mardi 29 juin 2010

Eviter la tête de Turc, mais tomber dans le panneau. (Des élections européennes de juin 2009, et du thème de la Turquie)

Dans les mois qui viennent, les Européens connaîtront les affres de la décroissance économique, s'ils ne les connaissent pas déjà. Ils constateront les effets d'une crise qui combine trois facteurs apparemment éloignés : la stagnation des créations d'entreprises et des offres d'emploi, la diminution de la consommation des ménages qui cherchent à se désendetter, et enfin une inflation proche de zéro. Les économistes discutent des opportunités d'une reprise de l'économie américaine. Beaucoup surévaluent la capacité de la Chine à survoler les effets de la crise mondiale sans dommages. Ceci est un autre sujet.
Dans le cas de l'Europe la majorité s'accorde sur les faiblesses propres à l'Union, sur l'euro dans l'incapacité d'éclipser le dollar, sur les disparités économiques entre Etats et sur les politiques de relance coûteuses rendues caduques par le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché européen (dans l'automobile en particulier) / Alexandre Delaigue. Concernant un retour de la croissance économique dans l'Union Européenne, chacun observera en tout cas le flou des prédictions. Les commandes de machines-outils (Allemagne) baissent davantage que les achats de céréales (France). Le ralentissement de l'activité touristique (France) touchera davantage l'Europe méditerranéenne que l'Europe du Nord. La bulle immobilière a commencé à se dégonfler dans certains pays (Royaume-Uni, Espagne), déstabilisant les banques et fragilisant les accédants à la propriété lourdement endettés, tandis que dans d'autres pays les prix paraissent se maintenir à un niveau élevé.
La campagne du printemps, qui précède l'élection des nouveaux parlementaires européens ne suscite pourtant guère de débats novateurs. Les souverainistes continuent de clamer leur hostilité vis-à-vis de l'Union Européenne mais siègeront au Parlement. Les partis dits pro-européens sur la défensive tentent avec plus ou moins de réussite de faire valoir leurs différences. Les enjeux de politique intérieure priment souvent. Au Royaume-Uni, on attend une forte remise en cause des deux partis conservateurs et travaillistes récemment salis par un scandale sur le défraiement des députés à la Chambre des Communes. En Allemagne, en Italie, en Espagne et dans bien d'autres pays, les coalitions au pouvoir profitent de cette élection pour asseoir leur légitimité ou pour tenter de la reconquérir. La France de Nicolas Sarkozy rentre parfaitement dans ce schéma.
Par intérêt partisan, l'UMP a cependant choisi la question de la Turquie comme oriflamme. Plusieurs bruits se contrarient, un seul brise le silence. En axant sa campagne sur l'hostilité à l'entrée de ce pays dans l'Europe, la droite parlementaire coupe l'herbe sous le pied aux souverainistes et à l'extrême droite. L'UMP se distingue en même temps des centristes et des socialistes à bon compte, tant le non à la Turquie transcende les différentes couches de la population française. La déclaration malencontreuse du président Obama sur ce sujet a ainsi soulevé des hauts-le-coeur très médiatiques [France 24]. Car même si l'on présente les manœuvres diplomatiques nécessaires à l'intégration de la Turquie comme quasi achevées - c'est un mensonge grossier - la future législature ne tranchera pas de sitôt la question ; pas plus à Bruxelles qu'à Strasbourg. Le Parlement ne ratifiera pas l'élargissement éventuel avant une décennie. Aux Turcs, les Européens offriront d'ici là un visage chafouin, escamotant au mieux leurs atermoiements, quitte à clore les négociations par de nouvelles promesses vagues. En juin 2009, la question de l'intégration de la Turquie sert de paravent, sans avancées prévisibles dans les discussions.
