samedi 26 juin 2010

Utopie en tache. (D’un éco-village à Los Angeles)

Bâtir une utopie à Los Angeles revient à aménager une plage sur l'Océan Glacial Arctique. Thomas More imagine l'Utopie, le lieu parfait au sens éthymologique, sur une presqu'île transformée en île par ses habitants. Terre isolée à l'abri des conquérants, Abraxa consacre la victoire de la raison. Les villes utopiques s'organisent selon un ordre purement mathématique, censé garantir l'égalité entre les citoyens ; dans la capitale, les rues mesurent toutes 6,5 mètres de large. La métropole la plus déraisonnable et la plus désorganisée du monde occidental ne correspond pas à la ville théorique de Thomas More. [source]. La conurbation californienne a cependant inspiré les architectes et les artistes. A Pasadena, ou sur les collines dominant le brouillard de pollution, de magnifiques villas témoignent du raffinement passé de Los Angeles : Gamble House construite au début du XX ème siècle, Storer House édifiée en 1923 sur le modèle d'un temple précolombien par Frank Lloyd Wright à l'extrémité d'Hollywood Boulevard (n°8161) [voir aussi les plans], Case-Study House (1950) sur Wonderland Park Avenue (n°22), pour laquelle Pierre Koenig réduit le dessin et gomme autant que possible la structure, avec une piscine surplombant Los Angeles, ou encore Wolff House de John Lautner, la plus récente (1963), 1530 Hedges Place. On trouvera sur Le Monde une synthèse.
Los Angeles suscite cependant la plupart du temps le rejet, parce qu'à la fois encombrée et démesurée, associée aux paillettes d'Hollywood autant qu'aux miséreux de Skid Row. Ce quartier fait figure de vaste cour des miracles dans laquelle se rassemblent paumés allongés à même le sol, enfants des rues, sans-toits au regard hagard, camés vociférants et prostituées sous l'emprise de stupéfiants. La caméra y filme l'obésité banalisée, marqueur social des plus pauvres. En l'absence apparente des pouvoirs publics, des associations caritatives prennent le relais. Les volontaires préparent et distribuent chaque jour des repas gratuits sans condition, et aident à la réinsertion. 10.000 personnes sans abris vivraient à l'année à quelques encablures des gratte-ciels, à huit kilomètres au sud-est des collines d'Hollywood. Les policiers municipaux ferment les yeux sur les petits trafics, et peinent à endiguer les plus graves. Skid Row concentre tous les problèmes sociaux des grandes agglomérations occidentales.
A l'écart de la société métropolitaine, les marginaux en reflètent tous les excès : difficultés économiques, prix de l'immobilier et surtout consommation de drogue. Skid Row appartient au patchwork urbain, comme des centaines d'autres pièces, les unes et les autres organisées selon des critères ethniques, selon les niveaux de revenus, ou bien en fonction de l'activité, mais toutes séparées les unes des autres. Spécialisation ? Tache de pauvreté dont on ne sort probablement pas indemne. [Voir l'enquête d'Armelle Vincent / XXI] Dans ce quartier terminent ceux qui n'ont pas trouvé leur place dans une organisation urbaine basée sur l'homogénéité sociale, dans une société obnubilée par la réussite personnelle.
A Los Angeles, les égarés authentiques cohabitent avec des rebelles d'opérette. Gaëlle Dupont décrit dans le Monde du 25 avril 2008 un groupe d'éco-villageois qui prétendent réaliser une utopie environnementale au milieu de l'enfer urbain de Los Angeles. L'expérience a commencé au début des années 1990 par l'achat à plusieurs d'un immeuble situé dans la partie centrale de l'aire urbaine, 117 Bimini Place. Entre Skid Row et Hollywood, au sud de l'autoroute 101, Bimini était encore à l'extérieur de la ville quand y sont implantés les premiers bains publics de la ville en 1905 [source]. Quand ils achètent l'immeuble, quelques mois après les émeutes raciales de 1992, les biens immobiliers à vendre trouvent rarement preneurs.
