vendredi 25 juin 2010

Pauvre Corse… Déchirée entre rêveurs obsessionnels et dilapidateurs professionnels. (De la construction d’un barrage sur le fleuve Rizzanese)


Séance du 24 novembre 2005. L'assemblée de Corse se trouve alors réunie à Corte. 41 élus sont présents, mais 10 ont donné pouvoir à un tiers pour les représenter lors des discussions et du vote. Monsieur Jean-Guy Talamoni fait partie de ceux-là. L'assemblée évoque ce jour-là le plan énergétique encadrant la conception et la construction d'ouvrages sur l'île pour la période 2005 – 2025. Le compte rendu commence par les attendus : rappel des lois dites de décentralisation (1), des lois portant sur le renforcement des régions en 1986 (2), de la loi du 22 janvier 2002 sur la Corse, mais aussi du Code Général des Collectivités Territoriales, ainsi que d'un certain nombre de décrets. Il se poursuit par une justification non hiérarchisée (considérant que...) : « la crise énergétique qu'a connu la Corse durant l'hiver 2005 », les conclusions d'une enquête menée par un ingénieur général des mines, l'échec des plans précédents parmi lesquels le Plan énergétique de 2001, la vétusté de certains barrages de l'île (sont cités ceux de Lucciana et d'Ajaccio), ou encore l'impérieuse nécessité de privilégier les énergies renouvelables. Quel sens faut-il donner à cette énumération ? S'il a manqué d'électricité en 2005, de nouveaux barrages pourront effectivement suppléer. Mais l'élargissement du parc n'améliore pas l'état des barrages incriminés ; il pourrait même amener une dilution des moyens financiers et humains sur un trop grand nombre de sites. De la même façon, l'échec de la programmation passée ne détermine pas forcément le succès de celle qui s'annonce...
Les élus ne s'en tiennent pas là et exposent ensuite les motifs jugés déterminants, à commencer par leur légitimité vis-à-vis du peuple corse (statut particulier de 1982). Il n'empêche que le calendrier gouvernemental semble très présent dans leurs esprits, évoqué dans un autre paragraphe qui signale la redifinition de la politique énergétique française, et l'annonce programmée d'une aide future apportée aux zones non interconnectées (...) L'Assemblée de Corse ne perd donc pas une occasion de glaner à l'avance une subvention de Paris. Elle demande un approvisionnement en électricité sûr et fiable, basé sur l'exploitation des « ressources naturelles locales ». A ce titre, le gouvernement de Dublin devrait imposer aux Irlandais l'usage de la tourbe, et celui de Brasilia le recours à la canne à sucre pour les Brésiliens. Ainsi, alors que dans de nombreux pays les opérateurs électriques se déterminent en fonction des cours internationaux du pétrole et du gaz naturel (secondairement, du charbon, comme en Chine), la Corse part sur une voie originale, celle de la préférence régionale.
Les élus disent cependant tirer les conséquences des échecs précédents : interconnection Italie–Corse et construction d'une centrale thermique à gaz abandonnées, plan de 2001 ajourné. Les élus insistent à deux reprises sur les interactions entre la Corse et la région Provence Alpes-Côte-d'Azur (Pôle de compétitivité PACA–Corse) alors qu'ils portent la responsabilité, eux ou ceux qui les ont précédés, d'une séparation des deux conseils régionaux. Mais le doute ne semble pas les habiter. Ils ne tirent pas pour eux-mêmes les enseignements de ces échecs, loin de là. « La consommation d'énergie a cru au rythme annuel de près de 4 % en moyenne par an depuis dix ans. [...] C'est principalement là que réside la cause de la crise insupportable qui a marqué l'hiver 2005. » L'Île de Beauté comptait 296.000 habitants en 1901, pour 281.000 en 2007 (estimations INSEE). Le total reste en deçà de ce que l'on pourrait craindre compte tenu des moyennes de natalité (10,4 pour 1.000 habitants) et de mortalité (10 pour 1.000). La population reste à un niveau assez stable grâce à un solde migratoire très excédentaire (source).
Rien n'a été construit, peut-on lire en substance, mais la faute est ailleurs. Les élus corses le regrettent apparemment : en tout cas les consommateurs n'arrêtent pas de consommer. Or l'offre suscite la demande. Il n'y a donc qu'une explication possible. Les Corses ont inconsciemment considéré que les prix pratiqués par EdF incitaient non à restreindre leur consommation, mais au contraire à l'encourager. Seuls des prix en forte hausse – faut-il le rappeler – peuvent réguler la demande. Les rédacteurs closent ce préambule par trois recommandations : sécuriser l'approvisionnement, préparer l'avenir, et maîtriser l'énergie tout en privilégiant les énergies renouvelables. Qui en disconviendra ? Forts de ces arguments, les élus appellent de leur souhait le renforcement de l'interconnection électrique avec le continent, la pose d'un gazoduc sous-marin (broutilles que ces quelques dizaines de kilomètres), ainsi que la construction de deux centrales thermiques : l'une dans la région de Bastia et l'autre dans celle d'Ajaccio. L'article 8 stipule que l'Etat réunira une commission pour sélectionner les possibles implantations. Pas fou.
