mardi 29 juin 2010

Le loup est las. (Petits échos d’une société arabo-musulmane à la dérive)

Puisque Jean-Marie Le Pen prédit l'élection prochaine d'un Français d'origine maghrébine à la mairie de Marseille, le doute n'est plus permis ! Une invasion se prépare sur le sud de la France. L'ennemi ne piaffe plus à nos portes. Il rumine dans nos murs. Le président du Front National reproche à Jean-Claude Gaudin, le maire actuellement en poste de mentir en affirmant dans le texte « qu'il y a 300.000 musulmans à Marseille, le jour où ils seront 800.000 le maire ne s'appellera plus Gaudin mais peut-être Ben Gaudin ». Jean-Marie Le Pen ajoute que « l'immigration de masse tend à prendre l'allure d'une véritable colonisation » [source]
En Espagne, le gouvernement socialiste n'a pas attendu le développement d'une crise annoncée comme très profonde pour mettre en place une politique de rapatriement. Les petites mains de l'immobilier ne trouvent plus à s'employer. Qu'il s'agisse de Maghrébins ou de Sud-Américains, ils sont invités à quitter l'Espagne en acceptant une aide financière au retour. Euronews présente ainsi le cas d'un Péruvien quarantenaire, ayant travaillé pendant dix ans dans le bâtiment, et apparemment résigné à quitter l'Europe. L'Espagne sort pourtant de deux décennies de croissance en partie soutenue par la présence de cette main d'oeuvre bon marché. La reconnaissance des mérites passés ne paraît cependant pas d'actualité. La population espagnole ne croît pourtant plus que de 0,2 % par an. Compte tenu du faible écart entre taux de mortalité (9 pour 1000) et taux de natalité (11 pour 1000 / 1,4 enfant par femme), la part des personnes âgées de plus de 65 ans augmente. Ils sont désormais plus nombreux (7,72 millions) que les moins de 15 ans (6,63). Les démographes prévoient même à court terme une déflation démographique de l'ordre de 2,6 millions d'habitants entre 2008 et 2050 (- 6%) [source]. Le renvoi d'immigrés en âge de travailler colle t-il vraiment aux besoins de l'Espagne ?
En France, le ministère de l'Identité Nationale procède lui aussi à de nombreuses expulsions. Le ministre s'en fécilite, même s'il a depuis peu changé d'affectation. Les données statistiques semblent donner raison à l'un comme à l'autre. Le nombre d'enfants par femme a régulièrement diminué - 2,5 en 1970, 1,9 en 1980 et 1,8 en 1990 - mais réaugmente dans la dernière décennie : 2 enfants par femme en 2008. L'accroissement naturel ne crève pas les plafonds (0,4 %), mais les projections laissent espérer que la population française rejoindra la population allemande dans les années 2050, aux alentours de 70 millions d'habitants [source]. Ainsi, le gouvernement développe l'argument selon lequel les faibles besoins de main d'œuvre justifient une politique migratoire restrictive, ou ciblée sur les éventuels manques, en personnels médicaux, par exemple. Mais le ministère de l'Identité Nationale ne traite que le cas des étrangers. Jean-Marie Le Pen se permet donc d'agiter les peurs collectives, en stigmatisant les Français d'origine étrangère. Les reconduites aux frontières ne sont pas seulement moralement contestables : elles ne satisferont pas les inquiets. Mais en Espagne comme en France, combien observent l'Afrique du Nord sous l'angle implaquable des faits démographiques ?
Loup où es-tu ? Le loup existe, mais bien efflanqué, bien incapable de croquer les petits cochons : 200 millions de Nord - Africains contre 300 millions d'Européens du Sud. L'Indice Conjoncturel de Fécondité des pays nord-africains rivalise tout juste avec celui de la France : 2 en Tunisie, 2,3 en Algérie, 2,4 au Maroc et 3,1 en Egypte. Dans tous ces pays, la fécondité a chuté très brutalement. Si l'on remonte une génération plus tôt, en 1970, les mêmes indices se situaient beaucoup plus haut : 7,4 enfants par femme en Algérie, 7 au Maroc et 6 en Egypte. Dans tout le nord de l'Afrique, la transition démographique - un temps suspendue - a connu une étonnante accélération. Nulle part celle-ci ne s'est accompagnée d'une urbanisation à la hauteur. Alors qu'en France, les citadins et les périurbains artificiellement classés comme ruraux représentent 90 % de la population totale, la proportion de citadins atteint tout juste les deux tiers en Tunisie (65 %) et en Algérie (63 %), un peu plus de la moitié au Maroc (56 %). Les Egyptiens citadins restent quant à eux nettement minoritaires (43 %). En Afrique du Nord, les campagnes ne sont plus des réservoirs humains. L'agriculture fait (sur)vivre, mais les agriculteurs s'apprêtent à vieillir sur place, les zones les plus reculées, enclavées dans la montagne se désertifient.
