vendredi 25 juin 2010

Liverpool, capitale pour papy-boomers. (D’un article vantant les mérites de la capitale européenne de la culture 2008)

Le supplément féminin s'appelle Version Femina. Avec son équivalent qui présente les programmes de télévision, il accompagne 38 quotidiens de province dans un lot distribué chaque fin de semaine. Version Femina est vendu avec le Figaro et les autres journaux du groupe Dassault appartenant à sa filiale spécialisée dans la presse (l'ex-groupe Hersant). A ce titre, il touche des millions de Français. La PQR (Presse Quotidienne Régionale) fidélise ainsi ses lecteurs à moindre coût, la publicité finançant une bonne part (?) des coûts de publication. Version Femina nécessite une équipe restreinte, qui réduit manifestement le travail journalistique à la portion congrue. Sa directrice de publication, Constance Poniatowski, annonce dès la page de garde ses exigences : « Version Femina c’est l’invention d’un nouveau registre dans la presse féminine avec des valeurs fortes : proximité, ouverture d’esprit, implication, le tout développé avec optimisme. Version Femina, vous offre chaque semaine une lecture qui allie plaisir et pratique : actu people, culture, interview exclusive, mode, beauté et santé, psycho, cuisine et déco, enfants, droit et argent...sans oublier des reportages et des dossiers spéciaux déco, bien-être, horoscope... » Ne pas se prendre au sérieux et délasser ses lecteurs constituent de nobles objectifs.
Il faut reconnaître qu'au tournant de la dernière page (voir n°311) en papier glacé vantant les mérites d'un matelas de grande distribution, le lecteur savoure sa disponibilité d'esprit... Le cahier des charges a été respecté. Au fil des dossiers, leçons, photos de mode, conseils, et autres fiches de cuisine, rien ne vient perturber la sérénité du lecteur, ou de la lectrice. Pas une fois en 60 pages, il (elle) n'a froncé les sourcils, relu une phrase trop compliquée, cherché dans un dictionnaire le sens d'une expression scientifique, demandé à son entourage ce qu'il pensait de telle ou telle démonstration. Le numéro de la semaine dernière n'échappe pas à la règle. Version Femina n°311 promeut à tour de bras. Même entre les publicités, le journal fait de la promotion. Dans le dossier consacré à la mode, les filles balancent des regards faussement mystérieux, cherchant la décontraction sophistiquée de la haute couture, mais portent des vêtements vendus par les grandes enseignes du prêt-à-porter. Inconséquent et pas cher. Version Femina consacre également deux entrées à la sortie d'un film cherchant à exploiter le filon d'un succès du siècle dernier en le transposant de Corse à Saint-Tropez. On apprend ensuite en page beauté que « c'est le printemps, envoyez vous des fleurs ! ... Pour retrouver cette ivresse bucolique jusque dans vos pots de crème, vos fards à paupières et même vos parfums, suivez-nous. » Un maquilleur passe le pinceau sur le visage d'une jouvencelle. Oui, la myopie peut-être opérée. Non, mon chien tombe sous le coup de la loi « s'il a mordu ma voisine » (sic)... Suivent une dizaine de pages de publicité régionale qui donnent l'impression d'avoir acheté un prospectus gratuit du genre que ceux qui obturent la fenêtre des boîtes aux lettres.
Enfin, nous y voilà, en page 50, l'escapade touristique traite cette semaine de la capitale européenne de la culture pour l'année 2008. « Liverpool, une ville dans le vent. » Julie Chevalier signe un article qui s'écarte du standard de la presse anglo-saxonne. La journaliste a en effet choisi de se passer des liverpuldiens. Ni universitaire, ni journaliste, ni historien locale, le conseiller scientifique de la journaliste prénommée Elizabeth est décrétée spécialiste des Beatles. Les quatre chanteurs ont quitté Liverpool aux premiers jours de leurs succès, mais peu importe. Julie Chevalier remplit trois colonnes en mentionnant les étapes d'un pélerinage profane balisé pour les touristes. Elle ne lésine pas sur l'adjectif bouche-trou : « fameux Fab Four », « fabuleuse épopée » « entrepôt victorien », « antre légendaire », « atmosphère survoltée ». Si on récapitule, la visite Beatles à Liverpool compte quatre lieux : la maison d'enfance de John Lennon, le lieu d'un rendez-vous galant de McCartney, la réplique du Cavern Club dans lequel les quatre Anglais ont commencé à donner des concerts, et un musée ad hoc. Cela peut sembler un peu court, mais la beatlemania aveugle sans doute le jeune retraité à la recherche d'une destination de voyage pour un week-end. Liverpool ne recèle pas de fontaine de jouvence, mais ses commerçants vendent de la nostalgie aux papy-boomers (le public de Version Femina ?).