La section 3 du document retient néanmoins mon attention, qui porte sur un projet dans la vallée du Rizzanese, un fleuve côtier du sud-ouest de la Corse, qui se jette dans le golfe de Propriano. L'injonction comminatoire remplace soudain la vague remontrance : l'Assemblée « Réaffirme son attachement à la mise en service du barrage hydroélectrique du Rizzanese. Constate que cet ouvrage, programmé par EdF en 1994, à la demande du Ministre de l'Industrie, s'est trouvé retardé, de manière inacceptable, par des actions dilatoires, des erreurs de procédure et des contentieux successifs. Exige que, dès l'issue de l'ultime procédure contentieuse en cours, dans le cas où celle-ci serait positive, EdF, sur l'impulsion de l'Etat et sous le contrôle de la Collectivité Territoriale de Corse, lance immédiatement le chantier et en accélère la réalisation, pour que l'ouvrage, d'une puissance de 55 MW, soit livré dès 2011 conformément aux engagements réitérés d'EdF. »
Le paragraphe précédent ne laisse aucune place aux critiques, ce qui n'est pas le cas d'Internet, tribune ouverte aux opposants. Sur une ligne essentiellement écologiste, leur argumentaire cache à peine un rejet brut. Ici comme ailleurs, les opposants refusent un barrage au nom de la morale. Tout en s'en défendant, ils se cantonnent au registre binaire environnement, bien... Barrage pas bien [voir le WWF ou encore ici]. Les arguments font défaut. Au mieux trouvera t-on une saine mise en cause des élus régionaux, et de l'ancien ministre José Rossi en tête, dont on a observé plus haut l'inconséquence passée : Oui, le barrage permettra de gonfler les caisses de plusieurs mairies des communes concernées, grâce au versement de la taxe professionnelle. Ce captage des impôts locaux ne vaut cependant pas qu'en Corse.
Ce barrage en cours de réalisation suscite plus d'une réserve, mais d'ordre géographique. La Corse dispose peut-être d'un potentiel hydroélectrique, mais présente un risque sismique non négligeable (moindre qu'en Haute – Corse). Elle souffre d'un inconvénient autrement plus gênant, d'origine pluviométrique : l'existence d'une saison sèche s'étendant selon les années de trois à cinq mois. Les précipitations interviennent à partir de l'automne, au cours de l'hiver et au début du printemps, par le passage des perturbations d'origine océanique : sous forme neigeuse dans la haute - vallée du Rizzanese (Alta Rocca). En été, les barrages méditerranéens perdent une proportion importante de leur eau par évaporation. C'est justement le moment pendant lequel les besoins électriques augmentent, du fait du boom touristique. Le barrage permettra de juguler les crues dévastatrices, mais les villages comme Sainte-Lucie de Tallano occupent des sites en hauteur. Il bloquera en revanche l'alimentation en sables et galets (lors des écoulements d'origine torrentielle) des plages de la baie de Propriano, avec un impact difficile à évaluer.
A propos du futur barrage du Rizzanese, il ne suffit pas d'incriminer les coûts de construction, même s'ils sont visiblement sous-estimés, contrairement aux fameuses retombées économiques, embellies ici comme ailleurs (faut-il s'arrêter sur l'argument éculé du bon investissement public créateur d'emplois ?) Une fois la retenue mise en eaux, la production d'électricité alimentera en effet la prochaine hausse de la demande. A l'Assemblée de Corse, il a manqué l'essentiel. Le sens des responsabilités imposait – à défaut d'une libéralisation du marché – de forcer l'opérateur historique (EDF) à augmenter le prix de l'électricité : seule mesure efficace, mais O combien impopulaire ! Entre rêveurs obsessionnels et dilapidateurs professionnels : pauvre Corse...

PS. (Bis) : A lire, l'article de Joseph Martinetti dans le dernier numéro d'Hérodote sur Les tourments du tourisme sur l'Île de Beauté (La Découverte / H. n°127 / 4ème trimestre 2007 / P.29 à 46).
(1) Lois du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes et des régions, et du 7 janvier (rév° 22 juillet) 1983 relative à la répartition des compétences des communes, des départements et des régions.
(2) Loi du 6 janvier 1986, relative à l'organisation des régions et portant modification des dispositions relatives au fonctionnement des conseils généraux.

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