lundi 28 juin 2010

Je ne sais de quoi 'nos enfants nous accuseront'... (D'un procès en sorcellerie contre les dangers de l'agro-industrie)

Nos enfants nous accuseront... L'expression choisie fleure le sentimentalisme de pacotille. Dans un pays dont la moyenne d'enfants par femme n'atteint pas le seuil de renouvellement des générations (à 1,9), dont un tiers environ des couples n'a pas de descendance, que signifie cette question ? Le recours à la première personne du pluriel dédramatise il est vrai le propos. En même temps, n'est pas Zola qui veut. La question laisse en tout cas planer le doute et aiguise la curiosité. De quoi pourront-ils bien nous accuser, ces enfants ?
Nous les avons abandonnés, privés du superflu, ou nous ne leur avons rien transmis. Nous ne nous sommes pas montrés à la hauteur, insuffisamment patients, aimants, attentifs, ou encourageants. Non, nos enfants nous accuseront parce que nous avons failli sur les grands problèmes de notre temps. En Afghanistan, en Irak, la guerre se poursuit. Au Proche-Orient, les conflits s'enlisent. En Afrique noire, le sang se répand. Les grandes épidémies font des ravages. La faim et l'absence d'éducation dominent ici ou là. Nos écrans de télévision ou d'ordinateur disent tout et nous ne faisons rien.
Malheureusement, le documentaire ne traite d'aucun de ces sujets. Nos enfants nous accuseront. L'ellipse contenue dans le titre se comprend au fur et à mesure du visionnage de l'extrait disponible sur Daily motion. Ils nous reprocheront de les avoir gavés de mauvaise nourriture, voilà comment pourrait s'intituler le documentaire. On comprendra bien sûr que je m'insurge contre ce procès en sorcellerie, que je rejette l'accusation d'indignité.
Il faut peut-être commencer par le déclic du documentariste Jean-Paul Jaud : un maire d'une petite commune des Cévennes a récemment décidé pour sa cantine d'instituer l'obligation de recourir à des aliments bio. Grand bien lui fasse. A partir de cette accroche, Jean-Paul Jaud bâtit son histoire, et néglige ouvertement une mise en perspective pédagogique. Qu'est-ce que l'agriculture ? Une activité humaine naturellement dépendante des conditions du milieu et en particulier de la pédologie – la qualité des sols – et plus encore, soumise aux aleas de la météorologie. Un champ souffre d'excès de pluies ou à l'inverse d'une sécheresse prolongée. Une bourrasque, un gel brusque ou tout autre événement imprévisible mettent en péril la moisson. Des oiseaux, des insectes, ou des champignons surviennent, une maladie se déclare dans un troupeau : soudain, des mois d'efforts sont anéantis. Les agriculteurs ont toujours cherché à se prémunir contre ces risques. Avec la révolution industrielle, des machines ont augmenté la productivité, les intrants favorisé la lutte contre les agressions. Les Etats se sont même portés garants de la modernisation de l'agriculture et ont agi dans le sens de l'amélioration de la condition agricole, ou de l'aide à la production. En Europe, la PAC tire son origine de ces différents éléments. L'histoire et la géographie de l'Occident sont nécessaires pour le comprendre : voir Une Poignée de Noix Fraîches [ici ou ]. Les Occidentaux bénéficient aujourd'hui d'une grande sûreté alimentaire. Certes, la médaille a son revers. Jean-Paul Jaud ne s'embarrasse cependant pas de ces préalables : il veut frapper fort, toucher l'émotion et non construire un raisonnement.
Résumons. Après des images de Paris la nuit, la première scène commence par un amphithéâtre de la maison de l'Unesco, sur fond de musique de thriller américain. Un intervenant pose des questions à l'assistance. Le sous-titre présente John Peterson Myers comme chercheur en sciences pour la santé environnementale. On ignore dans quelle université, ou dans quel organisme. Il ne distribue pas la bonne parole, mais demande « si vous pensez aux membres de votre famille ou à vos amis, combien parmi eux ont été atteints d'un cancer ? » Il encourage les personnes concernées à lever la main, puis renouvelle sa question à propos du diabète, de la stérilité. A la fin, réunissant tous ces maux en un seul, il enjoint ceux qui ont manifesté lors des questions précédentes à lever ensemble la main. Pendant ce temps, la caméra tourne en plan large. Alors, le doute n'existe plus : une partie de la population mondiale souffre d'une maladie « que la science croit liée aux facteurs environnementaux. » Si l'on manifeste un minimum d'objectivité, on constate ici une démarche non scientifique, une façon d'entourlouper que ne renierait pas un gourou. Le tout se termine sur des conclusions complètement floues. Qu'appelle-t-on ici facteurs environnementaux ? John Peterson Myers assène que les enfants en train de grandir sont « en moins bonne santé que leurs parents. » Non seulement, il ne le démontre pas dans l'extrait – c'est effectivement les limites de la critique – mais il utilise une expression généraliste : la nourriture ne conditionne pas à elle seule la bonne santé. Cette dernière passe par la non consommation de drogues, ou de stupéfiants, une vie équilibrée, un sommeil réparateur, la pratique de sport ou à défaut des exercices réguliers, pour ne citer que quelques facteurs. « Ce n'est pas acceptable ! » conclut-il. On ne sait à quoi il pense exactement.
