mardi 29 juin 2010

Comment peut-on être aussi peu perçant ? (Des suites de l’élection présidentielle iranienne de juin 2009)

Pendant l'année scolaire 2000 - 2001, le programme de géographie pour le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure était consacré aux « Pays du Golfe Persique ». J'occupais alors un poste d'enseignant en classes préparatoires au Prytanée de La Flèche. La réélection contestée du président iranien en ce mois de juin me replonge donc dans de vieux souvenirs. Après une brève recherche dans mes archives, je ressors avec plaisir mes notes de cours. Mon chapitre sur l'Iran se terminait ainsi : « Conclusion... En forme d'espoir (?)
Sur l'ouverture possible ou probable du régime, l'impression dominante déconcerte l'observateur : concernant les femmes, la création au début des années 1980 d'un Service de la lutte contre la corruption des moeurs (monkerât) n'a rencontré que le scepticisme [...] La loi interdit toujours aux femmes célibataires de se déplacer ou de prendre une chambre d'hôtel sans la présence d'un parent ou sans l'autorisation de la police. L'autorité religieuse a également abaissé l'âge légal du mariage ; cependant l'âge moyen du premier mariage augmente : 19 ans en 1956 contre 21 ans en 1991... Et les hommes apprécient peu que l'Etat mette son nez dans les foyers. Dans le même temps, le gouvernement fait campagne depuis 1988 pour le contrôle des naissances et favorise de facto l'émancipation des femmes. L'emploi féminin, par ailleurs, progresse. [...]
Le fonctionnement de l'appareil policier et juridique peut préoccuper davantage : l'Iran demeure un Etat d'exception, où des journalistes curieux, des intellectuels intransigeants, une minorité religieuse, un maire rénovateur risquent des peines de prison... Parfois la mort, comme pour des criminels de droit commun (assassins, trafiquants de drogue) : d'après certaines sources, le régime porte la responsabilité de l'exécution de 100.000 opposants entre 1979 et aujourd'hui.
Un combat vain, celui mené encore aujourd'hui. La révolution a perdu depuis longtemps toute vitalité. Le régime a adopté deux mots d'ordre : se maintenir et sauver les apparences. (1) Au sujet du rejet de l'occidentalisation, on trouve toujours au niveau théorique les condamnations des pays athées et modernes, où l'on célèbre le culte du moi. Trop souvent, il s'agit d'un combat contre les apparences : la cravate, la jupe, les antennes paraboliques. Pour autant le port du jean ou la consommation de Coca-Cola semblent généralisés, sans prise possible du pouvoir. (2) Au sujet de la rupture avec les mœurs politiques précédentes, technocratiques, l'habitude demeure dans le clergé de cultiver le même goût du décalage que Khomeyni et son accent provincial, presque terrien (proximité) : même si l'on agit en politique, en administrateur ou en juge, mieux vaut garder turban et habit (probité) »
Les trois derniers paragraphes traitaient de la place de l'Iran dans le concert des nations, et du jeu subtil des relations internationales dans cette partie du continent asiatique. Il y a neuf ans cependant, les Etats-Unis ne menaient pas une guerre contre le terrorisme planétaire, et seuls quelques initiés avaient entendu parler de Ben Laden. Saddam Hussein dirigeait la partie d'Irak laissée libre par les vainqueurs de la coalition de 1991. Les Afghans survivaient au milieu d'une guerre civile opposant Massoud aux autres chefs de guerre. Ma conclusion m'étonne par sa prudence. Des questions planaient évidemment. Les libertés politiques assez réduites ? Aucun pays du Golfe n'offrait alors à un système politique basé sur une assemblée élue, à l'exception du Koweit. L'Islam trop rigoriste ? L'Arabie Saoudite paraissait plus oppressive que l'Iran. Le régime des mollahs totalement régressif ? Mais la presse scientifique traitant de l'Iran témoignait d'un sentiment ambivalent.
Parce que beaucoup gardaient en mémoire le régime du Shah, celui des mollahs semblait presque acceptable. Niée, la révolution blanche lancée en 1963 avec l'argent du pétrole pour moderniser le pays. Balayés la réforme agraire et les efforts pour transformer l'agriculture archaïque... Les démocrates américains (manifestations hostiles de novembre 1977) et une bonne partie de la gauche européenne avaient transformé le monarque en une sorte de Mussolini persan, avide de pouvoir, potentat écrasant sans scrupules ses opposants, vendus aux Occidentaux et aux Sionistes. Sans qualifier l'Iran de progressiste, les observateurs occidentaux se sont plus à montrer les bons côtés de la rupture de 1979. On reconnaissait à Khomeyni et à ses successeurs si ce n'est le mérite, en tout cas les victoires contre les armées irakiennes dans la décennie 1980, et le soutien des Iraniens patriotes au clergé dirigeant. Le pays détenait de surcroît dans son sous-sol d'importantes réserves en hydrocarbures, tandis que Téhéran consentait à fermer les yeux sur les manœuvres militaires américaines en Irak. Beaucoup minoraient les excès de départ - la prise d'otages de l'ambassade américaine par les pasdarans, le soutien au Hezbollah libanais - pour ne regarder que les éléments précédents.
