samedi 26 juin 2010

Damoclès sur le Mékong. (Des causes de la salinisation du delta et de la construction de barrages sur le bassin - versant)

Le dernier numéro d'avril du Courrier International (n°913 / Semaine du 30 avril 2008) répercute l'alerte lancée par Greg Torode dans le South China Morning Post au sujet de la salinisation grandissante du delta du Mékong. La cause est entendue : le climat se réchauffe, entraînant une élévation du niveau marin qui met en péril le principal périmètre rizicole du sud du Vietnam, deuxième exportateur mondial de riz. Sur place, les producteurs de noix de coco se plaignent aussi des dégradations de leur environnement. En dehors du Vietnam méridional, d'autres littoraux pâtissent de la salinisation des nappes phréatiques. L'ONU a ainsi dressé une liste noire. La mer menace d'engloutir une bonne partie du Bangladesh, de la basse vallée du Nil, ou encore de l'archipel des Maldives. L'organisation cite également les villes de Shanghai, Canton, ou Bangkok. Les mécanismes climatologiques n'expliquent cependant pas tout.
Le journaliste Greg Torode échaffaude ainsi une autre théorie. Négligeant ce qui se passe à l'aval, il se tourne vers l'amont du Mékong. Ce fleuve de plus de 4.800 kilomètres de long s'écoule d'abord en Chine (Tibet et Yunnan) sur environ la moitié de son cours, avant de traverser le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam [carte]. Les limons arrachés siècle après siècle dans la moyenne et la haute vallée, et plus largement sur l'ensemble du bassin – versant ont repoussé l'embouchure du fleuve vers le sud-est, comme s'il comptait rallier Bornéo, de l'autre côté de la mer de Chine. Depuis plusieurs années, le mouvement s'est ralenti. Les eaux saumâtres remontent fréquemment, et de plus en plus profondément à l'intérieur du delta. A Phuoc Long distant de 40 kilomètres de la mer, l'eau salée vient lécher les rives du fleuve au moment de l'étiage, quelques semaines au printemps, juste avant la saison des pluies. Canaux et chenaux les plus en aval dispersent ensuite latéralement l'eau saumâtre qui imprègne les sols, faisant chuter la productivité agricole.
Les pêcheurs peuvent toujours envisager une reconversion en attrapant de nouvelles espèces, comme la crevette par exemple, mais les cultivateurs ? Selon les spécialistes, la salinisation stérilisera à court terme la moitié des terres du delta du Mekong, qui s'étend sur 55.000 km². Ils tablent sur une diminution de la production de riz à brève échéance. La dimension économique ne s'entend qu'en tenant compte de la dimension humaine. Sur 10 % du territoire national se concentrent un cinquième des Vietnamiens (17,2 millions). Cette zone manque cruellement de points hauts si utiles lors du passage des cyclones : « La province de Ben Tre, par exemple, est constituée d'une île entourée de cours d'eau, et située à 1,5 mètres au-dessus du niveau de la mer. » Car le fleuve dont le débit semble moins abondant au printemps ne transporte plus les limons nécessaires à l'élargissement des terres à l'avant du delta. Elévation globale du niveau marin ou non, les barrages sur le Mékong et ses affluents ne bloquent pas seulement l'eau fluviale.
Les deux pays immédiatement voisins du Vietnam appartiennent au même bassin-versant. Les gouvernements laotien et cambodgien ont ainsi autorisé la construction de nombreux barrages. La majorité de leurs concitoyens vivant loin des grandes villes ne disposent pas encore d'électricité. Au Cambodge, le ministère de l'industrie, des mines et de l'énergie programmait dès 2003 l'installation de centrales dégageant une puissance de 5.000 mégawatts, pour partie exportés vers la Thailande. Les entreprises d'Etat chinoises ont investi au Cambodge au point d'arriver en tête des investisseurs étrangers dans le pays. Elles sont très présentes dans le secteur hydroélectrique, avec en particulier la construction par la société Sinohydro d'un barrage sur la rivière Kamchay. [1] Au Laos, le barrage de la Nam Theun contruit par des entreprises française et thaïlandaises est en passe de produire de l'électricité (2009 ?), le tout avec le soutien de la Banque Mondiale [2].
Les opposants aux projets de construction se focalisent sur la préservation de la forêt, par exemple dans le massif de Cardamomes, au centre du Cambodge, ou sur le plateau de Nakai, refuge des éléphants laotiens [voir ici]. Mais revenons au delta vietnamien. Les retenues agissent immanquablement sur l'alimentation du fleuve collecteur. Cela étant, la moyenne vallée ne se distingue pas de la basse vallée. Le fleuve se charge en eau au moment de la Mousson : de quatre à six mois de l'année répartis entre l'été et l'automne. Les barrages laotiens et cambodgiens régularisent donc le cours du Mékong en jouant un rôle d'écrêteur de crues. Ils atténuent de façon marginale le débit. La partie de la vallée appartenant à la Chine demeure en revanche.
Car le Mékong prend sa source à près de cinq mille mètres d'altitude [source]. Au contraire des fleuves continentaux à régimes complexes (Amazone, Mississippi, Nil, etc.), il reproduit fidèlement l'alternance entre saison sèche et saison des pluies. La Mousson estivale concourt avant tout autre apport à l'alimentation du fleuve : 15.000 mètres-cubes se déversent chaque seconde dans la mer de Chine méridionale. Les eaux de fusion apportent moins du tiers du total, puisque le débit à Vientiane (frontière du Laos et de la Thaïlande) est inférieur à 5.000 mètres-cubes par seconde [source]. Mais elles jouent pourtant un rôle extrêmement déterminant. Résultant de la fonte des neiges ou des glaciers chinois, elles soutiennent le débit du Mékong au printemps. Or à quelques centaines de kilomètres de là, les agriculteurs vietnamiens ont relevé que le Mékong donne précisément des signes de faiblesse à cette période de l'année. Il est par conséquent tentant de supposer une influence indirecte de la construction de barrages dans la portion chinoise de la vallée du Mékong, et en particulier dans le Yunnan. Compte tenu des pentes, l'érosion y est plus forte qu'en aval. La charge du fleuve constituée par des éléments arrachés aux reliefs se dépose à l'arrière des barrages, et manque dans la moyenne et la basse vallée. Le Vietnam méridional ne souffre donc pas seulement d'une pénurie d'eau printanière, mais sans doute plus largement d'un déficit en limons, dont l'origine se trouve pour une bonne part en Chine.
Les barrages chinois ne répondent de surcroît pas tous à des critères de sécurité généralement requis [Voir ici et (3)]. Le tremblement de terre du Sichuan le 12 mai dernier a fragilisé les installations hydroélectriques du sud de la Chine. Les autorités ne dissimulent pas tout à fait les risques de ruptures, en particulier sur certains affluents de rive gauche du Yangzé. L'épicentre du séisme se situait à 500 kilomètres du haut – Mékong, sans conséquences directes. Mais la zone présente un risque sismique. Les limites d'une gestion internationale apparaissent ici. Le Vietnam affronte les conséquences d'une modification géomorphologique du Mékong, décidée sans concertation, qui provoque une altération de ses terroirs rizicoles. 17 millions de Vietnamiens vivent de surcroît avec la menace d'une rupture de barrage en Chine. Damoclès sur le Mékong.


PS./ Geographedumonde sur le Vietnam (Les nouveaux Néron d'Hanoï), et sur l'hydroélectricité (Pauvre Corse...).


[1] Faut-il vraiment construire tous ces barrages ? / Asia Times Online / Andrew Nette / Courrier International n°912 / 24 avril 2008
[2] « La Thaïlande s’intéresse elle aussi à l’énorme potentiel hydroélectrique du Laos, notamment au barrage Nam Theun 2, un projet de 1,4 milliard de dollars qui lui fournira de l’électricité à partir de 2009. Des entreprises thaïlandaises de premier plan, parmi lesquelles la compagnie d’électricité EGCO et le constructeur Ital-Thai Development, collaborent avec EDF et le gouvernement thaïlandais pour mener à bien ce projet de grande envergure. » / Laos, un petit pays qui suscite les convoitises / Asia Times Online / Andrew Symon / Courrier International n°887 / 31 octobre 2007.
[3] « Quand nos journalistes ont essayé de contacter le Bureau de la commission chargée de la construction du barrage des Trois-Gorges, ils se sont vus répondre que les études de validation des travaux étaient encore en cours et que 'les informations à ce sujet n'étaient pas pour l'instant disponibles'. Un membre de l'Académie chinoise d'ingénierie, qui participe à cette mission, nous a cependant confié sous le couvert de l'anonymat que le travail d'évaluation avait commencé officiellement dès le mois d'avril et que son volet le plus important était la question des catastrophes géologiques, dont l'impact s'était déjà fait sentir. Alors que le remplissage du réservoir jusqu'au niveau des 175 mètres est en vue, cela va constituer la principale mise à l'épreuve dans le travail d'évaluation des risques géologiques. [...] Depuis le remplissage du réservoir du barrage des Trois-Gorges, des faibles secousses sismiques – de magnitude 3 environ – ont été ressenties dans la zone de la retenue. De nombreuses personnes craignent que le barrage des Trois-Gorges ne produise des tremblements de terre de plus grande intensité. Bien que cette hypothèse ne soit pas pour l'instant retenue par les spécialistes, des professionnels du secteur nous ont confié que l'on avait encore une vision assez floue de la situation sismique et géologique des Trois-Gorges. » / Caijing / Ouyang Hongliang / Cité par Courrier International le 15 mai 2008.

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