Le documentaire se poursuit à Barjac, où les habitants vivent « dans l'angoisse » de la pollution. La caméra se fixe sur la tête de l'intervieweur qui prononce des phrases définitives : « ici commence un combat qui pourrait être irréversible. » Dans la cantine, les enfants finissent leurs assiettes, mais déjà les images partent dans la campagne environnante (?). L'intervieweur questionne un agriculteur. Celui-ci reconnaît qu'il n'aurait pas mangé des produits recouverts de produits chimiques, à l'époque où il en produisait. La caméra filme au même moment un tracteur remontant les rangs d'un verger en fleurs, et qui asperge les arbres de pesticide : musique angoissante, un enfant mange une pomme pendant un dizième de secondes. Le commentaire continue avec un nouvel interlocuteur, qui évoque « 30.000 ingrédients » utilisés dans l'agriculture, puis affirme se plaindre de troubles neurologiques. Les images entrechoquent les bidons de produits toxiques versés dans une citerne et le plaignant qui se tient la tête avec une main, légèrement penché, dans une pose mélodramatique.
Le spectateur retourne à la maison de l'Unesco. Quelqu'un parle à la place du chercheur américain. Il dénonce les méfaits de l'agriculture industrielle et préconise la généralisation d'une agriculture alternative. Selon lui, celle-ci ne coûtera pas plus cher. Les applaudissements coupent l'explication. Pourquoi attend-on une telle révolution ? Qui agit dans l'ombre et s'enrichit sur le dos des ignorants ? Sans une respiration, le documentaire repart dans les Cévennes. Dans une classe de primaire, des enfants chantent : l'eau c'est bien, l'air pur c'est mieux. Les usines salissent et le pétrole détruit la planète. Les dernières notes retombent sur les images du tracteur précédent et une nouvelle interlocutrice évoquant un enfant souffrant d'une leucémie, ce dernier témoignage se trouvant intrecoupé par un nouvel intervenant à la maison de l'Unesco. Lui se passera de preuves supplémentaires, rejettera les doutes. Pour lui, il ne faut plus qu'une volonté politique, pour agir.
En critiquant ce montage, le risque est fort de provoquer l'incompréhension. Le nombre de visites de l'extrait sur Daily Motion fait la preuve que le caractère farfelu et irrationnel de ce documentaire ne gêne pas sa diffusion. Qu'indiquent les faits démographiques ? L'espérance de vie continue à progresser régulièrement. Examinons la situation française. Le rapport de France Meslé (INED) apporte un certain nombre de données. Toutes tranches d'âges confondues, l'amélioration n'a pas cessé depuis 1950. L'écart entre hommes et femmes se restreint même progressivement. Les enfants nés au début des années 2000 devraient mourir en moyenne à plus de 75 ans pour les garçons et à plus de 80 ans pour les filles. Les cancers tuent désormais plus qu'aucune autre maladie. En réalité, les tableaux statistiques montrent que ceux-ci régressent, mais selon une pente moins marquée que celles représentant la diminution des maladies cardio-vasculaires, des maladies respiratoires ou des maladies infectueuses. La figure 10 (page 17) permet toutefois de balayer plus spécifiquement les sous-entendus du documentaire : elle concerne l'évolution des cancers par type chez les 35 – 64 ans depuis 1950. Chez les hommes, la chute la plus spectaculaire est celle du cancer de l'estomac ! Deux cancers restent stables en revanche, ceux du sang et de l'intestin. Chez les femmes, la distinction provient de l'augmentation nette du nombre de cancer du sein et de l'explosion du cancer du poumon. Il occupe la deuxième place. En conclusion, la santé de la population française s'améliore, malgré le vieillissement. Voir ici ou .
N'y a-t-il pourtant aucune menace ? Les nouvelles maladies professionnelles, l'excès de médicaments puissants, la sédentarité, les troubles de l'alimentation (anorexie et obésité) constituent des défis puissants. Les modes de vie, et en particulier de la périurbanisation qui oblige à utiliser la voiture, ne sont pas à négliger. Point n'est besoin d'en forger d'autres. Il est évidemment plus facile de faire peur que de faire réfléchir. Je ne sais si nos enfants nous accuseront. J'espère de tout coeur qu'ils rigoleront en entendant le père Ducrasse (bis)...

PS./ Geographedumonde sur les questions agricoles : Les villes boulimiques se nourrissent des campagnes anorexiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire