mercredi 23 juin 2010

Benoît et Bartholomée sur les bords du Bosphore. (Des implications du voyage papal à Istanbul)

Le feu de paille s’est éteint à Istanbul. L’avion de Benoît XVI a pu atterrir en Turquie, et à moins d’un contretemps imprévu, sa visite va se dérouler sans incident. La presse internationale aura déjà quitté les lieux, cessé de braquer micros et caméras. On annonçait une sorte de match de boxe entre poids lourds, un choc des religions ; on avait remisé les bons mots de Ratisbonne pour expliquer au besoin l’annulation de cette visite d’Etat par les autorités turques, ou pire (donc mieux !) l’échange de mots aigres, les uns sur les chrétiens arrogants, les autres sur les musulmans terroristes : déception…
Comme il reste un peu de place dans les journaux écrits, et quelques journalistes encore sur les lieux pour couvrir l’événement, les lecteurs français du Figaro et du Monde peuvent heureusement profiter d’ultimes reportages consacrés aux curiosités locales, version visite au zoo, section des espèces menacées… Quelques milliers de chrétiens vivent en Turquie. Mais l’enthousiasme manque : franchement, si personne ne se tape dessus, pourquoi faudrait-il parler de Benoît XVI ou s’intéresser aux Turcs ?
Où en est le voyage du pape, (ici) ? En célébrant l’eucharistie le 29 novembre à Ephèse, il se met dans le sillage de saint Paul : davantage encore qu’à ceux d’Italie (lettres aux Romains) ou de Grèce (lettres aux Corinthiens, ou aux Thessaloniciens) ce dernier a consacré son temps et sa correspondance aux chrétiens d’Asie mineure, aux Philippiens, aux Galates et surtout aux Ephésiens… « Puisque j’ai entendu parler de la foi que vous avez dans le Seigneur Jésus, et de votre amour pour tous les fidèles, je ne cesse pas de rendre grâce, moi aussi, quand je fais mention de vous dans ma prière. » (1 15-16) « [Car] nous ne luttons pas contre des hommes, mais contre les forces invisibles, les puissances des ténèbres qui dominent le monde, les esprits du mal qui sont au-dessus de nous. » (6 12)
Il ne me déplaît pas de délaisser ce qui étonne les journalistes, qui relève à la fois du banal et du normal : l’appel à la fraternité avec les musulmans lancé par Benoît XVI, l’attention portée aux chrétiens turcs, « petit troupeau de fidèles ». Plus important à mon sens, le pape revenu à Istanbul rencontre le primat orthodoxe Bartholomée Ier. Là, le 30 novembre, il exprime des regrets : « les divisions qui existent parmi les chrétiens sont un scandale pour le monde ». Les deux hommes se retrouvent dans l’église Saint-Georges en cette fête de la Saint-André pleine de symbole. Selon la tradition, le frère de Pierre, lui aussi l’un des douze apôtres, a prêché en Asie mineure et ordonné le premier évêque de Constantinople (ici). Constantinople, capitale de l’empire Byzantin, qui change de nom avec l’installation des Ottomans au XVème siècle. Istanbul sur le Bosphore, à cheval entre l’Asie mineure et la péninsule balkanique : toute la complexité du monde.
Une nouvelle occasion se présente de fouler aux pieds le simplisme manichéen ambiant, celui qui nie les régions – frontières ou les glacis, qui ne considère que les oppositions simplistes et interchangeables : soit la Turquie est dans l’Europe, soit elle est en dehors ; soit – pour un Occidental – vous êtes pour les musulmans, soit vous êtes contre. Les commentateurs prédisaient un affrontement entre religions du Livre, comme si Benoît XVI était parti à Jérusalem. Son voyage à Istanbul pointe bien au contraire la question des fractures internes au monde orthodoxe (entre la deuxième et la troisième Rome, Moscou), et celle du dialogue depuis longtemps interrompu avec le Vatican.
Au sujet des tensions entre hautes autorités orthodoxes, il s’agit de comprendre qu’à Kiev puis à Moscou le métropolite n’a jamais réussi à totalement remplacer son alter ego de Constantinople puis d’Istanbul. Cette discussion à deux interlocuteurs s’est même envenimée à partir du XIXème siècle : l’indépendance de la Grèce (suivie de celle des autres pays balkaniques), l’émigration d’orthodoxes en Amérique, la fuite des Russes Blancs vers Europe occidentale, et enfin l’éclatement de l’Union Soviétique ont à chaque fois entraîné la constitution d’Eglises orthodoxes dites autocéphales ou d’Eglises autonomes, prêtant théoriquement allégeance à Moscou ou à Istanbul, mais en pratique indépendantes (ici).
Les sujets de conflits abondent, le dernier en date concernant un voyage fin octobre 2006 de Bartholomée Ier en Estonie, qui déclenche des commentaires acerbes à Moscou. Le synode réuni en 2005 par Bartholomée pour entériner la destitution du patriarche Irénée de Jérusalem donne une idée de l’aura nouvelle d’Istanbul dans les Balkans, et des rapports hiérarchiques complexes entre Eglises orthodoxes, les unes et les autres reconnaissant toujours une primauté théorique de Constantinople - Istanbul. En France même, l’orthodoxie souffre de tensions conséquentes, qui ressurgissent lors de controverses sur la langue liturgique, ou sur l’écart supposé entre modernes et traditionalistes.
A l’échelle de l’Europe, ce voyage au coeur (?) du monde orthodoxe éclaire en tout cas sur la destinée posthume des empires disparus, et sur le caractère factice des frontières politiques. Il ouvre des perspectives sur la place d’Istanbul – Constantinople, aujourd’hui encore à l’extérieur de l’Europe, mais dont le primat exerce une autorité directe (en Crète, ou dans le nord de la Grèce continentale) ou semi – directe sur des pays intégrés à l’Union Européenne.

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