samedi 26 juin 2010

Les nuits de Grigny. (Des émeutes nocturnes dans une banlieue parisienne)

La pièce de théâtre impose ses codes, un peu comme la grande presse ses marronniers. Il en est des articles sur la cité comme des tragédies. Le spectacteur connaît à l'avance la cause de ses frissons. Non seulement cela ne gache pas son plaisir, mais cela le stimule. La lente montée en puissance, les violents échanges entre les personnages de la tragédie et le sang qui coule se retrouvent à la scène comme dans le journal. Luc Bronner (Grigny – l'état d'urgence) en témoigne dans Le Monde du 25 avril 2008. Le titre accroche l'attention mais ne renvoie à aucune nouveauté ; dans la cité de la Grande Borne, règnent l'ennui et le désœuvrement. Nulle colonne infernale marchant sur Paris, nul débordement de la Seine, nul incendie. Dans cette banlieue méridionale, il ne se passe rien pendant la journée. La nuit, l'émeute couve. Avec les heurts entre jeunes et représentants des forces de l'ordre, le journaliste tient donc son récit, le combat entre le mal et le bien.
Le déséquilibre semble évident, mais le suspens agit, car les contours du premier groupe restent vagues. Qui sont ces jeunes ? Le fait d'avoir un certain âge ne constitue pas un délit, et il n'est pas interdit d'aller et venir dans la rue. Les défenseurs de l'ordre occupent également une place mal définie. Représentants de la loi, ils perdent leur légitimité sous la plume du journaliste, parce qu'ils contrôlent des papiers d'identité, parce qu'ils tutoient leurs interlocuteurs, parce qu'ils leur parlent de trop près ou leur demandent de lever les bras pour une fouille au corps. Les policiers provoquent par leur seule présence ? Pourquoi ici dans la cité, et pas ailleurs sur le territoire ? Le lecteur se trouve forcé de prendre parti... Peut-on placer dans un Etat de droit au même niveau ceux qui défendent la loi et ceux qui semblent la violer ? Le journaliste ne tranche pas.
Le décor s'ouvre sous nos yeux. Un architecte utopiste a dessiné les plans d'une ville autrefois idyllique. Elle avait tout pour séduire les futurs résidents, des immeubles comptant peu d'étages, des services collectifs et des espaces verts. Le concepteur de la Grande Borne (1967 – 1972) à Grigny s'appelle Emile Aillaud (1902 – 1988). L'architecte français présente de solides références, mais a exclusivement vécu de commandes publiques hexagonales. Ayant réalisé le pavillon français à l'exposition universelle de 1939, il crée après 1945 des grands ensembles de logements et des établissements scolaires. Il intervient en Lorraine (Forbach, Saint-Avold, Creutzwald, Merlebach et Carling) mais aussi dans la grande couronne ouvrière de Paris : Bobigny, Pantin, Chanteloup, Nanterre, etc. [Voir aussi wikipedia]. Vingt ans après la disparition d'Emile Aillaud, l'artiste reste maudit [1]. La Grande Borne regroupe 11.000 personnes à vingt-cinq kilomètres au sud de Paris, dans le lit mineur de la Seine et la couronne industrielle de la capitale, bordée par l'autoroute A6.
Plus encore que le paysage urbain, Luc Bronner recourt aux habitants victimes de la cité pour habiller sa scène. Ils se rangent en plusieurs catégories, même si tous partagent le même privilège de l'âge mûr. Tous subissent cet enfer sur terre. Les retraités jouent aux boules, et tolèrent les jeunes arrogants qui leur manquent de respect. Les actifs fuient. Les médecins ajournent leurs visites, les livreurs ne livrent plus et les enseignants font grève ; les commerçants ferment boutique. Les parents démissionnent. La spirale perverse, en quelque sorte. Les policiers, on y revient, semblent à la fois omniprésents et inconsistants, boucs émissaires et tortionnaires, exaspérés devant cette cité rétive et excités d'en découdre. Une réputation naît, et le mot passe de services administratifs en salle de rédaction [2]. Les uns s'indignent, les autres relativisent. On s'échauffe à parler de ce spectacle de foire. Cinquante jeunes écervelés tiennent tête aux forces de l'ordre ? Est-ce possible ?
Que les quelques lignes n'induisent pas le lecteur en erreur... Les problèmes ne manquent pas, bien que le journaliste du Monde ne donne pas toutes les pistes pour comprendre. Il avance l'argument démographique : trop d'enfants naîtraient à Grigny, qui ne trouvent pas de structures d'accueil adéquates [3]. Il conviendrait alors de faire une remontrance à la mairie ou encore à l'Education Nationale. Luc Bronner rebondit ensuite sur l'argument ethnologique. La famille africaine concevrait l'éducation comme résultant d'une responsabilité collective des adultes [4]. Transposer le modèle ne réussit pas. En outre, le système secondaire échoue à Grigny et laisse sans qualifications un grand nombre d'adolescents. Le chômage les guette, prélude à une survie grâce à des petits trafics ; le cannabis transite dans des voitures utilisant l'A6. L'exclusion produit la violence, déplore le journaliste. Avant de parvenir à ce qui me semble le cœur du problème, la démonstration convenue s'interrompt.
La tyrannie du territoire ouvre en effet d'incomparables perspectives... Pourquoi tant de familles restent-elles à la Grande Borne ? Sauf à considérer qu'elles s'y plaisent – l'arrivée régulière de nouveaux résidents laisse supposer qu'un certain nombre s'en vont – les personnes qui continuent à habiter sur place n'ont aucune alternative. Les propriétaires gardent leurs appartements ? Ils ne pourraient acheter ailleurs en banlieue parisienne sans perdre le tiers (la moitié ?) de surface habitable. Les locataires pauvres ont opté en masse pour Grigny ? La mairie et les offices HLM en ont créé les conditions. Quand Luc Bronner affirme que des dizaines de millions d'euros investis n'ont servi à rien, il a donc manifestement tort. Les subventions ont favorisé l'homogénéité sociale dans la cité. Celui qui perçoit les minima sociaux, qui ne paye aucun frais scolaire pour ses enfants, et qui bénéficie d'aides au logement à Grigny doit craindre de ne pas recevoir autant dans une autre commune. Il n'en demeure pas moins que la Grande Borne révèle une situation plus générale, la flambée des prix de l'immobilier (Steack haché cerise) et la multiplication des quartiers pavillonnaires (En pays briochin, les merveilles n'existent pas).
Même si elle est dépassée par des groupes de jeunes turbulents, l'équipe municipale de Grigny est-elle généreuse ? C'est une générosité intéressée qui se traduit par une imposition locale propre à décourager les ménages aisés. Constituer une clientèle semble en tout cas efficace pour une réélection. En attendant, le désordre renaït régulièrement, et les missions données à la police se heurtent au flou juridique, qu'il s'agisse de la protection des mineurs ou de la lutte improbable contre les trafics de drogue, à quelques kilomètres de milliers de consommateurs réguliers. Les figurants casqués reçoivent un ordre inapplicable. Les nuits de Grigny. Les jeunes acteurs de cette farce sinistre jouent sans autres spectateurs que les cameramen et les forces de l'ordre. Ils n'abiment qu'eux mêmes et la scène de leur triste théâtre quotidien. Transposés à Los Angeles, à Rio, ou dans une quelconque périphérie de Karachi, ils apparaitraient tels qu'ils sont, de bien pathétiques destructeurs.

