mardi 29 juin 2010

Obama au Caire. (Du discours du 4 juin 2009)

En ce début d'après-midi du 4 juin 2009, le président américain de passage en Egypte [photo / The Economist] a tenu un discours à la fois attendu et très préparé. Tout l'intérêt de l'analyse se situe à ce niveau. Car il s'exprime en tant que président américain, et non comme intellectuel ou dignitaire religieux. Qu'il ait truffé son intervention d'inexactitudes, d'oublis ou même de contre-sens compte peu au regard de l'intention affichée, la réconciliation entre l'Amérique et les musulmans. Il fait montre de bonne volonté.
Un ou deux passages se révèlent assez convaincants, en particulier dans le dernier tiers, sur le thème du droit des femmes. Mais il me semble bien plus utile de remettre le discours du Caire dans une perspective géopolitique, afin de mettre en lumière la continuité de la politique étrangère américaine. Le président des Etats-Unis dit s'adresser aux musulmans du monde entier, y compris aux citoyens de son pays adhérant à cette religion. Il part du principe que la tribune à partir de laquelle il a pris la parole est naturelle, compte tenu des événements qui ont succédé aux attentats du 11 septembre 2001. Or il est l'hôte d'un régime autoritaire, tout entier dépendant de l'aide américaine.
Revenons cependant brièvement en arrière. Les Etats-Unis représentent une puissance originale à l'échelle même de l'histoire des derniers siècles. Le pays ne domine aucun empire [Une poignée de noix fraîches]. Les Américains se targuent de posséder la première armée du monde, mais celle-ci s'est contentée jusqu'à une période récente d'interventions ponctuelles en dehors du pays. Certains voient dans le goût très répandu outre - Atlantique pour l'isolationnisme la preuve que ses dirigeants agissent en politique étrangère comme si les Etats-Unis étaient une île. De fait, les Etats-Unis sont devenus la première puissance mondiale parce que les Européens ont pendant des décennies choisi la politique du pire, la voie de l'anéantissement collectif. Il n'est pas utile d'en rappeler les principales étapes. Après 1945, l'affaiblissement des Européens se manifeste d'autant plus que l'URSS semble en mesure de disputer par les armes ou par son potentiel industriel la suprématie américaine. En tant qu'Européen, je n'oublie bien sûr ni ce passé, ni le gant relevé par les Américains dès 1944, puis pendant la Guerre Froide : Ich bin ein Berliner sonne toujours à mes oreilles.
Mais il me paraît difficile de nier l'évidence : les premières impasses géopolitiques ne datent pas de l'après 1945. Jusque là cependant, leurs effets restaient d'ampleur modeste. Il serait trop long d'évoquer l'ensemble des relations internationales contemporaines, le problème des non - alignés, l'occupation de l'Europe orientale par l'Armée rouge, la construction européenne, ou encore le soutien à Israël. Pour en arriver au discours du Caire, je me bornerai à deux lignes directrices valant d'une administration à une autre, la première touchant au rapprochement avec l'Iran (jusqu'en 1979) et avec l'Arabie Saoudite pour assurer l'approvisionnement énergétique des Etats-Unis. Les liens constamment entretenus avec la monarchie saoudienne ont été à la fois continus et cyniques. Plus l'Arabie Saoudite - première réserve mondiale d'hydrocarbures - s'enrichissait grâce à ses ventes pétrolières, plus Riyad finançait la construction de mosquées un peu partout dans le monde, l'aide aux Palestiniens réfugiés, ou encore le fonctionnement de confréries et associations islamiques à l'extérieur de l'Arabie Saoudite. Après l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge en 1979, Washington ne s'est pas privée de détourner à l'avantage de l'Occident ces réseaux afin d'épauler les combattants afghans via le Pakistan. Avec les conséquences funestes que l'on connaît.
L'autre ligne directrice de la politique étrangère américaine s'est appliquée à ses alliés européens, pays colonisateurs. Le soutien de la Maison-Blanche aux nationalistes du Tiers-Monde et plus généralement à la cause de la décolonisation a été aussi continue que la précédente, mais nettement plus teintée d'idéalisme, en référence à l'histoire de la guerre d'Indépendance américaine, formalisée officiellement à l'époque de la présidence Wilson. Certes, à force, la régularité des appuis a mis à mal l'idéalisme mis en avant au nom des droits de l'homme. Dans la sphère musulmane, la plupart des régimes autoritaires ont bénéficié de l'aide plus ou moins discrète des Etats-Unis, pour peu qu'ils aient affiché une hostilité à l'URSS : en Indonésie, au Pakistan, en Iran, en Irak, en Egypte, et au Maghreb. La France a payé cher le prix de cette politique, l'Algérie devenant indépendante après 1962. Tous ces pays ont tôt ou tard chassé les puissances coloniales. Mais qu'ont retiré les populations de la décolonisation ? Pour un Maroc à la situation relativement contrastée, combien compte t-on de pays placés sous l'autorité d'un pouvoir honni, mais défendu par Washington au nom d'une politique étrangère inchangée, l'alignement pro-Occidental ? [Une poignée de noix fraîches].
Ces quelques lignes sont tombées depuis longtemps dans le domaine public, mais Barack Obama n'en a soufflé que quelques mots, très orientés [1]. De la chronologie, il ne reste que le 11 septembre 2001. Son prédécesseur à la Maison-Blanche a engagé son pays dans une guerre sans ennemi déclaré. Aucun procès général n'a été organisé à la suite de l'effondrement des tours. Aucune réflexion n'a été menée sur les limites d'une diplomatie et d'une stratégie entièrement réorientées à la lumière de ce seul événement [Une poignée de noix fraîches]. Mais G.W. Bush pouvait arguer de l'urgence. Il doit aujourd'hui éventuellement regretter sa précipitation. Barack Obama envoyé par les électeurs à la Maison-Blanche en octobre dernier aurait - lui - matière à discuter cette date fondatrice. Or il s'y refuse.
