lundi 28 juin 2010

Au Maroc, le désert est si lointain et l’Europe si proche. (Yves Lacoste, dans ‘Géopolitique de la Méditerranée’)

Le Maroc [carte] s'étend sur 706.000 km² dont plus d'un tiers pour le Sahara Occidental, et compte 32 millions d'habitants. Yves Lacoste relativise doublement le bien-fondé du rattachement au monde méditerranéen du Maroc. Par ses traits physiques, le pays dénoterait. Son originalité est pourtant assez relative : la France et l'Espagne possèdent elles aussi un littoral sur l'Atlantique et des chaînes montagneuses. Elles se partagent les Pyrénées, tandis que les Alpes qui commencent et terminent en Méditerranée présentent des traits similaires avec les chaînes de l'Atlas. Le Rif, massif ancien de l'extrême nord du Maroc trouve des correspondants en Europe. La topographie implique que, malgré son environnement continental, le Maroc bénéficie d'une pluviométrie supérieure à celle des autres pays d'Afrique du Nord : l'air océanique saturé vient buter contre la barrière montagneuse. En s'élevant, il se décharge sous forme de pluies, puis sous forme de neiges. Celles-ci tiennent d'un hiver à l'autre sur les sommets culminant à plus de 3.000 mètres et soutiennent le débit des cours d'eau jusqu'à la fin du printemps.
Parmi tous ceux qui prennent leurs sources dans ces massifs, la Moulouya est le plus important de tous, qui se jette en Méditerranée entre le détroit de Gibraltar et la frontière algérienne. Le plus grand fleuve marocain (600 km de la source à l'embouchure) a un bassin versant vaste comme un dizième du pays, situé au centre et à l'est. Encore aujourd'hui y dominent les activités agricoles : aucune grande agglomération ne s'y est développée. Peut-être faut-il y voir le résultat de siècles d'instabilité. Encore aujourd'hui y dominent les activités agricoles : aucune grande agglomération ne s'y est développée. Peut-être faut-il y voir le résultat de siècles d'instabilité ? A l'époque coloniale, comme le rappelle Yves Lacoste, les aménagements hydrauliques ont en tout cas permis d'assurer au Maroc une alimentation durable pour les grandes villes en même temps qu'ils facilitaient le développement des cultures de fruits et légumes.
Les grandes dynasties – Almoravides et Almohades – qui ont régné sur le Maroc ont à l'inverse bâti leur empire sur le contrôle des routes de l'or, c'est-à-dire sur le lien tissé entre le Sahara, région dont elles étaient originaires, et l'Europe médiévale. La traversée du vaste désert par le Fezzan libyen avait auparavant décliné au fur et à mesure que l'aridité s'accentuait dans le Sahara central. Au XIème siècle, la voie la plus occidentale, partant du fleuve Sénégal s'est imposée, ce dont manifeste la fondation de la ville de Marrakech en 1062. Le géopoliticien n'insiste cependant pas assez sur les liens tissés avec l'Europe chrétienne, en dépit de la Reconquista. Le Maroc médiéval contrôle le sud de la péninsule ibérique et tire sa prospérité du commerce sud-nord autant que nord-sud. La victoire chrétienne de Navas de Tolosa (1212) qui remet en cause la présence musulmane de l'autre côté du détroit et annonce sa fin inéluctable, a une portée économique qu'omet de notifier Yves Lacoste.
Pour expliquer l'effritement de l'empire des Almohades (1269) et de ceux qui lui succèdent, celui-ci privilégie une thèse mécaniste et anthropologique, en se réclamant de l'historien Ibn Khaldoun. Tribalisme, passion des hommes pour l'action et le sang, goût pour l'indépendance et refus de payer l'impôt : toutes ces causes mises bout à bout pour retracer l'histoire du Maroc jusqu'à l'arrivée des Français s'appliquent à d'autres pays. Elles n'expliquent donc pas à elle seule le long effacement du pays. De fait, le commerce en Méditerranée a décliné. A partir de la Renaissance, l'Atlantique la remplace : soit à cause des relations entre l'Europe et le Nouveau monde, soit à cause de la route des Indes. Les nationalistes – dans lesquels se rangent Yves Lacoste en dernier recours – rétorquent que les Ottomans ont fait plonger l'Afrique du Nord dans une léthargie tenace. Il y a toutefois un hic, puisqu'Istanbul n'a jamais étendu son empire jusqu'au Maroc.
L'originalité du Maroc contemporain tient à la brièveté de la colonisation, qui ne dure qu'un demi-siècle (1912 – 1956). Le géopoliticien décrit un jeu de domino. En 1830, les Français débarquent en Algérie. Madrid en tire ombrage et cherche à affermir ses positions africaines par la prise de Tétouan. Le sultan du Maroc décide alors d'équiper son armée, et d'acheter des armes en Europe avec l'argent prêté par des banques européennes ou retiré du commerce avec l'Europe : l'impôt ne suffit plus. Autre moteur puissant de la colonisation, « le développement des contacts financiers avec des Européens incita nombre de notables marocains chargés, à titre plus ou moins temporaire de hautes fonctions par le souverain, à conserver les biens de fonction (iqta) qui leur avaient été confiés au lieu de les transmettre à leur successeur. Pour y parvenir, la plupart de ces notables demandèrent la protection d'un consul de tel ou tel pays européen qui obtenait d'autant mieux l'accord du souverain que celui-ci sollicitait de nouvelles facilités bancaires. » [P.250] L'histoire de la Tunisie tombée dans l'aire d'influence française se répète au Maroc.
