vendredi 25 juin 2010

Le retour du Grand Turc ? (Faut-il craindre la constitution d’une grande Albanie avec l’indépendance du Kosovo ?)

Les rumeurs concernant la possible déclaration d'indépendance du Kosovo vont bon train. Celle-ci risque de fâcher nombre de Serbes. Les Kosovars en majorité albanophones ne s'apprêtent-ils pas à effacer la frontière qui sépare l'ancienne province yougoslave de l'Albanie ? Pour les Européens, n'est-ce pas un pas de plus vers l'intégration de la Turquie ?
La peur de la Grande Albanie renvoie à celle de la Grande Serbie, de la Grande Hongrie, ou encore de la Grande Bulgarie. Pourquoi faudrait-il s'inquiéter de l'une plutôt que de l'autre ? Et si les uns et les autres peuvent en appeler à l'histoire et à la géographie pour redessiner le tracé des frontières balkaniques, n'est-ce pas justement la preuve qu'elles gênent la compréhension de la péninsule ? Le terrain a compartimenté, tandis que les empires ont imparfaitement coagulé l'éclatement fragmentaire des populations. Les frontières recoupent peuples et langues, insiste Paul Garde dans son Discours balkanique. Il s'agit par conséquent de s'en affranchir si l'on souhaite comprendre.
Non, l'Albanie n'est pas un petit pays, dans le sens dépréciatif que l'on donne à un petit bout de terre un peu isolé et qui n'intéresserait personne en dehors de ceux qui y habitent. Elle ne couvre qu'une surface de 30.000 km² – l'équivalent d'une région française – mais ce chiffre induit en erreur. Car sur le territoire albanais convergent et se chevauchent trois aires de civilisation, pour utiliser une expression englobante : à la fois littorale et italienne, grecque, ottomane et montagnarde. Ce dernier adjectif renvoie à la racine du mot balkanique dérivé du turc, à partir d'un toponyme bulgare [source]. Le mot Albanie semble signifier une unité religieuse, linguistique ou même ethnique ; elle n'existe pas plus que dans les autres pays de cette péninsule longtemps appelée Turquie d'Europe. Des intellectuels albanais ont imaginé ce concept à la fin du XIX ème siècle, finalement officialisé avec l'indépendance en 1912.
Après 1945, malgré la dictature communiste, le recours exclusif au tosque, la langue majoritaire dans la moitié sud n'a pas effacé le guègue, albanais septentrional dont on trouve une variante éloignée de l'autre côté de la frontière nord-est, au Kosovo [source]. Pour Arshi Pipa [The Politics of Language in Socialist Albania – Université de Columbia (1989)], « la formation de l'albanais unifié sur la base presque exclusive du tosque s'explique par l'origine méridionale d'Enver Hoxha et de la plupart des autres dirigeants principaux de son régime et par le fait que le guègue symbolisait à leurs yeux le défunt régime de Zog dont c'était la langue officielle, les forces anticommunistes qu'ils avaient vaincues et l'influence italo-vaticane. » [Michel Roux / Les Albanais en Yougoslavie, minorité nationale, territoire et développement / Editions MSH – 1992 / P.284 ].
Les simplifications valent davantage encore à l'étranger. Cette Albanie brocardée comme une terre de Barbares et de bandits violente et clanique, a été précocement hellénisée. Les fleuves du sud de l'Albanie, dont l'Osum ou le Vijosë (voir carte) ont un prolongement ou prennent leur source en Grèce. Les vallées de direction sud-est / nord-ouest sont des voies naturelles de communication vers les plaines orientales et vers Athènes. Pyrrhus, roi d'une Epire aujourd'hui coupée par la frontière avec la Grèce se fait l'ultime défenseur de la Grèce contre Rome. Après Alexandre, il s'évertue en vain à unifier le monde hellénistique et échoue devant Sparte [Pierre Cabanes]
