lundi 28 juin 2010

En stratégie, comment combiner optimisme et défaitisme. (D’une tribune d’Andrew Bacevich dans ‘The Nation’ : ‘9/11 Plus Seven’)

On trouvera en note [1] la traduction d'une tribune d'Andrew Bacevich, professeur de relations internationales à l'université de Boston. Qu'a t-elle de remarquable ? L'auteur synthétise l'histoire de la politique étrangère américaine sous la présidence de G.W. Bush (2000 – 2008), en même temps qu'il pose des jalons pour une réflexion stratégique. Andrew Bacevich date de la fin du mois de septembre 2001 le lancement d'une guerre menée tous azimuts 'contre le terrorisme'. A Washington, on souhaite dès le départ modifier en profondeur la situation géopolitique du Moyen Orient. Il n'y a aucun doute chez les preneurs de décision du Pentagone ou de la Maison – Blanche. Bacevich y voit la marque d'une croyance qu'il qualifie de religieuse. On pourrait tout simplement utiliser le terme de nationalisme pour décrire cette croyance dans l'omnipotence des Etats-Unis. Mais ce n'est sans doute pas suffisant, car sont rentrés en compte la fascination pour la technologie et l'armement de l'armée américaine. Et au fond, qui pouvait douter de l'écrasante supériorité de celle-ci à l'automne 2001 ? Les attentats contre les tours n'avaient jeté une ombre que sur la centrale de renseignement, et non sur la puissance militaire en elle-même.
L'enseignant de Boston décrit combien la connaissance du monde arabo-musulman, pour Rumsfeld, présentait des lacunes. J'inclinerais personnellement pour une interprétation complémentaire – parce que l'on ne gagne rien à mépriser ceux que l'on critique –. Il s'agit de se souvenir de l'inertie d'un haut Etat-major. Pendant la Guerre Froide, les analystes avaient pris l'habitude d'échaffauder des plans sur la comète sur le péril rouge. La menace soviétique souvent mal comprise autorisait toutes les extrapolations. Je ne vois finalement guère de différences entre la théorie des dominos et celles promues par l'équipe Bush – Rumsfeld. Il y avait un ennemi dans les deux cas, même s'il ne se comportait pas comme attendu : la doctrine de la 'transformation' du Moyen Orient ne me paraît ni plus idiote, ni moins bien étayée.
Andrew Bacevich n'épargne aucune des promesses non tenues, et ne cache rien de l'échec final. Il convainc d'autant plus son lecteur qu'il explique comment on ne peut plus se leurrer. « En tout cas, volonté d'apporter la liberté ou pas, sept ans après, nous ne pouvons nous voiler la face. Nous avons gaspillé d'immenses ressources et basculé dans la dette. Notre dépendance financière vis-à-vis de l'extérieur constitue désormais une menace autrement plus préoccupante que celle représentée par Ben Laden. Pour tout dire, avant même l'occupation de l'Irak, on pouvait deviner l'issue. Quand le pays a été occupé, la messe était dite, comme l'anticipaient Kagan et Kristol. Le gouvernement provisoire installé à Bagdad n'y changera rien. Admettons un instant que l'Irak réintègre demain la communauté des nations, personne n'osera soutenir que l'opération 'Iraqi Freedom' puisse servir de modèle à imiter. Le sénateur McCain jure qu'il maintiendra sur place les troupes aussi longtemps que nécessaire. Mais curieusement, il ne propose pas d'appliquer le schéma stratégique suivi en Irak à d'autres pays dangereux de la zone (Syrie, Iran, voire Pakistan). Celui-ci est rentré définitivement dans les livres d'histoire : d'un point de vue opérationnel, il est enterré. » [Traduction personnelle]
Le successeur de G.W. Bush corrigera t-il les erreurs commises ? Nul ne le sait. Andrew Bacevich donne au lecteur de quoi méditer sur la vanité humaine : Rumsfeld et son administration prétendaient régler les affaires d'une partie du monde en quatre coups de cuillères à pot. « Dans les heures qui ont suivi le 11 septembre, Rumsfeld a donné l'ordre à ses adjoints de préparer un plan comprenant 'trois, quatre, voire cinq volets en un seul'. » En un mot, méfions-nous de ceux qui présentent la pensée stratégique comme des recettes dans un livre de cuisine ! « Dès décembre 2001, le Pentagone a pressenti que les Etats-Unis remportaient la 'première manche' en Afghanistan. L'administration Bush n'a pas attendu une seconde pour claironner, et faire à cette occasion l'annonce d'une large victoire. L'attention s'est ensuite portée sur un deuxième théâtre d'opération : l'Irak. J'avance un pion, je bouge une tour et c'est bientôt échec et mat. » [Traduction personnelle] Quant à la possibilité de prévoir l'avenir, l'impression qui domine à la lecture de l'article de la revue Nation est que les oracles et voyants continuent de recruter des adeptes.
Il y a de quoi se laisser gagner par le pessimisme. A la tête de l'Etat occidental, le mensonge par omission a pollué toute la communication gouvernementale. Les citoyens des sociétés démocratiques – en l'occurrence les Américains – ont dû longtemps s'accommoder de la censure (celle-ci demeure). Ils doivent maintenant décrypter les discours officiels. En résulte une méfiance généralisée et périlleuse. Andrew Bacevich succombe à des sentiments encore plus noirs lorsqu'il décrit un Moyen Orient dominé par Téhéran, le Hamas et le Hezbollah. C'est tout-à-fait discutable. J'admire cependant cet universitaire qui peut dans le même article combiner un respect douloureux pour son pays et ses institutions avec une grande liberté de ton. Il conclut très durement : « Dans les faits, la stratégie de 'transformation' a avorté. Lamentablement. Dès que nous en serons persuadés, nous pourrons en tirer tous les enseignements. » On sent l'envie de rebondir, un pessimisme sans défaitisme.
Les Français pratiquent l'exercice inverse, me semble t-il. Dans les hautes sphères politiques ou médiatiques, on observe un unanimisme oppressant, les ravages d'une doctrine venue d'outre – Atlantique, récupérée avec une quinzaine d'années de retard. Le terrorisme constitue l'horizon indépassable (...) de la pensée stratégique hexagonale. Paris cherche à appliquer avec dix ou vingt fois moins de moyens financiers et militaires ce que Washington a mis en place dès 2001 en Afghanistan : obsession pour un renseignement censé répondre à des questions qui se formuleraient d'elle-même, goût pour les forces spéciales réputées combattre les pirates de l'océan indien, les détourneurs d'avion, les rebelles centrafricains ou les montagnards afghans, volonté de s'équiper de tous les matériels. Celui qui veut se convaincre du résultat à attendre gagnera à lire l'article traduit in extenso...



PS./ Geographedumonde sur le discours géostratégique : Discours guerrier et apologie du Pacifique






[1] « 9 divisé par 11, plus 7. A l'issue des sept années qui ont suivi les attentats du 11 septembre, on peut désormais juger assez sûrement la stratégie adoptée par l'administration Bush sous le vocable 'Guerre sans limites au terrorisme'. Cette stratégie a échoué partout et sans aucun espoir concernant une réussite de dernière minute. Toutes affaires cessantes, il convient d'admettre cet échec : la nation attend que l'on remise la doctrine Bush et que l'on en adopte une autre. Malheureusement, aucun des deux candidats à l'élection présidentielle ne paraît en mesure de s'atteler à la tâche.
Le 30 septembre 2001, le secrétaire d'Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, remettait au président Bush une note synthétisant les buts à poursuivre dans la 'guerre contre le terrorisme'. Emanant de l'analyste en stratégie Douglas Feith, elle commençait ainsi : 'Si la guerre ne met pas à plat les équilibres géopolitiques, les Etats-Unis n'auront pas atteint leurs objectifs.' Ceux-ci – Feith s'en est expliqué par la suite à son supérieur – visaient à 'transformer le Moyen Orient, et au-delà, l'ensemble du monde musulman'.
Avec d'autres fonctionnaires de l'administration Bush, Rumsfeld et Feith partageaient les mêmes illusions religieuses. Tous appartenaient à l'Eglise de la Très Chère Nation, une petite mais très influente secte de Washington créée à l'époque de la Guerre Froide. Les croyants confessaient une foi commune dans le caractère indépassable de la puissance américaine. La stratégie de la 'transformation' en a découlé directement. Les membres de la secte se sont en outre mutuellement aveuglés quant à leurs capacités de faire face à la situation. Quelle chance avons-nous eu d'écoper de tels hurluberlus pour sauver la nation en péril !
Modifier le monde musulman constituait une tâche titanesque. Cela impliquait de prendre en compte des aspects politiques, économiques, sociaux et culturels. Le 18 septembre 2001, Rumsfeld a évoqué mystérieusement la nécessité pour 'eux' de 'changer de vie'. Il n'a pas précisé à qui il faisait allusion. L'ellipse était claire. Tout le monde avait saisi qu'il évoquait les musulmans résidant dans un arc géographique allant du Maroc à l'ouest, jusqu'au sud des Philippines à l'est.
L'action entreprise, malgré ses ambitions généreuses, n'a pas produit le succès escompté. Une fois pacifié ('libéré') le Moyen Orient était censé devenir une région hostile aux terroristes ennemis des Etats-Unis, une région débarrassée des possesseurs d'armes de destruction massive, de ses tyrans habitués à ne rendre aucun compte pour leurs sanglants agissements. Dans ce nouveau Moyen Orient, les femmes allaient enfin pouvoir vivre normalement, et une paix stable permettre l'exploitation sans tracas des richesses minières contenues dans le sous-sol. Israël gagnait aussi au change dans cette perspective. L'antibiotique éliminait non pas une, mais plusieurs infections simultanées. Or, et pour filer la métaphore, on ne fait place nette qu'en donnant un énorme coup de balai.
A l'heure de l'exécution du plan, rien ne paraissait impossible. Dans les heures qui ont suivi le 11 septembre, Rumsfeld a donné l'ordre à ses adjoints de préparer un plan comprenant 'trois, quatre, voire cinq volets en un seul'. Dès décembre 2001, le Pentagone a pressenti que les Etats-Unis remportaient la 'première manche' en Afghanistan. L'administration Bush n'a pas attendu une seconde pour claironner, et faire à cette occasion l'annonce d'une large victoire. L'attention s'est ensuite portée sur un deuxième théâtre d'opération : l'Irak. J'avance un pion, je bouge une tour et c'est bientôt échec et mat. William Kristol et Robert Kagan ne s'en laissent pas compter à l'époque lorsqu'ils écrivent : 'on saura dans les mois qui viennent si l'opération en Irak porte ses fruits. Dans le cas contraire, le revers sera terrible.' Faut-il enfoncer le clou ? Les armes (introuvables) de Saddam Hussein et son soutien (inexistant) à Al Qaida ont seuls convaincu Bush de se lancer dans cette aventure. Un peu comme les Russes prétextant la paix menacée en Ossétie du Sud et envahissant la Géorgie.