Dans un papier intitulé Au pays déraciné, on retrouvera une critique du géographe Yves Lacoste dans des pages qu'il consacre à la Turquie : le choix d'une capitale dans la partie centrale du pays (à Ankara), les tiraillements entre le littoral méditerranéen et les montagnes anatoliennes ou entre influence grecque et asiatique. Geographedumonde insiste sur le legs pesant de Mustapha Kemal, dans lequel nombre de Turcs se dépêtrent difficilement encore aujourd'hui. Mais en dehors des orions échangés ici et là qu'est-ce qui justifie un regain d'intérêt pour cette question de l'intégration de la Turquie dans l'Europe, si ce n'est une tribune parue dans Le Monde de l'écrivain Nedim Gürsel ?
Enfin, un intellectuel prend sa plume et construit un raisonnement. Pour lui, la Méditerranée unit étroitement ceux qui vivent sur ses rivages, où qu'ils se trouvent. La république vénitienne tirait fortune des échanges entre Orient et Occident, jusqu'à son écrasement par les armées de Bonaparte, l'Atatürk français. En Méditerranée, les guerres entre princes chrétiens et sultans musulmans ont plutôt correspondu à des interludes de courte durée. Nedim Gürsel n'élude rien du passif, les massacres commis par les armées ottomanes de Gedik Ahmet Pacha, vizir de Mehmet II, en Italie du Sud (Otrente). En Corse, la mémoire se perpétue des pirates barbaresques débarquant sur l'île pour voler, ravir ou réduire à l'état d'esclaves les prisonniers, et ce jusqu'au XVème siècle. L'expédition d'Alger trouve là une partie de sa justification auprès de l'opinion française. L'auteur glisse élégamment, de surcroît, sur certains fâcheux débordements de Croisés, en terre sainte ou à Byzance.
Nedim Gürsel brille par sa culture - Gentile Bellini portraitiste de Mehmet II - et regrette amèrement les raccourcis d'un Jean-Claude Casanova ressortant des armoires les souvenirs de la bataille de Lépante, ou ceux de Valéry Giscard d'Estaing que l'on connut plus heureux, fermant avec brutalité la porte à toute discussion sur la Turquie. Le romancier se montre particulièrement fair play à l'encontre de l'ancien président de la République. Son argument concerne en effet l'île de Chypre, située en Asie mineure, dont la partie méridionale est un membre à part entière de l'Union [1]. Mais Valéry Giscard d'Estaing, avec François Mitterrand son successeur ont largement appuyé à la fin des années 1970 et au début des années 1980, l'admission de la Grèce dans la CEE, ouvrant alors une boîte de Pandore [voir Quiproquo grec], avec la gestion de la frontière maritime à l'est de la mer Egée, ou la question des minorités non grecques [voir Evzones de mer].
Et puis l'auteur laisse exploser son ressentiment. Il découvre sa patrie d'adoption, la France, comme un pays « qui prêche à travers la majorité de sa classe politique et de son opinion publique le rejet et le repli sur soi. [...] Quand on est sûr de soi, on ne ressent pas le besoin d'affirmer son identité. Alors, la France perdrait-elle confiance en elle-même ? D'ailleurs 'l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l'existence', comme dit Amin Maalouf dans son livre Identités meurtrières (Grasset, 1998), dont le titre me paraît tout à fait significatif à cet égard. » Pas une once de cette colère ne me dérange, à condition qu'il l'élargisse à l'ensemble de l'Europe. Nedim Gürsel fait en effet la preuve que les Turcs tombent comme d'autres dans les mêmes panneaux. Il dit admirer Andric, prix Nobel de littérature (Un pont sur la Drina) qui mourut Yougoslave. Comme si des Espagnols revendiquaient la littérature ibéro-américaine et des Français Leopold Sedar Senghor ou Amin Maalouf. L'Adieu aux armes et Pour qui sonne le glas ne métamorphosent nullement Hemingway en un Européen. « Toute tentative de construction d'une identité basée sur l'exclusion de l'autre parce qu'il est différent s'est soldée en Europe par de grandes tragédies. » Cette phrase vaut aussi bien des deux côtés du Bosphore...
Nedim Gürsel désire vanter les mérites de la Turquie et plonge dans l'histoire de l'empire Ottoman. Ce n'est pas tout à fait anormal, mais il faut dans ces conditions contempler le revers de la médaille, assumer l'héritage colonial en Albanie [Le retour du Grand Turc ?] ou au Kosovo [A qui perd, perd], le contentieux gréco-turc, le génocide arménien, la question des chrétiens. En Turquie, en 2009, dans un pays qui punit sévèrement la critique de Mustapha Kemal Atatürk, l'auteur doit répondre du délit de dénigrement des valeurs religieuses, passible de six mois de prison. L'ancien footballeur professionnel Erdogan actuel premier ministre négocie l'interdiction du voile à l'université, mais durcit les lois sur les conversions au christianisme [Illogisme incohérent contre cohérence schizophrène]. En bref, la Turquie cultive un rapport à l'histoire et à la géographie parfois difficile à suivre, mélange de fierté et d'auto-dénigrement. Cela me pousse paradoxalement à donner raison à Nedim Gürsel : toutes les marques caractéristiques de l'Europe se retrouvent en Turquie ! Les Turcs, surtout ceux vivant à Istanbul, ne manquent d'aucun atout pour rentrer dans l'Union [Le barbare avait de l'humour].
Et pourtant, je ne peux faire abstraction de mon manque d'enthousiasme. Que gagnera t-on à former grâce à l'Union Européenne un club de schizophrènes à la mémoire sélective ? Les enjeux ne sont-ils pas déjà gigantesques sans que l'on y ajoute la question kurde, la gestion d'une frontière avec l'Irak, ou encore une diplomatie atlantiste au Proche-Orient ? Evidemment, si la Turquie égale l'empire Ottoman, les disputes s'éteignent quasiment (...) sur la plupart des sujets qui fâchent autour de la Méditerranée et au-delà : l'Irak et Koweit, la Syrie et le Liban, Israël et l'Egypte, la Libye et la Tunisie. En attendant, après une demande des autorités iraquiennes et syriennes de lacher du lest sur les barrages de l'Euphrate, le gouvernement turc a accepté de grossir le filet d'eau, de 230 à 360 mètres-cubes par seconde (contre 950 en 2000 / source AFP).
Dans son discours de Strasbourg de février 2007, Nicolas Sarkozy n'expliquait rien de ses positions. Le non à la Turquie se passe de démonstration. « Je veux une Europe qui ait une existence politique, et qui ait une identité, et par conséquent une Europe qui ait des frontières. Je veux une Europe où tous les pays du monde, fussent-ils démocratiques, n’aient pas vocation à entrer. La Turquie, qui n’est pas un pays européen, n’a pas sa place à l'intérieur de l'Union Européenne. L'Europe sans frontière c'est la mort de la grande idée de l'Europe politique. L'Europe sans frontière c'est le risque de la voir condamnée à devenir une sous-région de l'ONU. Je ne l'accepte pas. » Au fond Nedim Gürsel pense à des siècles d'histoire et plaide de bonne foi, alors que bon nombre d'Européens ignorants font de la question de l'intégration de la Turquie une sorte de signe d'appartenance : l'hostilité à un sphère musulmane vue comme archaïque et lointaine comme cri de ralliement. L'un rêve d'une Turquie idéale, et les autres se contrefichent de l'histoire ottomane. Il cherche à Eviter la tête de Turc mais est tombé dans le panneau.
Même si je préfère l'idéaliste aux nonistes, la discussion éloigne en fin de compte des problèmes du moment. Ceux-ci concernent la sphère économique davantage que géopolitique. Cela étant, aux élections de juin 2009 il sera sans doute plus difficile de dire oui à quelque chose que de dire non à la Turquie.

[1] « 'La Turquie est un pays proche de l'Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n'est pas un pays européen. (...) Sa capitale n'est pas en Europe, elle a 95 % de sa population hors d'Europe, ce n'est pas un pays européen.' Mais la capitale d'un pays désormais européen, Nicosie, ne se trouve-t-elle pas sur la même longitude qu'Ankara et à vingt minutes à vol d'oiseau de Beyrouth ? Ce qu'affirme Giscard d'Estaing n'est pas vrai puisque plus de 20 millions de Turcs vivent sur ces 5 % du territoire européen dont l'agglomération d'Istanbul, jadis la capitale des sultans mais aussi celle de Byzance, qui sera en 2010 capitale culturelle de l'Europe. » / Turquie, l'autre Europe, par Nedim Gürsel / Le Monde / 23 mai 2009.


Incrustation. Drapeaux

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