mercredi 30 juin 2010

Le cru bourgeois gentilhomme. (De la taxe carbone ‘version Bordeaux’)

Monsieur Jourdain est à l'origine de cette tirade fameuse : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour », mais aussi « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit. » Ce bourgeois de Molière appartient à la confrérie des génies qui s'ignorent : « Il y a quarante ans que je dis de la prose, sans que je n'en susse rien... » Non content de se piquer de choses intellectuelles, il étend ses prétentions à la musique, à la danse et à l'escrime. Monsieur Jourdain conjugue donc le corps et l'esprit... Il existe apparemment dans le Bordelais des viticulteurs qui se réclament de lui. Leurs représentants du comité interprofessionnel (CIVB) se targuent en effet de science environnementale. Ils veulent « réduire l'empreinte carbone à petits pas ». C'est en tout cas le titre accrocheur choisi par Claudia Courtois pour son article dans le Monde du 4 septembre 2009. Mais quel est le contexte géographique ?
Le Bordeaux, est un vignoble d'estuaire (comme le Porto ou le Xérès) qui ne se limite pas à des qualités de sols et de climat, bien que celles-ci jouent beaucoup dans l'alchimie d'un grand vin. Longtemps sous suzeraineté anglaise, les vignerons bordelais ont surpassé leurs concurrents du sud-ouest (ceux de Bergerac, d'Agen ou de Cahors pour ne citer que ceux-là) parce qu'ils bénéficiaient d'une proximité avec le (ou les) port(s) d'exportation. Le vieillissement en fûts de chêne a du reste résulté d'une recherche de profit régulier. Il fallait lisser les pertes liées aux mauvaises récoltes, et améliorer l'aptitude du vin à voyager sans se détériorer. Auparavant, le claret médiéval supportait d'être bu à la fin de la fermentation, et dans l'année qui suivait. Des commerçants ont ensuite fait fortune en achetant du vin aux viticulteurs locaux pour le revendre ensuite à l'extérieur.
Le négoce a ouvert la ville et sa région sur l'étranger, attirant au passage des immigrants venus des quatre coins de l'Europe ; Juifs séfarades assimilés aux Portugais ou partis d'Espagne, Irlandais grands investisseurs dans le vignoble - Kirwan, Barton, Boyd, Mitchell, etc. - puis fondateurs de dynasties de notables bordelais. Jean-Baptiste Lynch, maire de Bordeaux sous le Premier empire, descendait par exemple d'Irlandais jacobites [source]. En moins grand nombre s'installent des Allemands, des Hollandais (Becker), ou des Anglais etc. Il y a par conséquent un rapport originel entre le vignoble et des amateurs de Bordeaux parfois lointains : en Amérique du Nord, au Japon, et plus récemment en Chine. Depuis au moins un demi-siècle, la marine marchande n'assure plus toutefois qu'une petite part des exportations de vins de Bordeaux, concurrencé par l'avion, le train, et surtout par les camions.
Claudia Courtois annonce que le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) a découvert une évidence, comme Jourdain la prose. Les 10.000 viticulteurs de l'Appellation (120.000 hectares) brûlent du carburant et les bouteilles de Bordeaux filent vite hors des frontières girondines. « Sur une année, le total des émissions de gaz à effet de serre s'élève (GES) à 203 000 tonnes équivalent carbone (equC), soit la production d'une ville de 85 000 habitants. Par ordre d'importance, les matériaux entrants - verre, carton, produits phytosanitaires et autres - représentent 43 % des émissions totales. Le transport du vin, routier essentiellement, constitue le second poste émetteur (37 000 tonnes equC). Enfin, le déplacement des personnes - les visiteurs, les voyages commerciaux et ceux des saisonniers - couvre 12 % des émissions totales. »
Le CIVB préconise logiquement de diminuer les émissions de gaz à effet de serre, d'économiser l'eau et d'utiliser plus d'énergies renouvelables. Personne ne se formalisera de ces promesses. Beaucoup s'en réjouissent sans doute. Claudia Courtois parle en outre de négociants qui utilisent la mer plutôt que la route pour le transport du vin. Je m'interroge, car le port autonome de Bordeaux - qui comprend Blaye et Le Verdon - ne dispose que d'installations modestes en matière de porte-containers. Au pied des quais XVIIIème n'apponte plus un bateau. Et l'avant-port de Bordeaux, situé sur la rive méridionale de l'embouchure se trouve distant d'une centaine de kilomètres de la ville. Comment les négociants se débrouillent-ils pour acheminer leur vin à Blaye ou au Verdon sans camions ?