L'armée américaine intervient pourtant directement en Irak et en Afghanistan, pesant par ricochet sur les affaires intérieures de la plupart des pays du Proche et du Moyen - Orient. Les mois passent et la récolte qui s'annonce n'est guère brillante [Drone de guerre]. Et pourtant, ne juge t-on pas l'arbre à ses fruits ? Le président américain n'a pas prononcé le mot terrorisme. La belle affaire ! Quels buts les généraux américains poursuivent-ils dans ces conditions [Une poignée de noix fraîches] ? Barack Obama ne considère t-il pas les opérations militaires en cours comme justes et légitimes, alors qu'elles sont au contraire discutables et probablement impossibles à achever [2] ? Joue t-il le rôle de Johnson intensifiant l'intervention américaine au Vietnam ou de Nixon décidant un peu plus tard le départ du Sud - Vietnam et la fin de la guerre ?
Dans un de ses derniers paragraphes - je reprends in extenso - Barack Obama conclut en prophète : « Je sais qu'un grand nombre de gens - musulmans et non musulmans - se demandent si nous arriverons vraiment à prendre ce nouveau départ. Certains veulent attiser les flammes de la division et entraver le progrès. Certains suggèrent que ça ne vaut pas la peine ; ils avancent qu'il y aura fatalement des désaccords et que les civilisations finissent toujours par s'affronter. Beaucoup plus ont tout simplement des doutes. Il y a tellement de peur, tellement de méfiance qui se sont accumulées avec les ans. Mais si nous choisissons de nous laisser enchaîner par le passé, nous n'irons jamais de l'avant. Je veux particulièrement le déclarer aux jeunes de toutes les fois et de tous les pays, plus que quiconque, vous avez la possibilité de ré-imaginer le monde, de refaire le monde. »
Tout est dans tout et rien dans rien. Mais qu'offre ce discours du Caire, si ce n'est le fruit d'une pensée approximative et syncrétique, assez éloignée de l'idée de ce que l'on peut se faire de la civilisation, au moins une suite de bons sentiments ? Le passé est certes convoqué, mais un passé assez vague, auquel on se réfère au détour d'une phrase, sans soin ni précision. Je note au fil de la lecture. Le Caire est une ville essentielle pour l'Islam ; mais c'est en partie par l'importance de la basse vallée du Nil et plus directement par la proximité d'Alexandrie, entre les IIème et IVème siècles au moins, la première ville de la chrétienté naissante : Clément d'Alexandrie, Origène et Athanase. Nos deux peuples. Barack Obama évoque là le peuple américain et le peuple musulman (au lieu de l'expression traditionnelle de l'ouma, ou assemblée des croyants). On pourrait s'amuser de la question qu'est-ce que le peuple américain ?, et relever que l'Amérique anglo-saxonne déconsidère souvent l'Amérique latine, celle-là même qui a incorporé l'héritage arabo-andalou.
Mon vécu : cette expression prête à sourire, s'agissant d'un président en fonction. Il y a eu plusieurs présidents américains d'origine néerlandaise, un d'origine irlandaise. Ils n'en ont pas infléchi pour autant la diplomatie américaine. Un peu plus loin, on apprend que l'Islam a permis la Renaissance et les Lumières. Puis on saute du 11 septembre à Buchenwald et à la justification laborieuse de l'existence d'Israël. La situation des Palestiniens est jugée insoutenable : mais encore ? Je ne m'arrête pas sur l'allusion à l'Andalousie Pendant l'Inquisition (comme référence d'Islam tolérant ?), aux Etats-Unis grand pays musulman (sic.) , ou au pays du Golfe comme modèles de développement harmonieux (...). Une allusion me fait sursauter. Que vaut l'appel à la défense des minorités religieuses si l'on évoque une Indonésie respectueuse des chrétiens ! Dans l'archipel des Célèbes, et en particulier à Sulawesi, des centaines de chrétiens ont été récemment massacrés [Un rhinocéros au-dessus du Pacifique]. Pour être tout à fait complet, Barack Obama aurait pu aussi parler des musulmans minoritaires en Chine communiste ou en Inde, et victimes d'ostracisme ou de persécution.
Le plus étonnant apparaît dans l'expression déroutante notre relation, à propos du dialogue nécessaire entre les Etats-Unis et le monde musulman. Je ne me prononce pas ici sur le fond, mais sur les références. Qu'un président des Etats-Unis cite le Maroc comme premier pays à reconnaître les Etats-Unis laisse pantois. Les Etats-Unis ont-ils à ce point besoin d'auxiliaire qu'ils ferment les yeux sur les régimes politiques et sur l'état des sociétés concernées [Le loup est las] ? Ainsi, la France et le Royaume-Uni rétrogradent-ils au rang des connaissances éloignées, et non des amis proches. Mais le président américain ne s'arrête pas là. A trois reprises, il parle du Saint Coran et pas de la Sainte Bible. Certes, la formule étonne. Mais qu'en dit-il au juste si ce n'est des banalités entendues dans un cabinet de psy new-yorkais ? Pour progresser, il faut se parler et se comprendre.
Il est plus facile de froisser ses amis que de désarmer ses adversaires ou ses ennemis. En fin de compte, les bons sentiments participent d'une tradition solidement ancrée dans l'histoire diplomatique occidentale. Le président américain en visite au Caire truffant son allocution de références aux Pères fondateurs n'en disconviendra pas. Qu'il prenne le contre-pied des néo-conservateurs réjouit le plus grand nombre. C'est pourtant un peu court : la démocratie, c'est ce qu'il y a de mieux, mais on ne va pas l'imposer... assène t-il ! « Je suis venu ici au Caire en quête d'un nouveau départ pour les États-Unis et les musulmans du monde entier, un départ fondé sur l'intérêt mutuel et le respect mutuel, et reposant sur la proposition vraie que l'Amérique et l'islam ne s'excluent pas et qu'ils n'ont pas lieu de se faire concurrence. » Mais que valent les bonnes intentions si l'action demeure inchangée ? Le président américain peut-il négliger le contexte économique pour mener sa stratégie en Afghanistan ou en Irak ?
Discours de circonstance, plutôt que discours de civilisation... De la part d'un homme cultivé et intelligent, je ne vois guère qu'une explication : il s'adresse à des Occidentaux, qu'ils soient conquis d'avance ou dans l'incapacité de relever les lieux communs et les inexactitudes. De l'eau coulera sous les ponts avant qu'un président américain reconnaisse que l'idéalisme ne fait pas bon ménage avec la politique étrangère d'une grande puissance. Il faudrait accepter pour cela de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu... L'Occident chrétien a mis quinze siècles avant de commencer à appliquer cette parole d'Evangile.