Les statistiques de mortalité infantile renseignent sur le retard des pays concernés. Un petit Tunisien a cinq fois plus de risques de mourir avant l'âge d'un an qu'un petit Français : mortalité infantile de 19 pour 1.000 contre 3,6 pour 1.000. Un petit Algérien huit fois plus (27) et un petit Marocain douze fois plus (43). Malgré l'argent du tourisme ou la rente pétrolière, la responsabilité des autorités locales est visiblement engagée... De fait, beaucoup de Maghrébins ou d'Egyptiens souhaiteraient vivre ailleurs. La conclusion - voir plus haut - selon laquelle ils répondent au cycle éternel du développement et de l'exode rural, et qu'ils traverseront en masse la Méditerranée à la première occasion ne convient évidemment pas. Il faut au contraire s'interroger sur le malaise qui traverse la société. Ces Arabo-musulmans vivent au sud de la Méditerranée dans l'écoute des lointains échos de l'Europe. Bien sûr, les vies d'un Tunisien, d'un Algérien ou d'un Egyptien ne se confondent pas. A différents niveaux, et avec des spécificités locales, beaucoup de Nord-Africains étouffent cependant : carcans politiques, carcans religieux, carcans familiaux...
En Egypte, les autorités ont décidé d'offrir au public un numéro de téléphone gratuit. Il sert depuis un peu plus de deux ans de système d'alerte pour des dizaines de milliers d'enfants maltraités. Al-Ahram a enquêté. En France, l'Observatoire créé ad hoc comptabilise en moyenne 80.000 enfants en danger, dont environ un quart répertoriés comme maltraités (18.300 en 2000). Depuis 2006 en Egypte, 1,23 millions de cas ont été signalés, c'est-à-dire près de 400.000 par an pour une population d'un tiers supérieur à la population française. Il faudrait rapporter ces chiffres à la part de population ayant la possibilité matérielle de décrocher un combiné téléphonique. Selon Al-Ahram, dans 55 % des cas, l'appel débouche sur une consultation psychiatrique. Les responsables interrogés expriment un certain désarroi face aux malaises de la société égyptienne. Les archaïsmes éclatent, avec les questions posées sur l'excision, la drogue, etc. [1]
La jeunesse confrontée à la modernité se rebiffe. Les Occidentaux imaginent des barbus à chaque coin de rue. Au Maroc, un film fait scandale parce qu'il raconte la vie à Casablanca. Le cinéaste balaie manifestement les tabous sur la sexualité, sur la consommation d'alcool théoriquement prohibée en terre d'Islam, ou encore sur la drogue. Casanegra raconte la vie de deux grands adolescents errant sans but et vivant d'expédients [voir aussi ce site]. Dépourvus de qualification et rêvant d'Europe, ils jurent comme des charretiers, de façon inhabituelle dans les films autorisés en salle et se heurtent à leurs aînés, ne témoignant pas du respect dû aux anciens. Le film a suscité d'intenses discussions, mais la voix des partisans de la censure a été vite couverte par celle des enthousiastes. Pour une partie de la jeunesse marocaine, le sexe n'est qu'une occasion pour gagner de l'argent rapidement auprès des touristes (voir Femmes méditerranéennes / Le business du sexe). Les jeunes concernés prennent il est vrai moins de risques qu'en cas de conversion (source). Sinon, sur Internet, ils peuvent recevoir des conseils : comme ici, si l'on a envie de se suicider, de garder un chat à la maison réputé chasser les anges ou encore si l'on veut se couper les cheveux. A toutes les questions, le docteur de la loi apporte une réponse.
En Algérie, l'incapacité de replacer le passé, et de définir une identité collective se manifeste de façon inattendue. Liberté-Algérie dans un article depuis censuré a rendu publiques au mois de janvier 2009 les conclusions d'un colloque consacré aux problèmes médico-psychologiques en Algérie. En résumé, Alzheimer toucherait 30 % des Algériens et plus jeunes qu'ailleurs (source). En Algérie, mais est-ce différent dans les pays voisins ?, le silence éteint temporairement révoltes et contestations. Sur plusieurs décennies, il rend malade. Pour se soigner, les plus désespérés recourent aux médecines parallèles. Les marabouts exercent en toute impunité, extorquent de l'argent, défendus becs et ongles par une justice forte avec les faibles. Au Maroc, certains ont défrayé la chronique en prétendant soigner le sida par les plantes. Le rédacteur en chef d'El Watan (pdf) et son journaliste ont néanmoins perdu leur procès.
Que beaucoup de Nord-Africains brûlent de traverser la Méditerranée, on devrait donc en percevoir les raisons. Les sources d'insatisfaction ne manquent pas. Mais le loup est las. Il ne dévorera aucun petit cochon, comme dans la fable justement... Ces petits cochons bien gras qui jouent à se faire peur sont bien peu compatissants.