L'Irak a simplement offert l'opportunité de mener à bien un projet relevant de la pure spéculation. 'Une fois Saddam renversé' s'est enthousiasmé Max Stinger de l'Institut Hudson, 'il y aura des explosions en chaîne dans les pays avoisinants'. Les succès irakiens offriraient aux Etats-Unis le rôle de puissance incontournable. Saddam châtié, comme le pronostiquaient le néoconservateur influent Richard Perle, 'les Américains obtenaient un blanc-seing pour intimider tous les autres dictateurs.' Et Perle de dresser la liste des nombreuses fortes têtes bientôt ramenées dans le rang.
Les hauts-fonctionnaires engagés derrière Bush ont gommé toute aspérité dans leurs interventions publiques, délivrant des messages polissés et consensuels. 'Cela fait 60 ans – Condoleezza Rice s'exprimait devant un parterre d'étudiants au Caire – que les Etats-Unis poursuivent en vain une politique au nom de la stabilité. Du point de vue du respect de la démocratie, le résultat produit n'est pas satisfaisant au Moyen Orient. Il est temps d'en finir'. Rien de moins. 'Nous allons effectuer un complet revirement, et désormais encourager les aspirations démocratiques de chacun des peuples de la région'. Il fallait que les musulmans du monde entier se persuadassent que l'armée américaine poursuivait d'innocents objectifs. Qui sait si Rice était sincère ?
En tout cas, volonté d'apporter la liberté ou pas, sept ans après, nous ne pouvons nous voiler la face. Nous avons gaspillé d'immenses ressources et basculé dans la dette. Notre dépendance financière vis-à-vis de l'extérieur constitue désormais une menace autrement plus préoccupante que celle représentée par Ben Laden. Pour tout dire, avant même l'occupation de l'Irak, on pouvait devenir l'issue. Quand le pays a été occupé, la messe était dite, comme l'anticipaient Kagan et Kristol. Le gouvernement provisoire installé à Bagdad n'y changera rien. Admettons un instant que l'Irak réintègre demain la communauté des nations, personne n'osera soutenir que l'opération 'Iraqi Freedom' puisse servir de modèle à imiter. Le sénateur McCain jure qu'il maintiendra sur place les troupes aussi longtemps que nécessaire. Mais curieusement, il ne propose pas d'appliquer le schéma stratégique suivi en Irak à d'autres pays dangereux de la zone (Syrie, Iran, voire Pakistan). Celui-ci est rentré définitivement dans les livres d'histoire : d'un point de vue opérationnel, il est enterré.
Les Etats-Unis ne changeront pas le monde dans le sens souhaité par les hauts fonctionnaires précédemment cités. Le Moyen Orient ne connaîtra pas d'explosions en chaîne salutaires, mais subira en revanche la mainmise de Téhéran, du Hamas et du Hezbollah. Compte tenue de la déconfiture en court, plus personne n'est intimidé par la puissance américaine. Les Russes n'ont pas manqué d'en tirer les enseignements dans le Caucase. Le raz-de-marée démocratique, Rice l'a rangé dans son cartable. L'Islam résiste à la cure de changement annoncée, en tout cas à celle imposée de l'extérieur. Nous ne changerons pas les musulmans.
Dans son livre rédigé avant 2003, Kristol confiait cette prophétie : 'On sait que la mission commence à Bagdad, on ne sait ni où ni quand elle s'achèvera. Dans les faits, la stratégie de 'transformation' a avorté. Lamentablement. Dès que nous en serons persuadés, nous pourrons en tirer tous les enseignements. » [TRADUCTION Geographedumonde]

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