Quelques traits saillants ressortaient dans mon cours un peu trop indigeste : simple jugement retrospectif (!). J'en isole les principaux. La population iranienne semblait empêtrée dans sa transition démographique : 9 millions d'habitants en 1900, 15 millions en 1939, 34 millions en 1976 et 80 millions en 2010 (?). Au recensement de 1986, les Persans ne représentaient qu'une majorité relative, la moitié environ de la population totale. Les ruraux, soutiens du régime islamiste ne représentaient plus quant à eux qu'un gros tiers de la population à la fin du siècle. Cinq villes dépassaient le million d'habitants : Téhéran, Meched, Ispahan, Tabriz et Chiraz. L'urbanisation rapide de l'Iran expliquait l'histoire politique immédiate. Les néo-ruraux crispés sur leurs traditions familiales avaient lâché le Shah à la fin des années 1970. Ils ont selon toutes vraisemblablement soutenu Ahmadinejad.
Il y a presque une décennie, des doutes subsistaient encore sur la viabilité économique du système étatisé iranien. Un bon tiers d'Iraniens travaillant dans l'agriculture permettaient plus ou moins au pays de se suffire, compte tenu de son isolement par rapport au commerce international. Le pays dépend aujourd'hui de ses importations, malgré un potentiel agricole sans équivalents dans les pays voisins : faible mécanisation, utilisation rare d'intrants, irrigation traditionnelle, etc. Dans les années 2000, la bonne tenue des cours pétroliers ont masqué cette dégradation. Se nourrir coûte donc cher dans les villes. Or une des forces du clergé chiite dans les années 1960 et 1970 reposait sur la critique du Shah, accusé de tous les maux : acculer les paysans à une dépendance vis-à-vis de l'Etat (programmes hydrauliques), sédentariser les nomades, favoriser les grands propriétaires (pourtant passés du contrôle de 80 % de la surface cultivée en 1962 à 20 % en 1977), etc. Dans les campagnes, l'échec de la République islamique sonne par conséquent cruellement. Aucun des travers précédents n'a disparu, bien au contraire. Et la plupart des productions ont chuté.
Il y a dix ans déjà l'industrie lourde était obsolète, et le secteur pétrolier peinait à extraire, transporter et raffiner dans de bonnes conditions le brut et le gaz, en dépit de réserves énormes : peut-être les premières du monde pour le gaz [D'Ems à Qom] ? En dehors des investissements réalisés dans ce dernier secteur, tout se confirme. La situation économique iranienne est déplorable. Le chômage frappe probablement un actif sur trois. Un sous-prolétariat urbain survit difficilement, aux marges de la ville. La bourgeoisie souffre de l'inexistence du commerce entre le pays et l'extérieur, alors que les privilégiés tirent les marrons du feu, dans le secteur militaire en particulier. L'histoire semble se répéter. L'économie planifiée et autarcique a montré son incapacité à produire de la croissance. L'heure est cependant à la condamnation du libéralisme fou et de la mondialisation débridée.
Mais combien d'Occidentaux optent plutôt pour une grille de lecture simpliste ? Les Iraniens étoufferaient et beaucoup de citadins rejetteraient Ahmadinejad... Combat de la liberté contre l'oppression, des bons contre les méchants. Alors que ses concurrents aux élections de juin 2009 bénéficiaient tous de l'autorisation de se présenter, la presse occidentale a transformé des apparatchiks en révolutionnaires ! Les enthousiasmes d'hier se reproduisent à l'identique. En cette fin de printemps, rien ne sait ce qu'il peut ressortir d'une crise en Iran : partir du principe qu'il ne peut en sortir que du bien a un nom : sot angélisme. Alors même que certains économistes évoquent une sortie de crise mondiale, l'interruption même brève de la production d'hydrocarbures en Iran se répercuterait sur les prix des carburants. Mais cette menace passe souvent au second plan. Comment peut-on être aussi peu perçant ?!

Incrustation : i-voix

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