mardi 29 juin 2010

Ne pas confondre Sétif et sélectif… (Des commémorations du 8 mai 1945 en Algérie)

Ah décidément ! Ces Algériens se complaisent dans une vision déformée de l'histoire. Voilà quelle pourrait être la réaction d'un Français à la lecture de l'histoire des massacres de Sétif dans un journal algérien. Soixante-quatre ans après les faits, El Watan met en effet en ligne un article sur cet événement, afin de rafraîchir la mémoire de ses lecteurs. De l'Histoire, il n'est malheureusement pas question. Le journaliste se contente de la petite histoire, avec un petit h. Comme on parle des petites combines. Car M.Aziri tire des rayonnages de sa bibliothèque les volumes de la légende dorée écrite par les dirigeants du FLN après 1965 et le coup d'Etat de Boumediene.
On y goûte tous les ingrédients de la recette propagandiste, les omissions, les distorsions, et les conclusions hâtives. Bien sûr, cette commémoration du 8 mai, celles qui précèdent et celles qui suivront, permettent au régime algérien actuel de cimenter la nation derrière le président Bouteflika, sur le dos des anciens colonisateurs. Plus on s'attarde sur la période coloniale, plus on passe sur la période qui s'ouvre après la déclaration d'indépendance. Geographedumonde l'a déjà noté dans un passé proche (voir en bas).
L'article commence de but en blanc. Les massacres arrivent comme un coup de tonnerre claquant au milieu du ciel bleu. Du contexte géographique et humain il ne dit mot. De l'Histoire, il ne reste qu'une caricature manichéenne, noir contre blanc, massacreurs contre opprimés. Le journaliste impose un contenu implicite : les massacres interviennent dans un pays en passe d'acquérir son indépendance. Or ceux-ci interviennent au contraire dans le Constantinois, c'est-à-dire dans un département français...
« Alors que l’Europe célébrait en ce 8 mai 1945 la fin de la Seconde Guerre mondiale dans l’Algérie occupée, l’ordre colonial réprimait avec une violence inouïe des manifestations nationalistes. Dans les villes et provinces de l’Est algérien, à Sétif, Kherrata, Guelma, l’armée coloniale, appuyée par les services de police, de gendarmerie et par les milices des colons européens, s’est attelée 50 jours durant, à massacrer, méthodiquement, du musulman. Des milliers de morts, 45 000, selon des historiens, et autant de suppliciés. Le consul général américain à Alger parlera de 40 000 morts alors que l’association des Oulémas avance le chiffre de 80 000 morts. [...] Les processions scandaient à tue-tête : 'Vive l’Algérie libre et indépendante', 'A bas le fascisme et le colonialisme' 'Halte à la répression', 'Libérez les détenus politiques', 'Libérez Messali'… Le leader nationaliste, Messali Hadj, avait été enlevé et déporté à Brazzaville une dizaine de jours avant les massacres, soit le 25 avril.
M.Aziri ne cherche pas à manipuler. A mon sens, il ne déforme pas lui-même les faits, mais reprend maladroitement les grandes lignes de la petite histoire officielle. En cela, il met en lumière les incohérences du récit et des zones d'ombre gênantes pour le régime. « Sétif, mardi 8 mai 1945. Jour de marché. » En Europe on festoie, et en Algérie on fait ses courses, pour résumer. En réalité, à Sétif, on fête autant qu'ailleurs en France la chute du Reich, et la Libération. Certes, dans le défilé, des drapeaux non tricolores déparent. Mais le Parti du peuple algérien et les Amis du manifeste et de la liberté (PPA et AML) ne bénéficient que d'une audience relativement limitée. A eux-seuls, ils ne déplacent pas les foules et ne peuvent expliquer la manifestation. Le pourraient-ils qu'ils auraient cherché à marquer les esprits dans une grande ville de la côte, à Constantine, à Oran ou à Alger. Le journaliste évoque brièvement la figure de Messali Hadj. Le chef nationaliste a depuis plongé dans l'oubli, ses partisans isolés ou tués par les combattants de l'Armée de Libération Nationale.
A 13h, le couvre-feu est instauré et l’état de siège décrété à 20h. La répression s’organise. Une déferlante de violence barbare s’abattit sur les faubourgs de la ville et gagnera le monde rural. Témoin oculaire des évènements, Kateb Yacine écrit : 'A Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c’était un grand massacre.' Dans la ville natale de l’écrivain, les arrestations et l’action des milices déclenchèrent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. L’historien Mohamed Harbi écrit dans un article publié dans Le Monde diplomatique (publié en mai 2005) : 'Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Quant à l’armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention 'se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles'. Pour l’historien, 'La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945'. 'Les massacres du 8 Mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale', écrit-il. [...] »
Les historiens cités le sont sans rappel de leurs ouvrages, leurs propos retirés de leurs démonstrations. Je ne nie pas que les milliers de morts de Sétif servent par la suite de ferment révolutionnaire pour une poignée de jeunes militants nationalistes. Les faits restent tenaces, toutefois. Malgré le déchaînement de violence du mois de mai dans le Constantinois, les départements algériens ont connu entre le printemps 1945 et la Toussaint 1954 neuf années de calme plat. Certains préféreront l'adjectif relatif, parce qu'ils anticipent la suite. Bref. Ils trouveront sans doute que l'intermède de neuf ans (1945 - 1954) ne pèse pas lourd au regard d'une histoire s'étalant sur une trentaine de siècles. Je postule pour une interprétation rigoureusement contraire, et soulignerai deux points qui me troublent particulièrement.
La date du 8 mai 1945 me paraît aussi essentielle que la part prise par l'action des Messalistes ou de Fehrat Abbas, qui n'est même pas évoquée par le journal algérien. Au moment des faits, depuis deux ans, l'Armée d'Afrique composée quasi exclusivement de soldats nord-africains et commandée par le général Alphonse Juin né à Bône (Annaba) en 1888 - secondé par les généraux de Montsabert ou de Lattre de Tassigny - a participé à tous les combats alliés contre l'Axe : en Tunisie et en Italie. Les divisions françaises ont ensuite débarqué en Corse puis en Provence, pour remonter la vallée du Rhône, accéder au Rhin et enfin traverser l'Allemagne méridionale.
Le 8 mai 1945, à Sétif, tout le monde descend dans la rue pour célébrer la fin de l'épopée et la Libération. Mais en même temps, des centaines de musulmans tiennent à voir respecter les promesses récentes, la vraie égalité de tous les citoyens français, qu'ils soient Blancs ou Arabes. Camus l'écrit à la même période dans le journal Combat. Les appels à l'indépendance sont tout-à-fait vraisemblables. Ils comptent moins que le désir légitime pour des milliers d'Arabes de voir reconnus leurs droits. Le sang versé dans les tranchées ou à Monte-Cassino méritait autre chose que des mensonges. Et pourtant...
Sétif ne m'intéresse pas à cause de l'enchaînement des violences et de la répression. Le sang me révulse. J'oserais presque dire que la présentation des faits par El Watan, l'oubli des Européens égorgés et des femmes violées, tout cela compte assez peu. Parce que je ne suis pas historien et parce que je m'adresse à ceux qui prennent du recul, je ne me battrai pas sur ce terrain. Si Camus a rencontré l'incompréhension, qu'y puis-je ? Il y a donc eu un premier coup de feu dans le cortège du 8 mai 1945 à Sétif, suivi d'autres, le tout sans que rien ne semble pouvoir arrêter la spirale. Le GPRF a quitté depuis plusieurs semaines le sol algérien, un sous-préfet (André Achiari) décide sans hésiter de réprimer les émeutiers et de pourchasser les massacreurs. En en restant à ce niveau, l'événement funeste n'aurait cependant provoqué qu'un centaine de morts. Que s'est-il passé pour que, dans un Etat qui a rétabli l'ordre et la droit, des milliers de personnes innocentes périssent en quelques heures ?
Il a tout simplement fallu l'intervention de l'armée. Or celle-ci n'agit pas sans ordres précis. Au printemps 1945, le gouvernement a peur d'une insurrection des communistes, ces alliés encombrants qui répandent un peu partout leur fièvre épuratrice. Compte tenu de l'épouvantable bilan, il faut croire qu'il n'existait aucune ambiguïté sur la feuille de route communiquée aux militaires : mitrailleuse, recours à des incendies volontaires, utilisation de l'aviation et comble de tout appel à la marine. A partir de la rade de Bougie, les batteries des croiseurs Triomphant et Duguay-Trouin tirent plusieurs centaines de fois (800 ?). Quatre-vingt kilomètres séparent les villes de Bougie et de Sétif. La carte indique bien que les marins ont tiré à l'aveugle. A cet endroit du littoral méditerranéen, la montagne ne laisse place à aucune plaine. Un amphithéâtre montagneux surplombe la baie. Les sommets de la Petite Kabylie culminent entre 1.500 et 2000 mètres d'altitudes, éparpillés à une vingtaine de kilomètres de la mer. On peut rétrospectivement s'interroger non seulement sur la pertinence de l'ordre politique, mais plus encore sur les moyens employés. [voir aussi ici et ]. En cela, Sétif constitue un événement de l'histoire de France. AVANT TOUT.
« L’ex-ambassadeur de France à Alger, Bernard Bajolet, a qualifié 'd’épouvantables massacres' ce qui s’était passé à Sétif, Guelma et Kherrata. 'Ce déchaînement de folie meurtrière, dans lequel les autorités françaises de l’époque ont eu une très lourde responsabilité, a fait des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes, ainsi que des milliers de veuves et d’orphelins, même s’il ne faut pas oublier que plusieurs dizaines de civils européens ont également été assassinés au cours des affrontements. Ces journées, qui auraient dû être pour tous celles de la liberté retrouvée, de la fraternité redécouverte dans un combat commun et d’une égalité encore à bâtir, ont été celles de la haine, du deuil et de la douleur. Elles ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et marqué son histoire d’une tâche indélébile', déclara-t-il lors de sa visite le 28 avril 2008 à l’université de Guelma. »
L'article d'El Watan se clôt de façon surprenante. Autant je plaide l'innocence pour le journaliste d'El Watan, autant ce bout d'intervention de l'ancien diplomate me fait grincer des dents. Les massacres ont bien eu lieu, mais il faudrait les mettre sur le compte de la folie. Et les victimes seraient algériennes. En 1945. Qu'elle est malheureureuse notre histoire coloniale, suggère Bernard Bajolet, dans un concert unanime. J'adhère assez peu - l'abus de litote me perdra - aux discours de repentance ponctués de pages sombres et de tâches indélébiles. La République juge sévèrement les crimes de l'Ancien Régime, mais ménage une place modeste aux exécutés de Lyon - Ville Affranchie, aux Communards, aux vignerons de l'Aude en 1907, aux Malgaches mutinés en 1947 [ici]... Et pour finir à tous les soldats musulmans combattants dans l'armée française abandonnés (ou renvoyés) en 1962 lors de l'indépendance de l'Algérie.
Malheureusement, en France, l'exercice de mémoire est tortueux et truffé d'arrières-pensées. Ne pourrions-nous pas éviter le piège et ne pas confondre Sétif et sélectif ?
PS./ Geographedumonde sur l’Algérie : L'Algérie plutôt que la Seine - Saint-Denis.
Incrustation : carte de Sétif à l'époque des départements français / Etudes coloniales - canalblog.

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