jeudi 24 juin 2010

Crimée sans châtiments (du sort des russophones dans la presqu’île)

En Crimée, dans cette presqu’île ravagée en 1941 puis en 1944 par les combats entre Allemands et Soviétiques, un drame se noue cette année-là avec la déportation des populations tatares de Crimée vers l’Asie centrale. A Moscou, Staline ne s’embarrasse pas de scrupules et ordonne la redistribution des terres et biens confisqués. Les heureux bénéficiaires proviennent d’autres régions d’URSS, dont bon nombre de Russes, comme une nouvelle colonisation à peine déguisée.
On peut dès lors légitimement s’interroger sur les niveaux de participation à un crime d'Etat : combien parmi les immigrants de Crimée subissaient eux-mêmes une spoliation dans leurs régions originelles ? Combien de colons forcés ne connaissaient pas l’existence de la Crimée avant de s’y installer, et ne choisirent à aucun moment leur destination d’arrivée ? Leurs enfants et leurs petits-enfants portent-ils une part de responsabilité, et jusqu'à quel point ? Ces questions méritent que l’on s’y arrête, car elles indiquent le degré de difficulté qu'impose toute forme de réparation…
La difficile cohabitation entre communautés dans cette presqu’île grande comme la région Auvergne (26.000 km²) s'inscrivait à peine dans un temps long, qu'au début des années 1990 l'orage éclata : l'effondrement de l'URSS. En plus de quarante-cinq ans, deux générations s’étaient succédé ; les adultes de 1944 étaient devenus grands-parents. La nomenklatura moscovite vivait à la belle saison sur la riviera de Crimée, à Yalta, Livadia ou Artek ; arrogante comme à l’époque des tsars. Or, en 1991, on proclame à Kiev l’indépendance de l’Ukraine, d’une Ukraine définie territorialement par les autorités soviétiques officiellement honnies. Avec des frontières datant de Staline, l’Ukraine nouvelle incorpore de facto des centaines de milliers d’ex – Soviétiques brusquement étrangers, russophones et ne parlant pas l’ukrainien. Et la Crimée.
L’Ukraine indépendante à peine instituée, le gouvernement de Kiev bataille avec celui de Moscou sur des questions de souveraineté, sur les ports de la mer Noire, sur la flotte de guerre, mais également sur la Crimée : Khrouchtchev l’avait en effet rattachée à l’Ukraine en 1954. L’un des bourreaux de l’Ukraine dans les années 1930, à l’époque de la dékoulakisation et de la Grande Famine, devient subitement la référence historique pour une réclamation concernant la Crimée. Mais les autorités ukrainiennes ne s’arrêtent pas là. Par machiavélisme – rééquilibrer la population russophone de Crimée – ou simple désir de réparer des torts historiques (commis par d’autres), elles font savoir aux populations tatares déportées près d’un demi-siècle plus tôt, ainsi qu’à leurs descendants, que personne ne s’oppose plus à leur retour en Crimée. Rien n’empêche leur rapatriement, en dehors de quelques broutilles ; il n'y a pas de place pour eux ! Mais que leur promet-on exactement ? Beaucoup décident en tout cas de tenter leur chance. Leur proportion dans la population totale de la presqu’île – tombée à 0,1 % en 1979 – dépasserait 12 % en 2007 ; contre un peu moins des deux tiers de russophones (58,5 %). Alors que les problèmes d’hier restent en suspens, d’autres viennent par conséquent se surajouter aux précédents. Pendant ce temps, les sujets de tensions ne manquent pas entre la Russie et l’Occident [voir la question estonienne la semaine dernière].
On lira avec attention la tonalité de cette présentation apparemment distanciée d’un journaliste ukrainien de l’histoire de la Crimée. Je cite Ostap Kryvdyk : « Si Kiev est la ‘mère de toutes les villes russes’, alors le port de Sébastopol en est le ‘père’. Sébastopol est pour les Russes ce que le Kosovo est pour les Serbes, la borne – frontière du Sud russe, un élément symbolique clé de l’édification nationale de la Russie. C’est bien là la tragédie de l’identité russe – que tant de ses lieux fondateurs soient situés au-delà de ses propres frontières. La Russie saura-t-elle faire preuve d’assez de sagesse et de force pour se retenir d’arracher ses ‘organes vitaux’ du corps de ses voisins ? Car, si l’on suit cette logique, on pourrait également considérer que Livadia, résidence des tsars, Mykolayiv (Nikolaïev), la ‘cité des navires russes’, Odessa, la ‘perle de la mer Noire’ et la porte méridionale de l’empire, Ekaterinoslav, la ‘gloire de Catherine’, aujourd’hui Dniepopetrovsk, et enfin Kiev devraient toutes appartenir à la Russie. » [Oukraïnska Pravda (Kiev) cité par Courrier International n°860 / Du 26 avril au 2 mai 2007 / P.46]. Peu importent les assimilations du journaliste [voir aussi dans l'extrait suivant (Russes = Serbes, Crimée = Tchétchénie)], sa fausse commisération et son usage du si suivi d’un conditionnel rhétorique utilisé ici pour décrédibiliser chacune des affirmations. Les lieux cités - et les faits historiques tus, comme la guerre de Crimée , durant laquelle des dizaines de milliers de soldats du tsar meurent – jettent surtout le trouble sur la réalité d’une originalité complète du trait ukrainien, tant les liens avec le monde russe abondent.
La tragédie et les mensonges de l’époque soviétique cèdent par conséquent la place à de nouvelles et dangereuses manipulations. Si l’on peut maudire l’Union Soviétique, son système totalitaire et pleurer sur les misères dont furent victimes les paysans ukrainiens dans les années 1930 – n’est-ce pas légèrement anachronique ? – chacun devrait percevoir les dangers d’une phraséologie raciste anti-russe ; au prétexte fallacieux qu’à l’époque soviétique, les Russes auraient profité du système, tandis que les autres nationalités en auraient seules souffert. Cette généralisation simplificatrice fausse la perception de la réalité et prédispose à tous les abus. Ainsi Ostap Kryvdyk se permet-il de justifier son hostilité aux Russes en Crimée : « Sont-ils russes ? Pas nécessairement, car le creuset soviétique a fusionné toutes les nations pour accoucher de l’Homo sovieticus, devenu synonyme de ‘Russe’ [C’est lui qui l’affirme tranquillement !] Aujourd’hui, c’est cette identité qui prévaut en Crimée, fondée sur trois générations. Une identité qui n’est ni nationale, ni culturelle, mais politique, et qui se caractérise essentiellement par un mépris délibéré pour quiconque est différent, par la réécriture de l’histoire, par l’arrogance et la tendance à brandir un passé de puissance et de supériorité, par l’agressivité vis-à-vis de tout ce qui a trait aux questions ukrainienne, tchétchène et tatare. » Il ne manque que la détestation des Russes apatrides salissant le sol pur de la Crimée tartaro – ukrainienne. Entendra-t-on prôner une nouvelle déportation – celles des populations russophones de Crimée – après celle des Tatares en 1944. Crimée… Sans châtiments. (Pour l’instant).

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