PS./ Geographedumonde sur la banlieue parisienne : Que la Marne en furie dévale dans la Seine.



[1] « Le quartier, dont une petite partie se trouve sur le territoire de Viry-Châtillon, était pourtant né d'une utopie. Celle de l'architecte Emile Aillaud de créer une cité-dortoir qui devienne une 'cité des enfants'. Des immeubles de deux ou trois étages, construits entre 1967 et 1971 pour faire face à la poussée démographique. Des ruelles piétonnières qui serpentent entre les bâtiments colorés. Des places où les anciens prennent le soleil l'après-midi et où les enfants peuvent jouer. Et, au milieu de ce triangle, un immense espace vert - pelouse, pâquerettes, arbres - qui donne un faux air de campus universitaire, en moins bien entretenu ». [Luc Bronner]
[2] « Le ministère de l'intérieur parle de véritables 'guets-apens'. Convaincus qu'un jour il y aura un mort, les policiers de terrain évoquent, eux, des scènes de 'guérilla urbaine'. [...] Dans le palmarès informel des cités difficiles, la Grande-Borne est au sommet. 'Certainement un des quartiers les plus durs d'Ile-de-France', note Michel Lernoux, procureur adjoint de la République à Evry. Toujours précurseur dans les violences urbaines, bien plus sensible, en réalité, que Clichy-sous-Bois (Hauts-de-Seine) ou Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), les stars mondiales des french riots. Les premiers coups de feu contre les policiers pendant des émeutes ? A Grigny, lors des violences de l'automne 2005, puis à nouveau en mars 2008. La mode des incendies de bus ? Grande-Borne, octobre 2006. Les 'caillassages' de pompiers ? Les mortiers improvisés avec des feux d'artifice ? Les attaques de particuliers sur la nationale ? Les incendies d'école ? De voitures ? La Grande-Borne, encore et toujours. » [Id.]
[3] « Avant d'être la ville des émeutes, Grigny est la ville des poussettes. Près de 800 naissances par an, soit un millième du total des naissances en France pour une commune de 25 000 habitants. Le taux de natalité de la ville se situe exactement entre la moyenne française (13 naissances pour 1 000 habitants) et la moyenne du continent africain (38 pour 1 000). Des gamins partout, dans les crèches, les écoles, le collège, au bas des immeubles, dans les halls, sur les places, au gymnase, sur les stades : 28 % de la population ont moins de 14 ans, 23 % ont entre 15 et 29 ans. » [Id.]
[4] « 'Quand les familles arrivent ici, elles sont sur une conception traditionnelle de l'éducation : elles pensent que tout le monde va être responsable des enfants. Que les voisins, les tantes, les cousins vont surveiller les gamins.' [témoignage d'un habitant] Au milieu de fratries importantes, notamment lorsqu'il s'agit de familles polygames, ces jeunes finissent par s'élever tout seuls ou entre eux. [Où sont les parents ?] Pas démissionnaires, mais dépassés par un mode de vie et des codes sociaux qu'ils ne maîtrisent pas. Dépassés par l'obligation d'assurer la survie immédiate. Déboussolés aussi par leurs enfants qui apprennent le français plus rapidement et qui obtiennent un statut d'adulte en rapportant un peu d'argent grâce au 'business'. » [Id.]

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