Yves Lacoste résume à l'excès la colonisation française à la seule personnalité de Lyautey, premier résident – général au Maroc. Il le présente comme très inspiré par l’ancien gouverneur général du Tonkin Jean-Louis de Lanessan, soucieux de relayer son autorité par des pouvoirs intermédiaires locaux : commerçants, chefs tribaux et religieux, etc. C’est dire qu’au Maroc, Paris trouve moyen d’agrandir l'empire colonial à bon compte, sans troupes d’occupation ; au départ au moins. Des volontaires comblent sur place les rangs des régiments de tirailleurs. Lyautey nationalise les phosphates pour le compte du sultan, inaugure une banque d’Etat, le tout dans le respect des populations. « La stratégie de Lyautey était, tout en modernisant le Maroc utile, de bouleverser le moins possible la société marocaine, de préserver les tribus, d’honorer les marabouts, de protéger l’architecture marocaine et de séparer systématiquement la ville arabe de la ville européenne, dont il confia la création à des urbanistes de valeur. » [P.253] On peut certes retourner chacun de ces arguments : archaïsme et sentiment de supériorité ont truffé l'entreprise coloniale.
Dans la vallée de l’Ouergha, l'adjudication à des Français de terres pourtant utilisées par les montagnards pour l’hivernage des troupeaux transforme le Rif en zone rebelle. Au même moment, les Espagnols reculent plus au nord. Paris doit dépêcher un corps expéditionnaire avant la lettre, placé sous le commandement du maréchal Pétain. Abd el Krim se rend en 1926. Yves Lacoste survole toutefois le dernier demi-siècle d'histoire du Maroc indépendant. Le chapitre se termine sur la conquête par Hassan II du Sahara Occidental. Que celle-ci ait coûté fort cher et qu’elle ait signé la victoire de la force sur le droit ne fait aucun doute [Hercule dans le désert]… Mais je parie fort qu’en 2008 les dirigeants du Front Polisario eux-mêmes ne croient pas à une indépendance de la province annexée par le Maroc. A ce titre, la place retrouvée du Maroc comme carrefour entre Afrique et Europe m'apparaît comme un enjeu bien plus important. S'y joue d'abord une partie de l'histoire occidentale récente.
Le Rif a connu l'agitation armée après l'indépendance. Dans la Géopolitique de la Méditerranée, l'auteur parle d'une « grave insurrection » en 1958 réprimée dans le sang. Le général Améziane, ancien Marocain combattant aux côtés des Nationalistes pendant la guerre d'Espagne, lui-même Rifain, ramène l'ordre dans cette région dans laquelle Franco avait gagné sa popularité. Du point de vue des tensions entre montagnes et plaines, entre grandes agglomérations et zones rurales reculées, le Maroc ressemble fort à son voisin algérien. La différence tient à l'attractivité retrouvée de la zone septentrionale du pays dans la seconde moitié du XXème siècle. D'une part le roi Hassan II a renoncé à un contrôle de l'Etat sur l'économie et ouvert le Maroc aux capitaux étrangers, d'autre part l'Espagne et le Portugal rentrent dans la CEE.
A partir des années 1980 les échanges se multiplient entre les deux bords du détroit de Gibraltar, comme l'illustre le projet de tunnel à l'étude. Le Rif est devenu la première région du monde pour la culture du cannabis [histoire]. Yves Lacoste suppose que l'Etat marocain a fermé les yeux sur cette activité à cause de la répression militaire de 1958. La réalité semble pourtant assez différente, dont témoignent de nombreuses affaires de corruption. Bien des fonctionnaires se sont enrichis grâce à la drogue : « les producteurs de cannabis expliquent qu’ils cultivent lorsqu’ils en ont reçu l’autorisation officieuse ou en tout cas que s’ils s’abstiennent une année donnée c’est à la suite d’un interdit, lui aussi officieux. Des villages entiers et même des vallées entières peuvent ainsi subitement renoncer à la production de cannabis, comme ce fut le cas dans la vallée de Oued Laou en 2005. » (Pierre-Arnaud Chouvy)
Les montants font tourner la tête : 140.000 hectares cultivés, 3.000 tonnes de résine produites chaque année qui couvrent 80 % de la consommation européenne. Les ventes des trafiquants s'élèveraient à 12 milliards d'euros (chiffres / Lacoste). De nombreux économistes (Easterly) ont montré que la corruption freine le développement, parce que les extorsions de fonds découragent les actifs de travailler, tandis que la drogue en détourne d'autres d'une activité honnête. L'argent du cannabis déséquilibre le marché du travail, en attirant la main d'oeuvre, et pèse sur les taux de change du dirham. Il en résulte une perte de compétitivité observée aux Pays-Bas dans les années 1970 avec l'exploitation des hydrocarbures de mer du Nord [dutch disease].
Cette prospérité handicapante produit des effets similaires à celle tirée du tourisme ou du bâtiment, alimentant un vieux fond d'hostilité aux Européens, d'autant que l'Union européenne ferme ses frontières à l'émigration africaine. L'islamisme politique plus ou moins teinté de nationalisme (ici et ) retranscrit quant à lui l'angoisse d'une population citadine qui se sent à la fois exclue et déboussolée (exemple à Agadir). Il traduit l'accentuation des tensions sociales. Y répondre représente pour Rabat un tout autre défi que celui posé par le Sahara occidental...

PS./ Geographedumonde sur le Maroc : Hercule dans le désert ; sur le bassin méditerranéen vu par Yves Lacoste : Au chevet de l'Espagne.

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