pas fait sortir les Hébreux d'Egypte, toujours selon Shlomo Sand. Dans la deuxième partie, et plus particulièrement dans les deux derniers paragraphes, il brandit l'argument d'autorité, sans autre démonstration. L'historien considère que son pays appartient au passé. Pour lui, les fractures qui traversent la société israélienne ne vont pas s'évanouir demain.
Alors bien sûr, un certain nombre d'arguments méritent considération, comme par exemple l'idée selon laquelle le judaïsme a été longtemps messianique, transmis par conversion autant que par filiation. On peut aussi retenir l'argument selon lequel les Romains ne disposaient pas des moyens logistiques essentiels pour éparpiller tout un peuple autour de la Méditerranée à la fin du Ier siècle. Il n'empêche : les communautés juives installées dans les grandes villes romaines ont constitué le noyau des premières communautés chrétiennes aux III et IV èmes siècles. Plus ces dernières se sont développées, plus les premières ont perdu leur ardeur prosélyte. Shlomo Sand, même s'il se prétend précurseur ne révèle au grand public aucune vérité dérangeante. On pourrait même ajouter que le judaïsme a probablement concilié dans l'Antiquité prosélytisme et dispersion à travers le bassin méditerranéen, et au-delà. Il n'y a pas d'incompatibilité.
Le nationalisme implique des entorses à la vérité ? Ce n'est une nouveauté ni en Israël, ni ailleurs dans le monde. On peut à loisir démonter les constructions nationalistes chinoise, indienne, américaine, russe, française, etc. Les Israéliens ne peuvent se réclamer d'une origine unique ? Les faiblesses de cette histoire qu'il qualifie d'officielle apparaissent à l'heure de l'intégration des immigrants venus de Russie ou d'Afrique orientale. Il esquisse une critique d'un ethnicisme scientifique à propos d'Israël, mais sans communiquer ses sources. « Depuis les années 1970, en Israël, une succession de recherches 'scientifiques' s’efforce de démontrer, par tous les moyens, la proximité génétique des Juifs du monde entier. La 'recherche sur les origines des populations' représente désormais un champ légitimé et populaire de la biologie moléculaire, tandis que le chromosome Y mâle s’est offert une place d’honneur aux côtés d’une Clio juive dans une quête effrénée de l’unicité d’origine du 'peuple élu' ».
Je terminerai sur deux paradoxes stimulants. Shlomo Sand pousse involontairement les élites israéliennes à reconsidérer l'importance du seul ciment fondateur de leur nation. Il appelle de ses voeux la constitution d'un Etat laïc et ne faisant aucune distinction entre ses citoyens, mais en sape les fondations. Si le nationalisme et le colonialisme appartiennent au passé, la religion ne constituera t-elle pas le seul idéal de demain pour Israël ? Le judaïsme a bien séduit pendant des siècles des populations vivant en Asie occidentale ou sur les pourtours du bassin méditerranéen : il n'est donc pas si obscurantiste et refermé sur lui-même ! Les réfugiés du Darfour ou les ressortissants de pays issus de l'ex-URSS souhaitent encore aujourd'hui travailler en Israël ; non sans peine, il est vrai.
Le second paradoxe touche aux conséquences de cette révision de l'histoire antique, moins pour les Juifs que pour les Musulmans du bassin méditerranéen. « [L]es chroniqueurs arabes nous apprennent l’existence, au VIIe siècle, de tribus berbères judaïsées : face à la poussée arabe, qui atteint l’Afrique du Nord à la fin de ce même siècle, apparaît la figure légendaire de la reine juive Dihya el-Kahina, qui tenta de l’enrayer. Des Berbères judaïsés vont prendre part à la conquête de la péninsule Ibérique, et y poser les fondements de la symbiose particulière entre juifs et musulmans, caractéristique de la culture hispano-arabe. » En voulant démontrer la diversité des origines ethniques du peuple juif, et ici en évoquant des Berbères judaïsés, Shlomo Sand revisite à sa façon l'âge d'or de l'Islam conquérant.
A un autre endroit, toujours en vertu de sa remise en cause d'un peuple juif unifié, il explique que les vrais descendants des Juifs d'avant la colonisation romaine seraient les Palestiniens. Parce qu'ils correspondent à un peuplement rural ancestral, ils descendent des premiers occupants de la Terre promise ; pour résumer : Palestiniens, donc Juifs. Je ne suis pas persuadé que les principaux intéressés se reconnaissent dans cette démonstration. Au fond, Shlomo Sand mécontente tout le monde et ne sert aucune cause. Espérons au moins qu'un débat constructif s'ouvrira à l'occasion de la publication de son livre.

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