Incrustation : Le loup de Tex avery


[1] « Manal Chahine, responsable de la ligne de secours des enfants, explique qu’après trois ans de travail et avec tous les appels reçus, cette ligne de secours est devenue comme un miroir qui reflète l’état de la famille et la société toute entière. Elle ajoute que la catégorie d’âge d’enfants la plus confrontée aux problèmes se situe entre un jour et six ans, c’est presque 30 % des appels. En général, ces derniers souffrent du manque de couveuses, du manque d’hygiène ou de problèmes de rentrée scolaire. 17 % entre 7 et 9 ans et 24 % concernent les enfants entre 10 et 12 ans qui souffrent de maltraitance de la part de la famille ou des enseignants et du problème de l’excision. Quant à ceux qui ont entre 13 et 15 ans, ils représentent 18 % des appels. Ce sont surtout des problèmes dus à la crise d’adolescence ou à la drogue. » / Nulle part ailleurs - SOS 16 000 / Al-Ahram / Hanaa Al-Mekkawi.
[2] « Il n’empêche que l’intérêt porté aujourd’hui à la maladie d’Alzheimer est réel, car cette maladie qui touche les personnes âgées de plus de 70 ans, dans les pays dits développés, 'survient après l’âge de 50 ans en Algérie' et 'on ne sait pas encore pourquoi'. Devant l’absence de statistiques sur les personnes atteintes de cette maladie, M. Tedjiza a annoncé 'à titre indicatif' qu’elle touche actuellement près de 30% de la population algérienne. [...] Le regard de l’historien sur la mémoire apporte, quant à lui, de nouveaux éclairages, surtout quand cette problématique est liée aux violences, aux chocs et autres traumatismes. D’aucuns ont relevé, en marge de la rencontre, que la question de l’héritage du trauma (blessure), dû à la violence coloniale et à celle de la décennie 1990, exige avant tout de s’intéresser à la façon dont la société, dans son ensemble, 'institue le rapport à sa propre histoire'. Ils ont plaidé pour 'le retour à la parole' et 'le travail de mémoire' pour rompre, selon eux, avec 'les silences', le 'repli', les 'clivages' et/ou le 'règne de la terreur'. / Liberté-Algérie / H. Ameyar.

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