A l’occasion de l’entrée officielle du Vietnam dans l’OMC, j’écrivais en novembre dernier un papier [L'oncle Hô, le grand Charles et l'oncle Sam] emprunt d’un prudent optimisme. Les articles de journaux répercutaient alors la nouvelle, sans trop insister sur les incohérences historiques du régime communiste vietnamien, qui semblait brusquement adoré ce qu’il avait abhorré durant de nombreuses décennies. Le nationalisme vietnamien s’accommodait-il soudain d’une mise en concurrence commerciale, d’une ouverture à l’occidentalisation rejetée hier ?
Le procès du prêtre Nguyen Van Ly et sa lourde condamnation m’amènent à reprendre le fil interrompu. Car une image – grâces soient rendues à Francis Deron et au Monde – double la terrible nouvelle, et suscite le dégoût. Des caméras ont figé le geste d’une brute aux bras épais en train de bâillonner l’ecclésiastique pour qu’il se taise. Flanqué de deux hommes en uniforme, ce tortionnaire déguisé en civil crie lui au monde sa raison sociale, en même temps que la lâcheté de ses commanditaires : sans nul doute l’exécuteur de basses œuvres est un fonctionnaire de la police politique locale. Ainsi, non seulement le parti fait condamner ceux qui osent le critiquer, mais il veut faire passer un avertissement : l’attendu évoque un « comportement criminel très grave mettant en danger la République socialiste du Vietnam, nuisible à la sécurité nationale et générant un clivage entre les pratiquants religieux et le peuple ». Les hautes autorités d’Hanoi envoient donc un message à la population : l’ouverture du Vietnam est économique. Pour le reste, rien ne change : le nationalisme qui sous-tend l’action judiciaire sonne comme une rejet de l’impur, du mélange, et surtout, de tout apport étranger…
Là se situe le cœur d’un contresens qui n’a rien, à mon avis, de malencontreux. Le christianisme n’est pas hors du Vietnam : il est au contraire à l’intérieur, constitutif de son histoire et de sa géographie. L’une des premières figures en est le jésuite franco-portugais Alexandre de Rhodes, le créateur de l’alphabet vietnamien il y a près de quatre cents ans. Ce dernier forge l’outil d’une autonomisation de la population viet, lui permettant de rompre au plan linguistique – la symbolique est forte – avec la Chine toute proche ; tellement proche qu’on ne compte plus les interférences dans la péninsule indochinoise. Par simple cabotage, la marine impériale longe les côtes méridionales de la mer de Chine. Elle accède au littoral vietnamien, puis remonte ensuite le fleuve Rouge (Tonkin ) ou le Mékong (Cochinchine ). Alexandre de Rhodes (1591 – 1660) commence par étudier la structure de la langue, établit une hiérarchie par phonèmes, tout en faisant connaître jusqu’à Rome les fruits de son travail. Les Vietnamiens utilisent aujourd’hui son alphabet phonétique romanisé, le quôc ngu .
Le christianisme vietnamien a quatre siècles d’histoire, et malgré la surveillance politique, les vexations et les brimades orchestrées par le régime communiste, plusieurs millions de personnes professent leur attachement au Christ, parmi lesquels 4,5 millions de catholiques romains. Ils font inconsciemment œuvre de géographie (la science des liens et non celles des frontières), car les premiers prêtres catholiques ont utilisé les routes commerciales ouvertes par les navigateurs portugais dès le début de la Renaissance européenne. Ceux-ci passent le Cap de Bonne-Espérance dès 1499 (Diaz), empruntent le canal du Mozambique, fondent avant tous les autres marchands européens les premiers comptoirs de l’Inde. Les plus téméraires commercent bientôt directement avec la Chine pour ne pas rémunérer de coûteux intermédiaires : après avoir traversé le détroit de Malacca, ils accostent au début du XVIème siècle.
Sur leurs bateaux voyagent les franciscains ou les jésuites tels François Buzoni, Diego Carvalho et autres Alexandre de Rhodes. Ces hommes partent seuls et obtiennent très vite de nombreuses conversions désintéressées. J’insiste sur ce point fondamental, car les missionnaires français du XIXème siècle qui débarquent en Indochine deux siècles après eux peuvent théoriquement solliciter la protection de leur patrie d’origine ; Paris finit d’ailleurs par diligenter des troupes sur place dès le Second Empire. Les premiers jésuites au contraire, ne sentent pas le godillot. Ils n’ouvrent pas la porte aux commerçants européens : Espagnols et Portugais se sont désintéressés du Vietnam, concurrencés par des Hollandais et Anglais développant à l’écart de l’Indochine leurs propres réseaux commerciaux.
A leurs nouveaux coreligionnaires vietnamiens, les prêtres catholiques offrent au mieux l’inconfort, l’exclusion de leurs communautés d’origine et au pire la mort. Car les souverains d’Hué s’inquiètent vite de la diffusion rapide du christianisme chez leurs administrés. Ils ordonnent en 1663, puis à dates régulières de sanglantes répressions ; sans distinctions de couleur de peau. Car dès 1668, on recense deux premiers prêtres consacrés, l’un au Tonkin et l’autre en Cochinchine. Le premier synode vietnamien date de 1678, deux ans après le débarquement des dominicains ; Louis XIV entame son règne personnel et le chantier de Versailles commence tout juste. Un an plus tard, les dominicains sont propulsés à la tête du Vicariat Apostolique du Tonkin, en partenariat avec les Pères des Missions Etrangères de Paris. Le rythme des persécutions ne faiblit pourtant pas : 1698, 1712 – 1720, 1745 ou encore 1773. En 1759, on compte déjà 120 000 catholiques et 25 prêtres vietnamiens ; uniquement dans l’ouest du Tonkin. Voir ici .
Malgré un risque que je réfute bien sûr – hiérarchiser entre chrétiens d’avant et d’après n’a pas grand sens – je sauterai la période qui s’étend de la fin du XVIIIème siècle jusqu’à 1975. L’époque qui s’ouvre n’est plus la même : révolution industrielle, développement du commerce et impérialisme colonial déstabilisent l’action missionnaire précédente. Depuis 1975 et la fin de la guerre dite du Vietnam qui opposait le Vietcong à l’armée américaine, aucune puissance ne prétend menacer la primauté du parti communiste vietnamien ; les chrétiens survivent dans les nouvelles catacombes. L’argent des entreprises et des touristes occidentaux pérennise même paradoxalement le pouvoir des nouveaux Néron d’Hanoi. Lisez, et vous jugerez : ici .
En guise de conclusion, je laisse la parole à feu l’Archevêque de Hué, Nguyên Kim Diên : « Dans les écoles, les élèves écoutent sans arrêt des cours où l’on attaque et calomnie l’Eglise catholique. Dans les générations précédentes, il y a eu certainement des erreurs ; mais, si on les réfère aux deux mille ans d’histoire du christianisme, quel poids ont-elles en face de tout ce qui s’est fait de bien et de juste dont on ne parle jamais ? » [Benoît ZOBLER, Catholiques au Vietnam / AED – Aide à l’Eglise en Détresse / 2004 / p.181] C’était, en 1977, le message universel d’un Vietnamien.
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