Les Romains colonisent cette région qu'ils appellent l'Illyrie bien avant la conquête de la Gaule par César, dès le III ème siècle avant notre ère. Les liens avec la péninsule italienne située de l'autre côté de l'Adriatique n'ont par la suite jamais connu d'interruption jusqu'à ce que les communistes tentent d'éradiquer cet héritage... Venise contrôle Durazzo (Durrës) et Volona (Vlorë) et fait de ces ports des étapes vers Corfou, puis la mer Egée et la Méditerranée orientale : fil d'ariane pour les commerçants ou pour Croisés en route pour Jérusalem [Heeren]. Quand l'armée ottomane envahit au milieu du XVème siècle la péninsule balkanique, les chrétiens qui refusent d'abjurer leur foi après l'invasion ottomane quittent leurs terres en plusieurs vagues. Beaucoup s'installent au sud de la botte italienne (source).
Alors admettons. Istanbul cesse d'administrer le pays, et des patriotes proclament à la fin du mois de novembre 1912 l'indépendance d'une Albanie homogène, et sans lien avec son environnement géographique. Mais le pays souffre longtemps après de son arriération économique et de l'absence de réseaux de transport. Sa population demeure, en majorité musulmane, structurée autour des clans. Rien ne change, ou presque.
Une influence chassant l'autre, Rome pousse ici ses pions, concurrencée entre 1914 et 1918 par Athènes (occupation de l'Epire albanaise) et Paris, présente par l'entremise de l'armée d'Orient, installée à Korça : Enver Hoxha rentre dans le lycée ouvert par les Français. Dans l'entre-deux-guerres en Albanie, chacun constate l'influence de Rome. Au contraire des autres occupants, les Italiens maintiennent une présence militaire sur l'île de Sazan [voir carte]. Ahmet Zogu, un chef de bande du nord s'impose à Tirana grâce à ses appuis italiens. Zogu devient Zog I er en septembre 1928. Rome finance le régime et encadre son armée. Parce qu'il souhaite s'en dissocier, Zog se brouille avec le régime fasciste. Au printemps 1939, alors qu'elles quittent l'Espagne acquise à Franco, les troupes italiennes traversent l'Adriatique. C'est le début d'une occupation militaire et coloniale qui dure quatre ans, ponctuée par la guerre contre la Grèce. Une dizaine de divisions postées à la frontière sud de l'Albanie remontent les vallées méridionales évoquées plus haut, mais bloquent devant l'armée grecque. Elles doivent même reculer à la mi-novembre 1940 avant de stabiliser le front au début de l'année suivante : au nord de la frontière grecque ! Même s'il a grapillé le Kosovo après l'occupation de la Yougoslavie par l'armée allemande, Mussolini n'a pas réussi à constituer une grande Albanie italienne. [Pierre Castellan]
En conclusion, les Albanais constituent une pièce de la mosaïque méditerranéenne et balkanique. Comme d'autres, le jeu des frontières imposées de l'extérieur leur échappe. L'indépendance du Kosovo – pour ne prendre que cette facette du problème – ne me semble pas ouvrir la voie à l'unification de la grande Albanie, les occupants successifs de la petite Albanie lui ayant légué sa forte hétérogénéité. L'administration de la péninsule balkanique par l'empire Ottoman n'y a rien changé : pourquoi craindre un retour du grand Turc ?
La fixation d'une frontière entre le Kosovo et la Serbie répond néanmoins de la plus mauvaise façon aux problèmes de la province albanophone. La prospérité viendra de la libre – circulation des biens et des personnes, et non pas de la constitution utopique d'Etats jugés viables parce qu'ethniquement homogènes (purs ?). Pour les Kosovars, le lien avec l'Albanie compte bien moins que le maintien d'une liaison avec l'axe majeur des Balkans, passant à l'est de la province. Ce dernier relie deux vallées, celle de la Morava (Sud-Nord), une rivière qui se jette dans le Danube à une trentaine de kilomètres de Belgrade, à celle du Vardar – Axios (Nord-Sud) fleuve qui change de nom en traversant la frontière entre Macédoine et Grèce et termine en mer Egée, à l'ouest de la presqu'île de Chalcédoine (carte).

PS./ Sur l'Albanie, voir : Ne pas confondre Allemande et Albanaise.

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