mardi 29 juin 2010

Que les masques tombent. (A propos de la grogne des universitaires et des éditeurs)

Des éditeurs signent une tribune sur le site de Mediapart. Ils partagent une commune inquiétude à propos du devenir des sciences humaines. A eux tous, ils réunissent tout ce que la France compte de potentiel de publication dans le domaine cité. Cette force ne l'est qu'en apparence, puisqu'ils se disent menacés. Comme cette alerte ne suffit pas, ils en appellent à une sorte de mobilisation nationale (?). A leurs yeux, la patrie est en danger : ni plus ni moins. « Nous partageons la conviction que la vivacité de notre démocratie repose sur la compréhension de notre temps pour laquelle les sciences humaines et sociales jouent un rôle éminent. » L'édifice des sciences humaines reposerait sur trois piliers : « une recherche stimulée et encouragée, sûre de ses moyens, un enseignement de qualité et ambitieux, une édition et une diffusion soutenues et vivantes. » On ne sait ce qui les relie. Leur source de financement diverge en tout cas. Pour les uns il s'agit de l'Etat, pour les autres des lecteurs.
Dans les faits, des fonds privés financent en partie la recherche, tandis que de l'argent public maintient la tête hors de l'eau à nombre de revues universitaires, dans lesquelles ceux qui travaillent reçoivent trois miettes pour tout émolument. Ceux qui fournissent les contributions écrites en sont quittes pour la gloire. A ce titre, la remise en cause du prix unique du livre inquiète les éditeurs qui rappellent combien il conditionne le rapport entre leurs entreprises et ceux qui cherchent à être publiés, qu'ils soient chercheurs ou non ; à juste titre [1]. Matthieu Perona rappelle cependant que la conséquence de la mesure décidée par Jack Lang - alors ministre de la Culture en 1985 - a été de tirer vers le haut les prix, au détriment des lecteurs [notes sur le prix unique du livre]. Il ne s'agit pas ici de relancer un vieux débat. Combien de revues en sciences humaines trônent-elles sur les rayons de kiosques à journaux ?
Se pose plus globalement la question du passage de la version papier à la version électronique. L'expérience des internautes consultant Geographedumonde au début de février 2009 donne un indice. Entre le 30 janvier et le 4 février, ils sont au nombre de 1.750. Il faut mettre de côté le prisme de l'actualité, et plus particulièrement l'opération militaire israélienne dans la bande de Gaza. A cette exception près, les recherches liées à un commentaire d'article particulier ou à un fait très précis étonnent par leur caractère ouvert : peu de mots souvent très généraux [2]. Comment se fait-il que des internautes aboutissent sur un blog - certes d'excellente tenue ! - et non sur des publications bien côtées, alimentées par des articles plus longs et mieux annotés. On peut évidemment songer à des personnes particulièrement tenaces qui ne négligent aucun des milliers de renvois du moteur de recherche.
Pour en revenir à l'illisibilité des universitaires et chercheurs français, les débats autour de wikipedia illustrent assez bien une crise de confiance qui saute les frontières hexagonales [framasoft]. Une partie de l'explication vient sans doute de la crainte du pillage entre collègues, pour beaucoup d'universitaires et chercheurs. Il faut cependant admettre que la prose utilisée - soyez sévère et ennuyeux pour paraître sérieux - en décourage plus d'un. Monsieur tout-le-monde ne lit pas les revues universitaires. Le libre accès en ligne n'y change rien. Il a même sapé la ligne fortifiée du prix unique en introduisant une désaffection des étudiants à l'égard des éditions spécialisées.
Les pétitionnaires comprennent la grogne des universitaires. Ils veulent des financements, mais ne précisent ni les montants, ni même un mode de calcul : en fonction du nombre d'étudiants, des publications, etc. ? Ils récusent à l'inverse l'utilitarisme ambiant « Comment ne pas faire un lien, en effet, entre le rappel de la nécessaire utilité des recherches en sciences sociales et la prétention de mieux enseigner les 'fondamentaux de l'économie et de la sociologie' ou encore de 'mieux faire connaître', c'est-à-dire plus positivement, le monde de l'entreprise, proposé comme modèle de toutes les institutions. Dans tous les cas, des pressions s'exercent pour réduire et réorienter la recherche et l'enseignement vers des objectifs purement utilitaristes. »
A peu près au même moment, l'ancien président de l'Université de Paris - Sorbonne monte au créneau dans le Monde du 6 février 2009 pour défendre le gouvernement, et très spécifiquement « l'application d'une disposition de la loi du 10 août 2007 portant sur les libertés et responsabilités universitaires et sur la modulation des services. » [3] Jean-Robert Pitte indique clairement sa ligne de défense. Nul ne doute des bonnes intentions des présidents d'Université. Si c'est le cas, pourquoi prend-il soin de le consigner par écrit ? A l'université, on enseigne et on recherche : « C'est ce qui explique que les services pleins d'enseignement soient de 192 heures d'équivalents travaux dirigés (ou 128 heures de cours magistraux), soit la moitié du service d'un professeur du secondaire. » L'ancien président de l'Université touche là une corde sensible.
Ce volume horaire des maîtres de conférences - pour les professeurs, il faut encore diminuer - ne permettrait toutefois pas aux universités de fonctionner convenablement. En réalité, des dizaines d'enseignants du second degré ainsi que des thésards servent de variables d'ajustement pour les cours et TD du premier cycle, eux payés au lance-pierre, parfois sans vrais contrats de travail. Jean-Robert Pitte découvre-t-il le résultat de la massification de l'enseignement supérieur désirée par le corps électoral ? Il regrette qu'un nombre important de personnels s'investissent dans des tâches administratives, en limitant leurs activités de recherche : il n'y a là rien de bien nouveau. Tout le système a reposé sur le nombre. Plus une discipline obtenait d'inscriptions ou en troisième cycle de doctorants, plus elle obtenait des postes ou des budgets. Sans autre logique. Il est un peu tard pour s'en attrister...
Même si l'on peut contester l'alternative posée par l'ancien président de la Sorbonne, accepter la loi ou mourir, son constat ne peut être écarté d'un revers de main. « La refuser [la loi LRU], comme certains le voudraient, c'est continuer à accepter que 40 % des lycéens - les meilleurs - soient happés par les filières sélectives performantes et débouchant sur l'emploi (BTS, IUT, classes préparatoires et grandes écoles, etc.) et que les universités en soient réduites à faire du social et à feindre de trouver normal que le bac soit le premier grade de l'enseignement supérieur. » La conclusion de Jean-Robert Pitte et celle des éditeurs critiquant les mesures gouvernementales se ressemblent toutefois étrangement, à l'issue de démonstrations opposées. Dans les deux cas, transparaît une aspiration vis-à-vis de la recherche mais aussi d'un enseignement d'excellence [4].
L'un se réfère à la culture du questionnement et de la remise en cause, tandis que les autres condamnent l'utilitarisme immédiat et la valorisation des formes de pensée les plus convenues. Mais combien d'enseignants en lettres font étudier Montaigne ou Flaubert en oeuvres intégrales ? Quelle place ménage-t-on au grec et au latin ? Vaut-il mieux étudier Pinter ou Shakespeare, Montalban ou Cervantes ? Que vont devenir les périodes délaissées comme l'histoire moderne ou la médiévale ? Je m'interromps là, à l'orée de la géographie dont l'un des plus éminents représentants occupe le devant de la scène grâce à ses combats pour le classement à l'Unesco de la cuisine française. Pendant ce temps, l'étude de cartes disparaît, la géographie rurale prend l'eau et la géographie physique s'esquive vers les sciences dures. Au fond, les sciences humaines et sociales ont terrassé il y a plusieurs décennies les Humanités. Elles expirent à leur tour.
Que reprochait-on aux Humanités ? Elles étaient classées comme élitistes et poussiéreuses, cadenassées par des mandarins, et fermées au plus grand nombre. En France, les Humanités enseignées en faculté de Lettres servaient à constituer une aristocratie républicaine. Bourdieu relevait à juste titre qu'elles les perpétuaient. Il y avait incontestablement une part de fiction dans le contrat, parce que les diplômés - à la hauteur des 50.000 reçus au bac au milieu des années 1950 - devenaient cadres et hauts-fonctionnaires. Ils se moquaient ensuite comme d'une guigne de ces Humanités. N'idéalisons pas la Troisième République ! A l'époque des Cahiers de la Quinzaine si péniblement édités, Charles Péguy se répandait déjà contre les universitaires pleutres, incapables de s'opposer aux anti-dreyfusards. L'agrégation d'histoire d'Edouard Daladier ne l'a pas davantage rendu hostile aux contre-sens historiques. Au cours des Trente Glorieuses, l'enseignement supérieur s'est diversifié, ouvert aux sciences politiques ; les écoles de commerce, IUT et BTS se sont multipliés. Les Humanités ont insensiblement été marginalisées. Tout cela est connu.
Je me borne pour finir à constater qu'une autre fiction a remplacé la précédente. Selon celle-ci, le peuple est ignorant mais il convient de l'éduquer. Mieux, il faut le libérer des mauvaises influences : celles des patrons, des industriels, des curés, de la majorité opprimant les minorités, etc. Il n'est pas nécessaire d'entamer ici une discussion sur ces sujets. Chacun contient une part de vérité, mais rien ne prouve qu'il faille en faire une ligne directrice en terme d'enseignement ou de recherche. En 2009, la phase d'expérimentation des sciences humaines et sociales est depuis longtemps close. Or le gouvernement s'apprête à tirer les terribles conclusions de la fiction en vogue. Puisque une large (...) proportion d'une classe d'âge suit des cours à l'université, et plus particulièrement en Lettres, celle-ci s'adaptera aux clients - consommateurs. Le pouvoir proclamera qu'il ne menace pas la démocratie, mais au contraire qu'il l'accomplit. Les éditeurs vendront d'autres livres, les chercheurs chercheront et publieront des articles que le grand public ignorera et les enseignants enseigneront tout ce que la mode imposera d'enseigner : la psychologie positive [Comment être heureux sans suivre un cours] par exemple.
Pour repartir sur des bases solides, il faudra sans doute que les masques tombent... Et que l'on se souvienne des pigeons. On peut aussi lire l'introduction d'Une poignée de noix fraîches.