Toujours selon la journaliste du Monde, un cinquième cru classé de Pauillac (Pontet-Canet) a depuis peu remisé ses tracteurs au profit de chevaux. Que n'y avait-on pensé plus tôt ? Il faudrait cependant préciser qu'à 75 euros la bouteille de 2006 (45 € pour une bouteille de 2004, une année moins exceptionnelle / Vinatis), un grand domaine peut se permettre des fantaisies inaccessibles au commun des mortels. La majorité des viticulteurs bordelais s'estiment heureux lorsqu'ils vendent leurs bouteilles dix fois moins cher. Ils continueront à rouler en tracteur pour passer leurs produits phyto-sanitaires, effeuiller et même vendanger. En effet, si quelques propriétés emploient toujours des saisonniers, l'immense majorité ont recours aux machines à vendanger. Celles-ci leur permettent de faire de notables économies.
Claudia Courtois prédit en outre la généralisation de bouteilles en verre plus légères. Suggèrera t-on au nom de la taxe carbone, de la remise en cause de la mondialisation et de la primauté du local sur l'étranger, de ne plus transporter le vin de Bordeaux, et de le boire sur place ? Le trait d'esprit trouve son application puisque - selon les mêmes sources - certains tracteurs brûlent du biocarburant. Ainsi, la boucle est bouclée. Le raisin donne du vin qui, une fois distillé, donne de l'alcool pour moteurs. Merveille, les tracteurs peuvent arpenter les vignes en complète (?) autonomie, sans utilisation d'énergies fossiles ! Les imitateurs de monsieur Jourdain ne s'arrêtent pas en si bon chemin. Dans le sud-ouest, les sarments de vigne servent depuis toujours de combustible d'appoint pour les feux domestiques (à Bordeaux ou ailleurs). Certaines grandes surfaces les vendent même par bottes entières pour les barbecues. Claudia Courtois a cependant trouvé des exploitants qui auraient mis au point un système révolutionnaire : ils « utilisent les sarments de vigne comme biomasse pour chauffer leurs chais ». Marquise, vos sarments d'amour, me font mourir de rire. Sans Jourdain , on parlerait d'un bête chauffage au bois...
« Des actions encore trop ponctuelles, note Brice Amouroux, secrétaire général du cru bourgeois du Médoc Larose-Trintaudon, filiale d'Allianz, engagé depuis dix ans dans une politique globale de développement durable. » Il me semble qu'un prix spécial « cru bourgeois gentilhomme » pourrait récompenser cette combinaison de marketing commercial et de jourdiniade. Mais au diable l'ironie facile ! Dans son article principal, Claudia Courtois informe les lecteurs du Monde d'une menace pesant sur Bordeaux. La taxe carbone suffira t-elle ? Le réchauffement climatique perturbe les vignes, lit-on. Les vendanges commencent de plus en plus tôt. Pour expliquer cette donnée objective - présentée comme négative alors qu'elle est rapportée aux vins de Bourgogne, un comble - ni la journaliste ni ses interlocuteurs n'évoquent une amélioration générale des vins (reconnue par les Appellations d'Origine Contrôlée) ou l'évolution du goût des consommateurs (taux d'alcool, vieillissement en fûts, contenance en tanins, etc.).
Non, le mal provient du réchauffement climatique. Pour preuve, les uns et les autres évaluent à 1,5 °C l'augmentation des températures moyennes à Bordeaux sur un siècle. Mais le vignoble a complètement changé ! Sur une carte Michelin [fond perso] de 1962, la rive gauche de la Garonne se distingue nettement au-delà de Bordeaux. Les banlieues occidentales commencent tout juste à se développer ; Mérignac ou Pessac forment des petits noyaux urbains bien séparés. N'importe quel site d'image satellitaire renseignera les plus curieux sur l'étalement urbain actuel de l'agglomération. Haut-Brion, ou plus encore Pape Clément étendaient hier leurs rangs de vigne en bordures de campagne. En 2009, les parcelles de Pessac-Léognan constituent des tâches noires sur un peau de léopard. L'urbanisation a tout noyé (Les villes boulimiques se nourrissent de campagnes anorexiques).
Les conditions géoclimatiques ont transformé le vignoble ? Je suis plutôt d'avis que le réchauffement climatique influe moins que l'anthropisation des anciennes périphéries bordelaises. Au lieu que d'inciter à la fabrication d'un cru bourgeois gentilhomme, le CIVB œuvrerait plus utilement en dénonçant la périurbanisation et le grignotage du vignoble. Il lui faudrait regretter publiquement ces parcelles agricoles vendues au prix du terrain constructible... Par des viticulteurs.

PS./ Geographedumonde sur Bordeaux [Toulouse, si j'ose...] et sur les questions climatiques : Klaus a tempêté.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire