lundi 28 juin 2010

Sexe, drogue… et immobilier. (Du livre d’Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia)

Les économistes d'Econoclaste ont sorti en octobre un livre au titre provocateur : Sexe, drogue... et économie. Le lecteur savourera les mélodies imaginées pour un blog. Elles sont désormais orchestrées sous la forme d'un livre – recueil qui se lit comme un roman à suspense. Loin des pratiques de la littérature scientifique sérieuse, Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia ne s'adressent ni à une confrérie, ni à un courant, ni même à une motion ; l'expression est à la mode. Ils ne cèdent pas à la parodie ou à une vulgarisation insastisfaisante. Ils élèvent l'esprit du plus grand nombre, de ceux en tout cas qui ne se cramponnent pas à leurs préjugés. Je ne résumerai pas ici leur propos car les sujets abordés sont nombreux, mais m'arrêterai sur l'un d'entre eux, dont je commentais il y a quelques semaines les lignes directrices [Pour rêver éveillés...] : l'immobilier.
Le chapitre concerné commence par une citation du philosophe américain Henry David Thoreau que l'on pourrait traduire comme suit : « Nos maisons incarnent une forme de propriété tellement puissante qu'elles nous emprisonnent plutôt qu'elles nous abritent. » Formulée au temps de Tocqueville, cette affirmation ouvre sans doute mieux encore le propos des auteurs que le titre presque accusateur : « C'est votre faute si se loger coûte cher » [1]. Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia le constatent avec amertume : l'un des sujets qui met le plus d'accord les économistes ne les transforme pas en oracles. L'immobilier suscite en revanche dans le grand public un mélange de fascination et d'incompréhension qui s'alimentent l'un l'autre. A aucun moment on ne sollicite toutefois leur corporation. La majorité des économistes savent en effet que les politiques de contrôle des prix de l'immobilier aggravent la pénurie contre laquelle elles sont censées lutter. En temps normal, des loyers élevés incitent les professionnels du bâtiment ou tout autre investisseur à construire des logements. Un plafond bloqué par décrêt les dissuade au contraire. Pourtant, l'autorité politique s'empare à dates régulières de ces questions.
A partir de ces données déjà exposées, les auteurs resserrent leur propos sur les causes de la forte augmentation des prix de l'immobilier au cours de la dernière décennie. Ils retiennent quelques facteurs principaux tels l'abondance d'un crédit ouvert à tous (allongement des durées de remboursement, octroi à des foyers modestes), l'éclatement des familles traditionnelles jointe à la multiplication des familles monoparentales, le vieillissement démographique qui se concrétise par la recherche de logements plus centraux pour les papy-boomers, l'action spécifique des plus riches qui s'arrachent des biens positionnels dans les grandes capitales ou lieux à la mode. Ils complètent cette liste par un dernier facteur, lui mécanique.
Plus le phénomène se manifeste, plus il encourage de nouveaux acteurs à rentrer dans la ronde : la forte augmentation des prix de l'immobilier s'autoentretient comme le serpent se mordant la queue. Les interventions publiques gonflent elles aussi les prix, soit parce que l'Etat construit des logements (HLM), soit parce qu'il subventionne les accédants à la propriété. Mais c'est dans un chapitre traitant de l'irrationalité en économie qu'il faut chercher l'évocation de l'effet dit « de dotation ». De fait, « indépendamment des conditions objectives du marché, les vendeurs ont fréquemment tendance à surestimer le bien vendu. » [2 /P.211] Celui-ci amplifie le mouvement de hausse.
Parmi tous ces facteurs, pas un n'a toutefois poussé l'offre à s'adapter. Cette bizarrerie a incité E. Glaeser et J. Gyourko [3] à enquêter. Car aux Etats-Unis, deux réalités s'opposent. D'après les chercheurs américains, les prix restent globalement stables, lorsque les constructions s'étalent toujours plus loin du centre en tâches urbaines, sans restrictions particulières. En revanche, les prix progressent dans les villes régies par un code de l'urbanisme. Les zones déclarées non constructibles et les législations sur la hauteur des immeubles – comme dans Manhattan – restreignent l'offre et déclenchent une hausse des prix. Dans le cadre de la campagne présidentielle de 2008, la presse française a multiplié les articles sur la crise économique aux Etats-Unis. Le Monde permet justement de prolonger l'analyse d'Econoclaste...
Dans l'Ohio, les agents immobiliers ont le blues, explique Sylvain Cypel envoyé à Cincinnati. Dans la ville champignon née au début du XIXème siècle de la première liaison ferroviaire trans – appalachienne, partant de Washington et empruntant sur le versant occidental la vallée de l'Ohio [carte], la fièvre est retombée depuis longtemps. Les prix de l'immobilier avaient-ils vraiment grimpé ? L'envoyé spécial du Monde décrit en tout cas des agences en mal de visiteurs et des propriétaires vendeurs qui en rabattent sur leurs prétentions. Les professionnels déplorent à la fois la raréfaction du crédit et l'attentisme des acheteurs. L'un d'entre eux note qu'à l'exception des logements très bon marché, aucune tranche de prix n'échappe au phénomène : « Dans le quartier chic d'Indian Hill, l'agence Comey & Shepherd, [...] dispose de 140 villas d'une valeur de 800 000 à 2 millions de dollars qui ne trouvent pas d'acquéreurs. » D'après Sylvain Cypel, Cleveland traverse une crise immobilière plus aigüe encore. La rust belt ne brillait pourtant pas pour son dynamisme économique [voir aussi Et pourtant, ils tournent en rond / (4)]. Aux Etats-Unis, la récession pèse sur l'ensemble du marché immobilier, et pas seulement sur les littoraux [5]. Ainsi, la croissance pousse les prix de l'immobilier tandis que ceux-ci dégringolent en cas de récession. Cette tautologie n'entre bien sûr pas dans la liste d'Econoclaste.
La situation nord-américaine gagnera à terme l'Europe continentale. En France, plus d'un locataire sur cinq se plaint de son logement, quand une partie du parc est constitué de logements vides. Pour Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia, les propriétaires ne gagnent pas suffisamment et ne dépensent donc pas assez pour entretenir leurs biens. Au même moment, nombre de locataires font contre mauvaise fortune bon coeur et ferment les yeux sur la décoration défraîchie, les fenêtres qui ferment mal ou les moisissures dans la salle de bains. Du côté des propriétaires, la majorité projettent des travaux dont ils ne savent pas quand ils vont terminer...
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Mais il y a plus grave aux yeux des deux Econoclastes. Liés à leur logement, beaucoup de Français hésitent à changer d'emploi, ou restreignent leur périmètre de recherche en cas de licenciement. S'ils sont propriétaires, ils rechignent à se séparer de leur bien. Simples locataires, ils appréhendent la recherche d'un nouvel appartement ou d'une nouvelle maison. Ils supposent à tort ne pas pouvoir trouver mieux ailleurs mais devront de toutes façons passer par les agences, signer des cautions, etc. Or les ventes baissent mais les prix ne décrochent pas nettement. Une crise guette les Français, moins mobiles que les Nord-Américains. Accuse-t-on les professionnels du bâtiment durant tant d'années dopés pas le volume des transactions ? Accuse-t-on les propriétaires ayant engrangé de confortables plus-values ? Rien de tout cela ne se prépare... Ce sont les banques qui aujourd'hui font face à la vindicte populaire.
Le Monde daté du 11 novembre [6] rapporte que l'Elysée s'est emparé de ce dossier porteur, à la façon de son hôte. Un médiateur intronisé en quatrième vitesse, les préfets sommés de répercuter la bonne parole, jusqu'à la Banque de France : tous doivent surveiller les banques. Les banquiers prendraient plaisir aujourd'hui à faire rétention de leurs deniers. Il faut par conséquent les forcer à rendre l'argent. Anne Michel donne heureusement la parole à des représentants du secteur. Elle peine visiblement à entendre leur argument imparable. Une banque qui ne prête pas met la clef sous la porte. Soyons logique. Les banques prêtent moins car elles manquent tout simplement de clients, et en particulier de clients solvables... Combien d'entreprises gagnent des clients à l'automne 2008 ? Les primes de fin d'année diminueront immanquablement. Il paraît en outre probable que beaucoup de Français diminuent leurs dépenses et se désendettent : un peu à la manière des navigateurs du Vendée Globe diminuant leurs voilures pour passer les bourrasques du golfe de Gascogne. A ce titre, les tenants du toutes voiles dehors ne mesurent manifestement pas la portée de leurs décisions.
A ceux-là et aux autres, je recommande bien sûr la lecture de Sexe, drogue et économie !

PS./ Geographedumonde sur les questions immobilières : Histoire drôle islandaise.


[1] « Our houses are such unwieldy property that we are often imprisoned rather than housed in them. » / A. Delaigue et Stéphane Ménia / Sexe, drogue et économie / Editions Pearson / 2008. Le titre du chapitre 12 est : « C'est votre faute si se loger coûte cher » / P.125 et suivantes.
[2] « Kahneman, Knetsch et Thaler l'ont constaté en proposant à des étudiants de monnayer un mug à l'effigie de leur université, qui leur est donné en début d'expérience. D'autres étudiants se voient proposer un mug ou une somme d'argent qu'ils déterminent dans une fourchette. En principe, les sujets du groupe possédant un mug devraient accepter une somme d'argent à peu près équivalente à celle que les étudiants qui ne possèdent rien au départ demandent pour choisir l'argent. Le choix est en effet strictement identique, à ceci près que les seconds ne disposent rien au départ. Pourtant, on constate que le montant réclamé par les détenteurs de mugs est bien plus élevé – deux fois plus – que celui que les autres étudiants réclament pour choisir l'argent plutôt que le mug. » / Id. / P.211
[3] E. Glaeser et J. Gyourko / « Why have housing prices gone up ? » / American Economic Review / 2005.
[4] « L'accès à la propriété, c'est 'l'incarnation du rêve américain', explique M. Horton. Son étude vendait 12 à 15 appartements par mois il y a deux ans. Elle est passée à 5 ou 6. Et d'évoquer avec nostalgie l'époque où il vivait dans un quartier 'avec plein de Français'. La Snecma détient une filiale commune à Cincinnati avec General Electric (GE). 'A l'époque, se souvient-il, GE employait ici 20 000 salariés. Ils ne sont plus que 9 000.' En trente ans, la ville a perdu 60 % de ses emplois industriels. 'La clé de la reprise immobilière, dit encore Richard Horton, 'c'est l'emploi, et du bon emploi. Il ne voit pas d'autre solution. » / Sylvain Cypel / Le Monde / 7 octobre 2008.
[5] « Sur la côte Est des Etats-Unis, la station géorgienne de Sea Island pleure ses vacanciers de luxe disparus » / Nicolas Bourcier / Le Monde / 10 octobre 2008.
[6] « Les banques sous pression pour jouer leur rôle en matière de crédit » / Anne Michel / Le Monde / 11 novembre 2008.

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