[1] « La remise en cause du prix unique du livre (régulièrement réclamée par quelques parlementaires et lobbies) ne serait pas seulement un mauvais coup contre la librairie et le pluralisme de l'édition. Elle achèverait de mettre en péril les trois piliers qui assurent la vivacité des sciences humaines et sociales, et par la même une partie essentielle de ce qui participe éminemment à notre conscience démocratique : une recherche dynamique et indépendante, un enseignement sérieux et pluraliste, une édition et une librairie raisonnablement protégées et soutenues. » Collectif d'éditeurs - Médiapart



[2] Le 4 février 2009 (mots clefs / nombre de pages lues) : shlomo sand (24), fonte glaciers catastrophisme (5), liverpool (5), l'espagne (5), ouvrage d'un historien israelien qui a (4), blog judde de lariviere (3), mafia aide population (3), le propere d islam (3), topographie maroc (3), recettes centre afrique (3). Le 3 février : shlomo sand (12), espagne (9), problème de tresorerie chez geoxia (5), crue 1910 (5), geographedumonde (5), departement de la loire decoupage admi (3), plan plaine du cap isle saint domingue (3), rédemptionnistes alsace (3), indépendantisme écossais (2), plis de la jupe garde grec (2). Le 2 février : shlomo sand (24), carte chine (7), négroni angélique (5), l'espagne (5), nos enfants nous accuseront (3), combien de visiteurs l'espagne a-t-elle (3), panne sigma (3), espagne musulmane carte (2), carte de l'espagne le climat (2), l'espagne au moyen age (2). Le 1er février : shlomo sand (24), carte chine (8), shlomo sand et le monde diplomatique (5), conséquences dans le monde enfant uniqu (4), la croix julia ficatier algerie 2008 (3), le monde (3), origine de shlomo sand (2), annonce diagnostic cancer (2), le bassin méditerranéen (2), corps expeditionnaires (2). Le 31 janvier : shlomo sand (18), utilisation barrages français (4), yves lacoste geopolitique des diaspora (3), qu'est ce que la tertiarisation (3), pont saint esprit (3), déguisement evzone grec (2), le fantôme de louis xvi (2), agriculture de l'espagne (2), mengistu (2), carte chine (2). Le 30 janvier : shlomo sand (13), carte de la chine (5), conséquances de la pollution par hydroc (5), carte chine (5), japon situation vieux (4), carte grece antique (4), reportage sur l'algerie independante (3), mediterranee crise messinienne (3), yves lacoste (3), régionalisme en europe.
[3] Les universitaires doivent prendre leurs responsabilités / Jean-Robert Pitte / Le Monde / 6 février 2009.
[4] « Les universités françaises ne doivent plus se couper du pays réel et de l'avenir de sa jeunesse. On ne forme pas les cadres de la France et de la planète mondialisée sans les nourrir d'une culture du questionnement et de la remise en cause que seule la recherche peut permettre d'acquérir, celle des étudiants et celle des maîtres. Tant que les meilleurs lycéens éviteront presque tous de venir à l'université en premier cycle, notre enseignement supérieur restera bancal, puisque les filières sélectives sont très peu orientées vers la recherche. » Jean-Robert Pitte (voir note 3) / « Elles continuent d'inquiéter parce qu'elles menacent les moyens humains et financiers et surtout l'autonomie d'une recherche qui est souvent caricaturée et dont la légitimité est trop régulièrement remise en cause. Qu'il s'agisse du financement de la recherche ou qu'il s'agisse de l'enseignement des sciences sociales à l'université ou au lycée, on constate une commune volonté : celle de valoriser les formes de pensée les plus convenues et les plus immédiatement utiles au monde économique. » Collectif d'éditeurs - Médiapart

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