PS./ Geographedumonde sur les théories géostratégiques : Drone de guerre.

[1] « Les relations entre l'islam et l'Occident se caractérisent par des siècles de coexistence et de coopération, mais aussi par des conflits et des guerres de religion. Dans un passé relativement plus récent, les tensions ont été nourries par le colonialisme qui a privé beaucoup de musulmans de droits et de chances de réussir, ainsi que par une guerre froide qui s'est trop souvent déroulée par acteurs interposés, dans des pays à majorité musulmane et au mépris de leurs propres aspirations. » Discours du Caire, le 4 juin 2009.
[2] « La situation qui prévaut en Afghanistan illustre les objectifs de l'Amérique et la nécessité de collaborer tous ensemble. Voilà maintenant plus de sept ans, forts d'un large appui de la communauté internationale, les États-Unis ont donné la chasse à al-Qaïda et aux talibans. Nous avons agi de la sorte non par choix, mais par nécessité. Je suis conscient que d'aucuns mettent encore en question ou même justifient les événements du 11 Septembre. Mais soyons clairs : Al-Qaïda a tué près de trois mille personnes ce jour-là. Ses victimes étaient des hommes, des femmes et des enfants innocents, venus d'Amérique et de beaucoup d'autres pays, et qui n'avaient rien fait à personne. Mais al-Qaïda a choisi de les tuer sans merci, de revendiquer les attentats et il réaffirme aujourd'hui encore sa détermination à commettre d'autres meurtres à une échelle massive. Ce réseau a des membres dans de nombreux pays et il essaie d'élargir son rayon d'action. Il ne s'agit pas là d'opinions à débattre - ce sont des faits à combattre. Eh bien, ne vous y trompez pas : nous ne voulons pas laisser nos soldats en Afghanistan. Nous ne cherchons pas - nous ne cherchons pas à y établir des bases militaires. Il nous est douloureux pour l'Amérique de perdre ses jeunes gens et ses jeunes femmes. La poursuite de ce conflit s'avère coûteuse et politiquement difficile. Nous ne demanderions pas mieux que de rapatrier tous nos soldats, jusqu'au dernier, si nous avions l'assurance que l'Afghanistan et maintenant le Pakistan n'abritaient pas d'éléments extrémistes déterminés à tuer le plus grand nombre possible d'Américains. Mais ce n'est pas encore le cas. » / Discours du Caire, le 4 juin 2009.

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