lundi 28 juin 2010

Tintouin en Méditerranée (Du livre ‘Géopolitique de la Méditerranée’ / A.Colin - 2006)

Dans son livre « Géopolitique de la Méditerranée » (Armand Colin / 2006), Yves Lacoste veut s'affranchir du cadre physique et humain. Il n’est pourtant pas inutile de rappeler les ordres de grandeurs d’une mer vaste comme cinq fois l’Hexagone, qui s’étend sur 4.000 kilomètres d’Est en Ouest, et ne dépasse jamais 800 kilomètres entre ses rives méridionale et septentrionale les plus éloignées. La péninsule italienne scinde la mer Méditerranée en deux bassins distincts, avec des profondeurs maximales supérieures à 5.000 mètres. Ceux-ci n’ont pas toujours été réunis : il y a près de 6 millions d’années (entre – 5,9 et – 5,3 Ma / crise de salinité du Messinien), la Méditerranée ne communiquait pas avec l’Atlantique. Le détroit de Gibraltar actuellement large de 13 kilomètres formait une barrière qui empêchait les courants marins océaniques de rééquilibrer les pertes en eau du bassin fermé. Il en a résulté une baisse du niveau marin d’environ 1.500 mètres, et la séparation en deux bassins. L’ouverture du canal de Suez en 1869 a de façon beaucoup plus récente bouleversé les écosystèmes et permis la diffusion d'une faune ainsi que d'une flore originaires d’une mer plus chaude et plus salée (la mer Rouge).
Cent-cinquante millions de personnes vivent sur les bords de la Méditerranée, dans des régions unifiées par les mêmes caractéristiques de sols et de climats. En passant de la rive septentrionale à la rive méridionale, l’été sec devient aride, commence plus tôt (dès mai) et termine plus tard (en octobre) : ce phénomène s’observe en Libye, en Egypte ou en Israël, pour lesquels un rapprochement avec le climat sahélien paraît presque plus indiqué. En Méditerranée, les précipitations ne se répartissent pas équitablement : les orages violents et les inondations qu’ils provoquent constituent une menace à la fois grave et banale.
Yves Lacoste récuse le caractère restrictif de la climatologie. Pour lui, le climat méditerranéen ne constitue qu’un élément secondaire, car il tient à considérer chacun des Etats donnant sur le bassin, dans sa globalité. Peu importe à ce titre qu'ils possèdent des marges désertiques (en Afrique) ou océaniques (en Europe occidentale). Ce biais lui permet en outre d’inclure la mer Noire dans son étude. Or celle-ci s’avère impuissante à contrecarrer les rigueurs du climat continental. A ce titre, en Bulgarie, en Ukraine ou dans le Caucase, l’été concentre une part importante des précipitations annuelles : à l’exact opposé de ce que l’on peut observer dans la zone méditerranéenne stricto sensu.
L’étude de la Méditerranée, prise en tant que lieu de chevauchement des grandes religions monothéistes s’impose aux yeux du géopoliticien à cause des attentats sur les Tours Jumelles le 11 septembre 2001. Militairement, les Etats-Unis maintiennent en Méditerranée une flotte aéronavale (la VIème). Yves Lacoste précise également que l’armée américaine concevait au départ l’invasion de l’Irak en passant par la Turquie. Il déborde de ce fait en traitant de l’Iran et l’Irak, pourtant hors cadre géographique ; la guerre contre le terrorisme n’y change rien.
Le géopoliticien donne une grande importance dans sa mise en perspective historique aux grandes questions transverses : colonisation et décolonisation (dans le cas de l’Algérie et de la France), legs de l’Empire ottoman, constitution d’Israël, éclatement de la Yougoslavie, etc. Son étude s’organise malheureusement à partir des principaux Etats qui structurent le bassin méditerranéen : pourquoi consacre t-il à égalité un chapitre pour la Tunisie, et un pour l’ensemble des Balkans ? Yves Lacoste affirme pourtant que « la plupart des nombreuses tensions géopolitiques qui se manifestent autour de la Méditerranée sont celles qui traduisent des rivalités entre des pouvoirs territorialement voisins les uns des autres. » [P.14] Il cite ensuite le cas des Kurdes et des Turcs, des Catalans et des Castillans. En dehors du cas spécifique du Proche-Orient, insiste t-il, il n’y a pas de tensions interétatiques notables. Les échanges bilatéraux entre l’Algérie et la France ou entre l’Espagne et le Maroc en témoigneraient, même s’ils passent par des phases plus délicates.
Yves Lacoste succombe – en particulier dans sa première partie intitulée Vues d’ensembles – au piège du hors-sujet, par exemple sur l’origine des explorations par les navigateurs portugais des côtes occidentales de l’Afrique, ou sur les équilibres démographiques à l’intérieur du monde musulman. Je retiendrai plutôt trois idées intéressantes mais mal mises en valeur. Une partie des islamistes militants – explique Lacoste – sont persuadés que l’Occident chrétien menace la sphère arabo-musulmane : non pas seulement militairement, mais aussi moralement. Concernant les courants migratoires, « [les islamistes] redoutent que, dans les grandes villes européennes, les musulmans pratiquent moins strictement leur religion, qu’ils se laissent aller à suivre des modes occidentales, et surtout que les filles et les femmes se comportent comme des Européennes. » L’hostilité envers l’Occident se comprend par l’existence d’un terreau plus ancien : le nationalisme arabe, qu'en d'autres temps, le fondateur d'Hérodote défendait. L’anti-impérialisme et l’anticolonialisme d’hier alimentent en effet les discours extrémistes d’aujourd’hui. Or que seraient les seconds sans les premiers ?
Les façades Sud et Nord de la Méditerranée ne s’opposent que dans la pensée contemporaine la plus récente, autre pan à retenir de la démonstration : « Il fut un temps pas si lointain, celui de l’Afrique du Nord française, où l’on ne parlait guère des différences entre le nord et le sud de la Méditerranée. […] Autrefois, pour nombre de penseurs espagnols, ce qu’ils appelaient la Berbérie était, abstraction faite de l’Islam, comme le prolongement de la péninsule ibérique. » (P.47-48). Lacoste ne nie pas pour autant les différences entre l’Afrique du Nord massive et les rives européennes (ou asiatiques) ponctuées par trois péninsules. Mais il relève par exemple que la Turquie musulmane se trouve sur la partie septentrionale. De même, les littoraux africains sont moins peuplés (150 contre 280 millions d’habitants, en prenant la globalité des pays concernés), mais localement, la basse vallée du Nil concentre plus de populations que partout ailleurs…
Le contraste interne à chacun des Etats concernés s’avère plus remarquable : dans le cas de l’Espagne (Andalousie) et de l’Italie (Mezzogiorno), il a perduré sans jamais s'estomper complètement. Lacoste n’évoque malheureusement pas l’opposition entre plaines et zones montagneuses, qui vaut à des degrés divers dans les Balkans, en Turquie ou dans le Maghreb. Encore une fois, la prise en compte de l’organisation politique et des frontières entre Etats limite fortement la compréhension de ce qu’est le bassin méditerranéen. Le géopoliticien prive le lecteur d’une réflexion sur les conséquences de ses assertions : si la mer ne forme qu’une interface, et non une frontière entre anciennes colonies et anciennes métropoles, une intégration se dessine, avec en même temps un fort potentiel de déstabilisation. Le risque se situe à mon sens au Sud et non au Nord. N’en convient-il pas en évoquant le ressenti des populations concernées face à la politique migratoire de l’Union européenne, ou encore l’impact des télévisions européennes en Afrique du Nord ?

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