Les pionniers qui investissent dans la partie centrale de Los Angeles parient peut-être sur l'avenir. Comme ailleurs, la fortune a en tout cas souri aux audacieux qui ont précédé le mouvement de gentryfication. Les ménages aisés redécouvrent les centres-villes à l'heure où les voies d'accès et autoroutes urbaines s'engorgent. A la merci de brusques flambées des cours du pétrole et plus récemment de l'affaissement du dollar, l'automobiliste paye soudain cher le moindre déplacement dans une aire urbaine de 10.000 km². Au printemps 2008, les deux candidats aux primaires démocrates s'entredéchirent sur le thème du relèvement des taxes sur le carburant.
Les propriétaires du phalanstère de Bimini Place jouissent surtout d'une rente de situation. Car leur placement a fructifié au point que la location d'appartements ne rapporte qu'une somme symbolique. Ils se permettent de faire la fine bouche en sélectionnant les candidats au logement dans leurs murs. Les loyers moitié moins élevés que la moyenne – 450 dollars pour un deux-pièces – constituent un attrait sans doute aussi puissant que la philosophie régnant dans ces lieux : le jardin, le coq qui chante. Gaëlle Dupont ne dissimule pas sa sympathie pour la doyenne – fondatrice de l'écovillage. La septuagénaire divorcée se dit revenue de tous les mirages de la consommation, hostile au matérialisme ambiant. Invoquer les philosophes a certes plus d'allure que gémir sur les ravages du temps. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois : « Tip the world on its side and everything loose will land in Los Angeles. » Frank Lloyd Wright.
Les habitants de L.A. se sont installés au-delà de la dernière parcelle construite, le long des freeways traversant la ville, toujours plus loin. En l'échange d'un modeste pécule, n'importe qui a pu acheter son terrain et faire construire sa maison. Les résidents de Bimini Place vivent à l'inverse dans la partie péricentrale de l'aire urbaine, accessible en vélo, sans se soucier des embouteillages quotidiens. Ils se targuent d'être respectueux de la nature [1], mais bénéficient en réalité de leur rente de situation. Jusqu'à une période récente, l'eau et l'énergie valaient peu de choses. Or, avec 325 jours d'ensoleillement annuel, les maisons de plain-pied avec jardin ne peuvent rivaliser avec un immeuble bien ventilé, naturellement climatisé.
L'éco-village présente tous les attributs d'une communauté étouffante, avec ses militants et ses végétariens, au sein de laquelle on partage le dîner du dimanche, et on vote à main levée pour intégrer un nouveau membre. Peu importe au fond. Cette tache d'utopie dans le gigantesque patchwork de Los Angeles suscite plus d'articles que de transformations dans le paysage urbain [2]. Plus chanceux que vertueux, les habitants de Bimini peuvent demain perdre leur rente de situation, avec la baisse des prix de l'immobilier. Ils sont les faire-valoir des fragilités et dépendances de la conurbation californienne, au même titre que les miséreux de Skid Row...

PS./ Geographedumonde sur la Californie : California nightmare.



[1] « Les logements comportent en outre tout l'attirail du parfait écologiste : chasses d'eau économiques, ampoules basse consommation, poubelles sélectives. Chacun alimente le tas de compost du jardin. Le sol de l'escalier est fait de pneus recyclés, les dalles de moquette viennent de chez InterfaceFlor, une entreprise qui met en pratique les principes de l'économie circulaire : elle loue les dalles et les remplace quand elles sont usées, afin de les recycler. Les légumes et les fruits sont achetés en gros à un producteur du marché biologique de la ville. Trois appartements seront bientôt alimentés par des panneaux solaires. » / Gaëlle Dupont.
[2] « Le 117 Bimini Place tente d'avoir un impact sur le quartier. Ses habitants ont fait changer le revêtement du trottoir, pour récupérer l'eau de pluie et la purifier avant le retour à l'océan. Une centaine d'arbres fruitiers ont été plantés dans le quartier, malgré l'opposition des autorités de la ville - un passant pourrait glisser sur un fruit et faire un procès. » / [Id.]

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