On l'aura compris, l'article de Julie Chevalier présente des lacunes. Les briques rouges des bâtiments industriels, les docks donnant sur l'estuaire de la Mersey, ou les églises catholiques juste évoquées constituent pourtant l'âme d'une cité fille du commerce et de la révolution industrielle ; une sorte d'enfant du hasard. Le port de la côte occidentale de l'Angleterre se développe en effet au XVIIème siècle, au rythme de la croissance des échanges transatlantiques, en partie grâce à l'argent gagné dans le commerce triangulaire. Il concurrence alors le port de Londres [carte] : les bâteaux partant de Liverpool gagnent rapidement la haute mer en évitant le Pas de Calais et la Manche infestés d'embarcations battant pavillon fleurdelysé, ou affrêtés par des corsaires malouins. Dans la foulée de la réforme élisabéthaine, les liens entre le royaume et sa colonie la plus proche, l'Irlande, se sont resserrés.
Dès le début du XVIIIème siècle, l'étroitesse du Old Dock aujourd'hui remblayé impose un élargissement au sud et au nord. Au XIXème siècle, Liverpool devient le premier port anglais, lieu du transit d'un tiers des marchandises échangées dans le monde. Il colonise au siècle suivant l'autre rive de la Mersey. Reliée à Manchester, la capitale du textile par chemin de fer (1830) puis par canaux (1895), Liverpool reçoit le coton et exporte le charbon. Toutes les industries se concentrent, et la main d'oeuvre catholique afflue, venue d'Irlande ou de Pologne. Au sommet de sa puissance, en 1930, 850.000 habitants vivent à Liverpool. Officiellement, la ville en compte un peu plus de la moitié en 2002 (440.000 habitants), le développement des suburbs ayant coïncidé avec le déclin industriel du port. La Merseyside réunit environ 1.400.000 personnes, dans ce qui forme l'aire urbaine de Liverpool. Grâce à ces quartiers périphériques à fort taux de chômage bien éloignés du centre gentryfié qui attire la journaliste de Version Femina, la ville occupe ordinairement davantage la chronique criminelle que culturelle.
Julie Chevalier fait la réclame d'une ville branchée et nocturne, et pour cela fait la liste des endroits les plus recherchés pour dîner ou se rafraîchir les soirs d'août, lorsque le thermomètre affiche 15°C. Les bâtiments portuaires ou industriels réhabilités à grand frais représentent autant de lieux détournés. L'aviation allemande a durement bombardé la ville en mai 1941. Après 1945, le gouvernement anglais pressé par la reconstruction (ex. de la cathédrale du Christ Roi) et obligé de soutenir les industries en déclin, a lourdement investi dans ce reliquat d'empire perdu. Liverpool est un écrin séduisant mais fragile, dépendant de l'argent public. La ville désindustrialisée attire désormais les activités comme les universités (50.000 étudiants) et les infrastructures de transport subventionnées (parmi lesquelles l'aéroport / RFI), les immeubles de bureaux construits grâce aux mesures de défiscalisation.
En s'extasiant devant un hôtel accueillant des footballeurs du FC Barcelone et la conseillère diplomatique de George Bush, un restaurant japonais très couru, une table cubaine ou française, Julie Chevalier révèle bien involontairement que la capitale européenne de la culture 2008 symbolise surtout une Angleterre en même temps hantée par ses souvenirs, et déracinée, élitiste et cosmopolite, à la fois ville et décor de carte postale. Une capitale pour papy-boomers. En attendant, des centaines de milliers de lectrices (et lecteurs) de Version Femina auront (peut-être) réservé un billet d'avion pour Liverpool. Ceux et celles qui se contentent de voyager par la pensée n'ont retenu que des non - lieux, je le crains : les Beatles, les bars et les restaurants... Partout et nulle part.

PS./ Geographedumonde sur la géographie urbaine : L'argent n'a pas d'ordures.

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